MÉMORIA ZÉRO - TOME 1 (Ancienne version)
Kyeran s’entraînait au gymnase de la guilde depuis des heures.
Aménagée pour les guerriers désireux de se perfectionner, cette salle située au sous-sol était équipée de la toute dernière technologie ainsi que d’appareils spécialisés pour les activités sportives. Grâce à une grande réserve d’éther retenue dans des orbes, elle permettait de créer un espace illusionnel et de mettre en scène des adversaires imaginaires afin de simuler un vrai combat. Construits dans un alliage spécifique couplé à un sortilège d’annihilation, les murs contenaient l’énergie dégagée par les attaques sans qu’aucun dégât ne soit causé au bâtiment.
Quelques fois, Kyeran s’y rendait afin d’améliorer ses aptitudes et garder la forme. Muni d’une lame spéciale pour l’entraînement, il toucha l’un des globes lumineux. Aussitôt, les quatre parois métalliques de la pièce disparurent et une forêt luxuriante baignée d’un soleil radieux se matérialisa dans un rideau de particules scintillantes. Cette fascinante technologie ne manquait jamais de l’épater tant elle paraissait réelle, et c’était avec enthousiasme qu’il en testait chaque fonctionnalité.
Des créatures surgirent, des Kiwings, sorte de gros rats bipèdes vêtus de toile de jute et armés de longs couteaux incurvés. Il s’en débarrassa en quelques coups d’épée. Les personnages déchus s’évaporèrent en une pluie d’étoiles dorées et d’autres continuèrent d’affluer. Les offensives s’enchaînèrent, puis Kyeran poussa un grognement agacé. C’était bien trop simple pour lui. Il préférait les défis à la hauteur de sa force et rêvait d’un adversaire bien plus coriace.
Avant de formuler une nouvelle invocation, il décida de faire une pause. Après des heures à tournoyer, sauter, esquiver et frapper, il avait bien mérité un peu de repos.
— Commande système : arrêt du programme, formula-t-il.
Programme désactivé, lui répondit une voix monocorde tandis que le paysage s’émiettait et laissait de nouveau place aux murs gris de la salle d’entraînement.
Kyeran s’étira, puis recula de quelques pas avant de se laisser glisser lentement contre l’une des parois. Les yeux fermés, il expira doucement l’air qu’il avait trop longtemps retenu pendant ses combats, lorsqu’un étau lui enserra le cœur. Depuis sa dernière dragomorphose dans la caverne, cette étrange sensation ne cessait de l’assaillir. Il secoua la tête pour tenter de chasser ce désagréable phénomène et rouvrit les paupières pour observer son avant-bras droit.
Un troisième anneau noir s’était ajouté aux précédents, symbole de l’imprégnation. Jamais il n’aurait cru un jour que cela lui tomberait dessus. Une compagne, des enfants, la chaleur d’un foyer ; toutes ces choses lui avaient toujours été hors d’atteinte depuis ce qu’il avait vécu et jusqu’à ce jour, il ne s’était jamais permis de les envisager. C’était un rêve impossible et la part la plus obscure de sa conscience achevait de le convaincre que Lyria n’était pas réelle, qu’elle n’était que son imagination, qu’il n’avait pas le droit au bonheur, qu’il ne le méritait pas. En raison de ces doutes, sa joie instinctive avait fini par se faner et une crainte incontrôlable l’avait submergé.
Lorsqu’il s’était retrouvé nu face à Lyria, une forme de vulnérabilité s’était emparée de tout son être. Elle les avait vus : ses tatouages claniques et son corps meurtri. À quoi avait-elle dû penser à cet instant ? À présent, ce n’était plus qu’une question de temps avant qu’elle découvre sa véritable identité. Saisi d’un sentiment de honte, il avait pris ses distances et pourtant, au fond de lui, son dragon continuait de lutter contre les spectres du passé et brûlait toujours d’envie de revendiquer la jeune Dragyanne.
Où qu’il aille, quoi qu’il fasse, l’image de Lyria le hantait jour comme nuit et la douleur qui vrillait son âme ne faisait que s’accentuer. Il rêvait de son sourire, de son rire enfantin, de ses yeux dans lesquels dansait le clair de lune et... du parfum envoûtant de sa peau, mais il n’arrivait pas à dompter la tornade d’émotions contradictoires qui déferlait en lui.
Une semaine s’était écoulée depuis cet événement et son absence commençait à lui peser sur le moral. Il avait besoin de la voir. Il se rendrait à Dabéorn ce soir et s’excuserait pour son comportement désobligeant. Tandis qu’il continuait de méditer sur sa triste situation, une voix le fit sursauter.
— Ah ! Te voilà enfin !
Il releva la tête et tomba nez à nez avec Hayato. Celui-ci le fixait avec une expression sévère.
— Je peux savoir où tu étais passé ces derniers jours ? On t’a cherché partout.
— Désolé... s’excusa-t-il piteusement, j’avais besoin de m’isoler un peu.
Hayato se pencha pour ramasser son épée et haussa un sourcil.
— Pour quelle raison ?
Pour toute réponse, le Dragyan resta silencieux et le Vulpian n’insista pas. Un pli lui barra le front quand il examina l’état peu convaincant de la lame.
— Fais gaffe avec le matériel. C’est moi qui suis encore de corvée d’inventaire cette année et si Karen voit qu’il est en mauvais état, je vais me faire assassiner.
Kyeran grimaça et se releva.
— Ça fait longtemps que tu es là ?
— Oui et non. Je discutais avec Alaric quand on a senti le sol vibrer, alors il m’a avoué que tu étais revenu ici.
— Désolé, j’aurais dû te prévenir.
— C’est pas grave, j’ai l’habitude qu’on m’oublie... marmonna son partenaire avec un air contrarié. Maintenant que tu es là, j’en profite pour te prévenir que tu vas te prendre un avertissement.
— Quoi ? s’étrangla Kyeran.
— Comment ça, « quoi » ? grommela Hayato. Tu ne t’es pas présenté à la mission d’urgence d’il y a deux jours, tu ne vas pas me faire croire que ça te surprend !
Il croisa les bras tout en le fixant d’un regard accusateur.
— Pourquoi tu n’es pas venu ? Ça ne te ressemble pas de sécher le boulot comme ça. Qu’est-ce qui se passe ?
Kyeran sentit son estomac se nouer. Devait-il avouer la vérité à Hayato ? Le Vulpian n’était pas le genre à divulguer les secrets, pour cela, il lui faisait confiance, mais c’était sa réaction qu’il redoutait. Néanmoins, même s’il ne faisait pas toujours preuve d’une conduite exemplaire, il ne l’avait jamais jugé. Il allait s’expliquer, mais son partenaire le devança, une main levée.
— Laisse-moi deviner... c’est à cause de Lyria, tout ça, je me trompe ?
Le Dragyan déglutit et détourna légèrement le regard.
— Oh, ça va, pas la peine de faire cette tête ! Je lis en toi comme dans un livre ouvert, tu sais ? Allez, raconte-moi tout.
Avec une expression penaude, Kyeran prit une vive inspiration et lui évoqua ses journées avec la jeune femme-dragon, leurs échanges sur le livre d’Anthonis Mazen, leurs sessions de vol, puis sa fuite après sa dragomorphose d’imprégnation.
De temps à autre, les oreilles d’Hayato se dressaient, s’agitaient ou s’aplatissaient. Sa queue touffue ondoyait ou tressaillait selon ses réactions. À la fin du récit, il se laissa choir sur un des bancs de la salle d’entraînement et frotta ses cheveux d’un air décontenancé.
— Eh bien... quelle histoire, souffla-t-il. Pourquoi tu as fui ?
— Je ne sais pas trop... la peur, peut-être ?
Hayato secoua la tête, sidéré, puis se rembrunit, ses mains appuyées l’une contre l’autre.
— D’ailleurs en parlant de Lyria, il faut que tu saches que ça fait quatre jours qu’elle ne vient plus voir son père.
Les lèvres de Kyeran frémirent et il cligna des paupières.
— Quoi ?
— Je suis passé à la clinique cet après-midi pour vérifier son état et il m’a dit qu’il ne l’avait pas revue depuis tout ce temps.
Les prémices d’une angoisse incontrôlable tordirent les entrailles du Dragyan.
— Elle lui rendait visite tous les matins, ce n’est pas normal...
— Si elle travaille vraiment pour les Red Skulls, il a dû lui arriver quelque chose.
Le cœur battant, Kyeran quitta immédiatement la pièce et arpenta le couloir avant de s’engouffrer dans l’escalier à grandes enjambées, Hayato sur les talons.
— Où tu vas ?
— À Dabéorn.
— À cette heure ? Mais il fait nuit !
Kyeran déglutit. L’obscurité lui donnait des frissons, mais tant qu’il ne se trouvait pas enfermé dans un milieu clos, sa phobie n’avait pas d’emprise sur lui.
— T’inquiètes pas, je ne suis pas comme Karen ou Brett, reprit le Vulpian. C’est vrai que je devrais te rafraîchir la mémoire sur ton serment d’exterminateur, mais... je m’en cogne de cette connerie. Tu fais bien ce que tu veux de ta vie et ce n’est pas moi qui vais te juger. Je serais bien mal placé.
Kyeran s’arrêta net et se retourna en haussant un sourcil.
— J’ai moi-même bafoué les règles de mon propre clan en tombant amoureux d’une humaine, continua son ami d’un ton morne. À ton avis, pourquoi je ne peux plus remettre les pieds chez moi ?
— Ils t’ont banni ? Pourquoi tu ne m’en as jamais parlé ?
Hayato soupira.
— Parce que ce n’était pas important et que ma vie privée ne méritait pas qu’on s’y intéresse. J’ai connu Sofia, je l’ai aimée, nous nous sommes mariés en secret et nous aurions dû être heureux... avec notre enfant, mais... la mort me l’a enlevée. Je ne pourrais malheureusement jamais changer le passé. Toutefois, une chose est sûre, c’est que je ne regrette pas ma vie ici à tes côtés et si c’était à refaire, je le ferais.
Il marqua une longue pause en fermant les paupières, puis les rouvrit.
— C’est pour ça que je n’ai aucune leçon à te donner. La seule chose que j’ai à te dire aujourd’hui, c’est de suivre ton instinct et de ne pas laisser les autres dicter ta vie. Que ce fichu serment aille au diable.
Kyeran resta bouche bée. Il ne s’attendait absolument pas à cette réaction.
— Et bien... euh... merci pour tes conseils, bredouilla-t-il. Tu veux venir avec moi ?
— Non, Alaric et moi avons déjà prévu notre petite soirée. Si tu vois ce que je veux dire... sourit le Vulpian avec un air goguenard. D’ailleurs, il doit être en train de m’attendre.
Kyeran pouffa, brièvement amusé par les allusions de son partenaire, puis ils reprirent leur chemin. En quelques foulées, ils traversèrent le hall pour arriver dehors. La fraîcheur nocturne saisit l’homme-dragon et un frisson lui glaça la peau. La brise légère de l’été était bien loin, désormais.
Assis sur une marche, Alaric fumait la pipe et s’acharnait du bout de sa chaussure à gratter le lichen qui recouvrait le bois. Il se retourna en entendant les pas du binôme s’approcher.
— Alors, on fait trembler les murs ? demanda-t-il sur un ton faussement sévère.
— Désolé... grimaça Kyeran.
Le vétéran tira une bouffée et s’esclaffa.
— T’inquiète ! Il n’y a aucun risque, la salle est conçue pour !
— Encore heureux, grommela Hayato en levant les yeux au ciel, manquerait plus que le bâtiment s’écroule pour la moindre pichenette !
Malgré le tempérament jovial d’Alaric, Kyeran peina à dissimuler son trouble. Parfois, il se demandait si le vieil homme possédait vraiment un lien de parenté avec Karen tant leur personnalité différait l’une de l’autre. Si le père était un grand adepte de l’humour et de la bienveillance, à l’inverse, sa fille était plus rigide et passait son temps à sermonner ses troupes.
Toutefois, il reprit une expression plus sérieuse.
— Je ne sais pas si Hayato t’en a parlé, mais un laboratoire qui effectuait des recherches sur le Fléau a explosé aujourd’hui.
Kyeran frémit et reporta son attention vers son coéquipier. Pendant un court instant, il redouta que Shionne ait été prise pour cible.
— Lequel ?
— Celui de Molobinkha.
Hayato lui raconta alors en détail le sinistre événement. Soulagé de savoir la Sylphide en vie, Kyeran ne chassa pas pour autant son inquiétude. Le laboratoire de Molobinkha était l’un des plus importants centres de recherches sur le Fléau et il avait disparu sous les flammes sans cause apparente. Le gouvernement aurait rassuré la population par le biais des médias en mentionnant un simple et banal accident, mais l’hypothèse d’un attentat n’était pas écartée. Le monde tombait en ruine, rongé par la corruption, et la probabilité d’un complot pouvait effleurer l’esprit de n’importe qui, d’autant que cet institut avait beaucoup avancé dans les analyses. Les scientifiques étaient presque sur le point de découvrir l’origine de ce mal abominable et cette catastrophe n’avait pas manqué d’abaisser le moral des habitants qui voyaient en ce laboratoire un semblant d’espoir.
Kyeran soupira, puis se remémora ce pour quoi il était sorti. Il descendit l’escalier et appuya sur un bouton de sa T020-Z. L’appareil émit un bip et un halo lumineux éclaira le sol. Un point brillant apparut au centre de celui-ci sur le bitume, puis enfla pour revêtir peu à peu les courbes métalliques d’un véhicule. La Phantom se matérialisa dans un rideau d’étoiles dorées crépitantes.
Alaric siffla d’admiration.
— Joli joujou ! Où vas-tu à une heure pareille ?
Kyeran s’empourpra malgré lui, ne sachant quoi répondre, et Alaric éclata de rire avant de reprendre un air sérieux.
— T’inquiètes pas, je l’avais deviné depuis quelque temps. Je ne dirais rien.
Le vétéran avait compris la situation. Le Dragyan hocha la tête en guise de remerciement et démarra sa Phantom. Happé par la nuit, le visage fouetté par un vent frais, il fila à toute allure en scrutant la route d’un regard acéré. Parfois, des animaux sauvages s’enfuyaient à la vue du puissant halo blanc et leurs yeux phosphorescents sautillaient avant de disparaître dans les ténèbres.
Deux minutes lui suffirent pour parcourir les six kilomètres qui le séparaient de Dabéorn. Il se gara près de la forge, puis coupa le moteur. Un calme lugubre imprégnait le village, troublé de temps à autre par le hululement lointain d’une chouette et du bourdonnement des papillons autour d’un réverbère. Il s’approcha de la bâtisse et ses sens entrèrent en alerte, attentifs à la moindre présence. Aucune lumière ni aucun bruit n’en émanaient, pas même une trace d’énergie vitale. De toute évidence, Lyria n’était pas là.
Déconcerté, il survola les alentours du regard dans l’espoir de détecter un indice qui le conduirait sur une piste. Il ne trouva rien de concluant et s’en remit alors à son odorat. Les yeux fermés, il huma les abords de la porte où restait un infime effluve de la femme-dragon, trop ancien pour se révéler précis, cependant. Il continua jusqu’à se retrouver à quatre pattes, le nez au ras du sol, et flaira les quelques mètres carrés autour du bâtiment. Malheureusement, la pluie des derniers jours avait effacé toutes traces olfactives.
— Karst ! jura-t-il en drack.
Au moment où il perdait tout espoir, des craquements en provenance d’un buisson attirèrent son attention. Kyeran se rapprocha de l’arbuste à pas feutrés, l’oreille tendue et les narines frémissantes. Une silhouette sombre bondit dans un miaulement sauvage. Il sursauta avec un cri et se retrouva assis au sol pendant que le coupable de sa frayeur s’enfuyait en feulant vers un lieu plus sûr. Le cœur battant et les membres tremblants, il mit un certain temps à recouvrer son calme.
— Putain de chat, il m’a fichu une de ces trouilles...
Saisi par la frustration, Kyeran dut admettre que son odorat ne lui avait pas été d’une grande aide, mais peut-être que s’il se dragomorphosait, il pourrait... ?
Mais oui !
Sous cette forme, ses sens étaient beaucoup plus affutés et sa vision nocturne bien meilleure ! Ragaillardi par cette idée, il contourna la forge pour se dissimuler et commença à se déshabiller. Bien qu’il soit peu probable de croiser une âme à cette heure tardive, il ne voulait pas être repéré. Une fois prêt, il se concentra et appela le dragon en lui. Rien ne se passa. Les sourcils froncés, il réitéra sa tentative, forçant sur ses muscles. Toujours rien.
Il cligna des paupières et observa ses mains. Aucune écaille n’apparaissait.
C’est quoi ce bordel ?
Kyeran s’obstina pendant de longues minutes, mais son corps refusa d’obtempérer. Essoufflé par ses vains efforts, il n’eut d’autre choix que d’abandonner. Il se rhabilla et se laissa choir sur le perron de la forge, sa tête appuyée contre le bois de la porte et le regard perdu vers le ciel d’encre. Il ne pouvait plus se dragomorphoser. Pourquoi ? Il soupira et ferma les yeux, dégoûté. Jamais il ne s’était senti aussi inutile et cette désagréable sensation acheva de le dévaster. Il avait l’impression qu’on venait de lui arracher son âme et de profonds regrets le hantèrent.
Il aurait dû tout révéler à Lyria : l’histoire de ses cicatrices, son passé, son désir de rédemption. Malgré un bref sentiment de mépris, elle n’avait pas reculé en apprenant son statut d’exterminateur. Au contraire, elle avait souhaité rester à ses côtés et il avait été incapable de répondre à sa question la plus pertinente.
Pourquoi avait-il choisi ce métier ?
Lorsqu’il la retrouverait, il lui avouerait, mais pour l’instant, il ne savait ni où chercher ni où aller. À moitié étourdi, il se redressa, puis tituba jusqu’à sa moto. Il allait remettre le contact quand sa montre bipa. Un symbole en forme d’enveloppe clignota sur l’afficheur et il lut le message. À sa grande surprise, Éléonore était rentrée de sa tournée et voulait le voir.
Cette demande tombait à point nommé, car la jeune femme serait peut-être en mesure de l’aider.