MÉMORIA ZÉRO - TOME 1

Chapitre 8 : ALPHÜBEL

4607 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 21/05/2021 15:52

Lyria porta une main à sa bouche pour s’empêcher de crier. Son père venait de s’embarquer dans une situation bien délicate. Son regard effaré scrutait le métal déformé de sa poêle avec laquelle il avait frappé Nexus et si celle-ci présentait une triste apparence, le Dragyan, lui, n’avait pas bronché. Le coup ne lui avait guère fait plus d’effet qu’une pichenette et quand il se redressa en se frottant le crâne, il considéra son agresseur avec perplexité, sans toutefois faire preuve d’hostilité à son égard.

— Si vous comptiez m’assommer, il aurait fallu trouver mieux que ça.

La mâchoire d’Allister manqua de se décrocher et ses yeux s’écarquillèrent comme s’il avait vu un spectre. Son arme lui échappa de la main et rebondit au sol dans un tintement métallique tandis qu’il reculait d’un pas. Il était vrai que l’apparence physique du Dragyan était impressionnante. Debout, il dominait presque l’humain d’une bonne tête et leur différence de carrure était flagrante malgré la musculature discrète du premier. À première vue, Lyria estima la taille de Nexus à environ un mètre quatre-vingt-dix. Un beau spécimen en comparaison de la frêle stature d’Allister ! Elle mesura alors l’avantage de cette rencontre, car grâce à celle-ci, son père ne pouvait plus mettre sa parole en doute.

Son moment de stupéfaction passé, Allister retrouva son sang-froid. Son regard balaya les lieux, puis il s’humecta les lèvres avant de s’intéresser de nouveau à Nexus.

— Qu’est-ce qui s’est passé, ici ? Qu’avez-vous fait à ma fille ?

L’ambiance auparavant détendue redevint pesante. Lyria soupira et regretta d’en être arrivée à cette situation. Si elle n’avait pas volé ce fichu pendentif, rien de tout cela ne serait en train de se produire et à cet instant, elle aurait aimé rapetisser pour se cacher dans un trou de souris.

Le Dragyan plissa les yeux et examina Allister avec une moue peu convaincue.

— Votre fille... ? Si je peux me permettre, je ne vois pas beaucoup d’air de famille entre vous deux.

— Oui, nous sommes différents, et alors ? s’agaça l’humain. Ne changez pas de sujet. Maintenant, libérez-là et partez...

Il marqua une pause et dévisagea Lyria d’un air sombre.

— Je dois lui parler.

Elle se raidit. Avait-il entendu leur conversation ? Non, c’était impossible, une épaisse couche de gel emprisonnait les murs et les portes. Au mieux, il avait dû percevoir les bribes de sa scandaleuse proposition faite à Nexus. Toutefois, malgré le sentiment de honte qui la saisissait, elle rejoignit l’idée de son père. Elle aurait bien aimé retrouver l’usage de ses jambes d’autant que son piège glacial commençait à l’engourdir de plus en plus. Le pendentif était revenu à son propriétaire, plus rien n’obligeait ce dernier à la maintenir captive.

Une lueur d’hésitation traversa le regard de Nexus quand il se retourna vers elle, puis sans un mot, il s’avança. Le fragile petit humain semblait avoir réussi à persuader l’imposant dragon d’obtempérer, mais au moment où il allait annuler son sortilège, Allister gémit et posa un genou à terre, le visage déformé par la douleur.

Lyria inspira vivement quand elle le vit chanceler, puis s’effondrer avec fracas sur le parquet. Le temps se suspendit et l’espace d’un instant, son cœur cessa de battre.

— Libère-moi vite ! aboya-t-elle à l’attention de Nexus.

Le Dragyan mit de longues secondes à comprendre l’ampleur de la situation et alors qu’il regardait l’homme inconscient, il réagit au timbre alarmiste de sa voix. D’un claquement de doigts, il annula son sort. Lyria bondit, mais ses jambes étaient tellement anesthésiées par le froid qu’elle dût se résoudre à ramper au sol jusqu’au corps inerte de son père.

Ses mains tremblantes restèrent en suspens au-dessus de lui un court instant, puis elle retourna Allister sur le dos avec précaution avant d’apposer deux phalanges contre sa gorge tout en examinant sa respiration. Un soupir de soulagement s’échappa de ses lèvres lorsqu’elle décela son pouls et remarqua sa poitrine se soulever dans un rythme saccadé.

Incapable de se remettre sur pieds pour l’instant, elle leva un regard implorant vers Nexus qui s’était rapproché d’elle.

— S’te plaît, tu peux m’aider à le porter jusque dans sa chambre ?

 

***

 

Après avoir recouvré l’usage de ses jambes, Lyria s’affaira autour d’Allister. Elle lui cala soigneusement la tête sur l’oreiller et posa une main sur son front. Il était brûlant. Dans ce genre de situation, elle savait comment agir. Les accès de fièvre de l’humain devenaient plus fréquents et plus virulents. Elle ne comptait plus le nombre de fois où elle avait dû lui réaliser une injection quand il n’était pas en état de le faire.

Posté dans un coin de la chambre, Nexus l’observait silencieusement et sous son regard intrigué, elle sortit d’une boîte en carton un sachet hermétique contenant une seringue remplie d’antipyrétique prêt à l’emploi. Elle déchira l’emballage de ses crocs, puis remonta la manche de son père jusqu’au coude avant de lui planter l’aiguille dans la peau.

Allister semblait paisible, endormi ainsi, mais son teint cireux trahissait une lutte acharnée, un combat perdu d’avance contre un mal qui s’aggravait au fil des jours. Son état avait commencé à se dégrader un an auparavant et Lyria n’avait pu que constater, impuissante, sa déchéance progressive. Elle se démenait pour trouver une solution miracle au moyen des quelques gains financiers qu’elle percevait, travail honnête ou pas, mais en dépit de sa détermination, l’espoir de sauver Allister s’amenuisait. Tôt ou tard, il partirait pour un monde meilleur.

— Je suis vraiment impressionné que ce soit toi qui t’occupes de ses soins. Il a l’air vraiment mal en point. De quoi souffre-t-il ?

La gorge de Lyria se noua lorsque la voix de Nexus perça le silence. Elle ne possédait aucune connaissance en médecine et ne savait comment expliquer le mal qui rongeait le corps de son aîné. Elle ne pouvait s’en tenir qu’à ses propres observations.

— Je n’sais pas. Il a beaucoup maigri, il est faible, a mal partout et a souvent d’la fièvre. Tous les médecins qui l’ont ausculté n’savent pas ce qu’il a et donc, n’ont pas de traitement adéquat. Certains m’ont dit de le faire hospitaliser, mais ça coûte très cher. Toutes ses économies y sont passées et mon travail à la forge ne suffit pas pour régler ses soins.

— Alors c’est pour ça que tu t’es enrôlée dans une guilde aussi malfamée que les Red Skulls ? Pour te faire de l’argent facile en volant les honnêtes gens ?

Lyria grimaça face à cette désagréable remarque.

— Que veux-tu ? Il faut croire que l’appât du gain et le goût du risque ont été plus forts. Quand on aime quelqu’un, on est prêt à tous les sacrifices, alors, si m’salir les mains peut m’permettre de sauver la vie de mon père, peut-être que ça en vaut le coup ?

Le Dragyan fronça les sourcils, peu convaincu, et croisa les bras sur son torse.

— Je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure des solutions, parce que le jour où tu te feras arrêter par les forces de l’ordre, tu te retrouveras incarcérée. Et... qui s’occupera de la santé de ton père quand tu seras derrière les barreaux ?

Elle leva les yeux au ciel. Si Nexus la troublait par son physique agréable, sa personnalité, en revanche, l’exaspérait. Rien n’énervait plus Lyria qu’un vulgaire inconnu qui se permettait de lui faire la morale ou de se mêler de ce qui ne le concernait pas.

Notre compagnon a raison, intervint son dragon, tu encours de graves ennuis si tu continues dans cette voie.

Notre compagnon ? C’est nouveau, ça ! Pour la énième fois, Lyria ignora cette maudite voix et la relégua aux confins de son esprit. Elle n’avait qu’un seul partenaire dans sa vie et c’était Hayden, personne d’autre. Même si ce Dragyan ne la rendait pas insensible, elle ne se laisserait pas emporter par ses instincts primaires. Néanmoins, elle dut admettre que sa conscience n’avait pas tout à fait tort. Le père de son petit ami avait beau être serviable, Sunan n’était pas médecin et ne saurait pas comment agir si le pire venait à arriver. Sa place à elle était donc auprès d’Allister pour le veiller et non dans les rues à chaparder.

Elle réfléchit alors à la proposition de Nexus. En échange d’une prestation gratuite, il lui promettait une clientèle. C’était une offre plus que raisonnable, à condition qu’il tienne sa parole.

Ce dernier n’avait pas bougé du pan de mur contre lequel il s’était adossé et semblait attendre une réaction de sa part. Lyria dut user de toute sa volonté pour ne pas se noyer dans son regard hypnotique lorsqu’un frisson incontrôlable la parcourut et elle secoua la tête pour chasser son trouble. Nexus appartenait à son espèce, certes, mais quand même, ce n’était pas le moment de divaguer !

Avant de l’inviter à la suivre jusqu’à son atelier, elle examina une nouvelle fois Allister. Il était toujours inconscient, mais sa respiration redevenue régulière et ses traits détendus achevèrent de la rassurer. Les médicaments injectés commençaient à faire effet et il reviendrait à lui d’un moment à l’autre. Soulagée de le voir dans un état stable, elle se dirigea vers la porte.

— Suis-moi, on va aller aiguiser ton épée.

Nexus acquiesça d’un hochement de tête et lui emboîta le pas. Tout en descendant les escaliers, son parfum neigeux effleurait les narines de Lyria et l’apaisement la gagna. Elle ne comprenait pas cette étrange sensation, mais la présence de l’homme-dragon lui donnait l’impression d’être en sécurité. Toutefois, cela n’empêcha pas l’appréhension de la saisir. Sa guilde apprendrait tôt ou tard son échec au sujet du pendentif et à cette pensée, un frisson lui traversa l’échine.

Dans la forge, elle contempla le désordre répandu au sol avec une grimace et se sermonna mentalement. Étant la principale fautive de tous ces troubles, elle ne pouvait pas tenir Nexus comme seul responsable. Elle rangerait tout ce bazar plus tard.

Focalisée sur son nouvel objectif, elle se départit de sa cape ainsi que de sa veste pour plus de confort, puis attacha ses cheveux. Oz quitta la chaleur de son cou et rampa le long de son bras pour venir s’installer sur un établi poussiéreux. Quand le xéobrat renifla les outils avec intérêt, il éternua.

— Quel est cet animal ?

Lyria se tourna vers Nexus à cette soudaine question. Il pointait la créature du doigt, l’expression fascinée.

— Il s’appelle Oz. C’est un xéobrat, t’en as jamais vu ?

— Non, c’est la première fois, lui avoua-t-il en se frottant les cheveux. Et moi qui pensais que c’était une écharpe...

— Ne dis pas ça, tu vas le vexer !

Le Dragyan releva un visage amusé, puis s’esclaffa d’un rire agréable et chaleureux en tapotant la tête du petit animal.

— Désolé, Oz, j’espère que tu ne m’en veux pas de t’avoir confondu avec un chiffon ?

Pour toute réponse, le xéobrat roucoula d’un ton enjoué, aucunement rancunier, puis Nexus présenta son arme à Lyria. Elle reconnut une Alphübel d’aspect sobre, équipée d’une lame semblable à de l’obsidienne et au manche terminé par deux chaînes. Grâce à un tranchant à dents de scie, ces épées forgées dans du dragonium – un minerai très résistant issu de la pétrification des os de dragon – étaient d’une grande efficacité pour transpercer les écailles et les carapaces les plus solides. Ces armes étaient terriblement meurtrières, même pour de gros animaux tels que des vouivres ou des drakes.

Son œil acéré ne tarda pas à repérer les imperfections du métal.

— Elle est très émoussée et quelques dents sont ébréchées. Tu t’en sers tous les jours ?

Nexus hocha la tête.

— Oui, c’est un cadeau que mon supérieur m’a offert lorsque j’ai validé mon statut d’exterminateur. Elle ne m’a jamais quitté et depuis, je chasse régulièrement avec. Elle a en quelque sorte une valeur sentimentale.

Cette révélation produisit l’effet d’une bombe. Lyria se raidit et une sueur froide lui traversa le dos.

— Tu... tu es... exterminateur ?

Le visage de Nexus se rembrunit et il grimaça, mal à l’aise.

— Oui...

Elle resta sous le choc. Elle ne connaissait que peu de choses au sujet de ces professionnels à la réputation de tueurs sanguinaires dépourvus d’empathie et de pitié, mais elle ne les appréciait guère. Et aujourd’hui, il y en avait un sous son toit, sous les traits d’un homme-dragon. Quel fâcheux dilemme ! Que devait-elle faire ? Elle ne pouvait pas se permettre de refuser l’aiguisage de son épée, sinon, adieu la future clientèle, et au fond, elle brûlait d’envie d’en savoir plus sur lui. Décidant de mettre ses a priori de côté pour le moment, elle prépara ses outils : du papier de verre à grain fin, de l’huile et quelques limes de divers calibres.

— Je risque d’en avoir pour un p’tit moment, déglutit-elle après s’être humecté les lèvres. J’te conseille de repasser plus tard.

Nexus semblait avoir perçu son malaise, mais ne quitta pas la pièce pour autant.

— J’ai tout mon temps, ce n’est pas un problème, je vais rester ici.

Lyria grogna mentalement avant de soupirer :

— Très bien, comme tu voudras…

Concentrée sur sa tâche, elle ne lui prêta plus aucune attention et enchaîna les étapes d’affutage de l’épée. Une patience couplée à de la minutie demeurait nécessaire pour un travail de qualité, surtout pour Lyria qui œuvrait encore à l’ancienne. De plus, le dragonium requérait davantage de dextérité pour être aiguisé, car malgré son extrême résistance, il s’émoussait plus rapidement que l’acier. Aussi, devait-elle insister pour redonner à cette arme ses tranchants d’origine. Pendant qu’elle s’échinait à lui rendre sa splendeur d’antan, l’exterminateur brisa de nouveau le silence.

— Ça fait longtemps que tu vis ici ?

Elle releva un œil et l’aperçut assis sur une chaise, Oz sur ses genoux en train de roucouler sous ses gratouilles. Le xéobrat semblait apprécier l’homme-dragon et si cette scène l’amusait, Lyria sentit cependant son cœur se pincer sous l’effet de la jalousie.

— Non, ça n’fait que six mois. Ce sont les grands-parents d’Hayden qui nous ont prêté la forge pour nous loger quelque temps.

— Qui est Hayden ?

— Mon petit-ami.

Le visage serein de Nexus se mua en une grimace.

— Quoi ? Il y a un autre Dragyan, ici ?

Un petit rire échappa à Lyria.

— Non, Hayden est Mérien ! Enfin, un croisé, plus précisément. Son père est originaire d’Abu Karran, la capitale de Méria et sa mère est humaine. Ils vivaient à Feldweil et après quelques années professionnelles infructueuses, ils ont voulu revenir habiter ici.

— Un dragon et un félin... c’est quand même très insolite comme couple. Vous arrivez à vous entendre malgré... vos différences ?

Lyria préféra éluder sa relation avec Hayden. Celle-ci était déjà bien assez complexe et elle lui fit comprendre d’une expression évasive qu’elle ne souhaitait pas s’étendre sur le sujet. Nexus respecta son choix et dévia aussitôt sur une autre conversation.

— Tu as quel âge si ce n’est pas indiscret ?

— Bientôt vingt, et toi ?

— Vingt-quatre le printemps prochain.

Finalement, on a pas tant d’écart que ça, se fit-elle la remarque, son regard oscillant entre son bel invité et l’épée.

— Comment tu as fait pour survivre à la Chute des Dragons ? poursuivit-il. Tu t’es enfuie ?

Étonnée de le voir aborder de lui-même ce triste événement, elle écarquilla les yeux et ses lèvres frémirent. Lors de leur première confrontation, elle avait tenté d’en savoir plus à ce propos, sans succès. C’était là l’occasion rêvée d’assouvir sa soif de curiosité malgré sa faible connaissance concernant ce drame historique.

— Très bonne question, lui répondit-elle simplement.

Il sourcilla et, face à son expression perplexe, elle lui expliqua.

— Ça va te paraître bizarre, mais j’ai aucun souvenir de mon enfance. Quand j’essaie de m’en rappeler, je me retrouve face à un mur.

— On t’aurait effacé la mémoire ? s’étonna-t-il. Pour quelle raison ?

Elle secoua la tête et soupira.

— Si moi-même je l’savais, ça fait bien longtemps qu’le problème serait résolu. Et toi ? Tu t’es enfui aussi ?

Le regard du Dragyan se voila de nuages et son expression arbora le masque fermé et dur d’une statue de pierre.

— C’est une longue histoire, mais... oui, j’ai réussi à m’enfuir.

— T’as eu de la chance de t’en sortir. Au moins, c’est une bonne chose.

Tandis qu’il caressait distraitement les aigrettes d’Oz, Nexus se passa son autre main dans les cheveux et son visage donna l’impression qu’il suçait un citron très amer.

— Je ne sais pas si on peut vraiment appeler ça de la chance... ni si c’est une bonne chose...

Lyria sourit malgré son air défaitiste. La glace qui les séparait venait de se briser et l’espoir d’apprendre à mieux se connaître grandissait peu à peu. Leur relation amicale n’en était encore qu’aux balbutiements, mais avec le temps, elle ne doutait pas que les progrès porteraient doucement leurs fruits.

Reste sur tes gardes, Ly, n’oublie pas que c’est un tueur. Avec le Fléau qui rôde, il pourrait un jour te prendre pour cible.

En réponse à sa conscience raisonnée, son dragon se cabra en signe de protestation et rugit. Lyria chassa les deux entités en conflit de son esprit pour se concentrer sur l’instant présent. Si elle avait en effet éprouvé quelques minutes plus tôt de la méfiance et de l’aversion envers l’exterminateur, ces sentiments s’étaient légèrement estompés grâce à leur échange. Nexus n’avait pas l’air d’un mauvais bougre. En dépit de leur précédente altercation, il s’était montré plutôt conciliant.

Elle l’observa, les yeux perdus sur les muscles de son dos qui roulaient sous le tissu moulant de son maillot à chaque mouvement. Il s’était levé de sa chaise et examinait chacune de ses réalisations posées sur les établis avec intérêt. Grand, large d’épaules et bien bâti, sans être taillé comme un taureau, Nexus était tout à fait...

Non, mais qu’est-ce qui te prend de le reluquer comme ça ? se rabroua-t-elle en secouant la tête.

Après trois bons quarts d’heure de dur labeur et quelques courbatures aux bras, Lyria termina son aiguisage, puis scruta méticuleusement la lame. Les accrocs avaient été lissés et le métal rayonnait.

— Voilà, c’est fini, le prévint-elle, satisfaite de sa prestation.

Le Dragyan interrompit ses observations et s’approcha pour examiner l’arme à son tour. Ses orbes d’or brillèrent alors d’une lueur qu’elle ne lui avait encore jamais vue. Il s’éloigna ensuite de quelques pas, là où la pièce était moins encombrée, puis effectua quelques figures d’attaques.

Saisie d’une profonde fascination, Lyria le contempla sans émettre le moindre mot. L’homme-dragon se déplaçait tel un tourbillon mortel, faisant preuve d’une agilité incroyable, et son épée prolongeait son bras à la perfection. La lame fendait l’air d’un son cristallin et décrivait des arcs lumineux qui s’évanouissaient dans une pluie d’étoiles bleutées.

Après quelques minutes de test, Nexus fit tournoyer son Alphübel une dernière fois dans sa main avant de la rengainer dans son fourreau, le visage rayonnant.

— Depuis combien de temps pratiques-tu ce métier ?

Lyria sursauta et sortit de sa contemplation songeuse.

— Euh... ça va faire trois ans. J’ai fait ma formation quand j’vivais encore en Illurion dans une ville au nord.

— En tout cas, c’est excellent. J’ai rarement vu une prestation d’aussi bonne qualité, sourit-il. Tu as fait du bon travail.

Le cœur de Lyria bondit et des papillons dansèrent joyeusement au creux de son ventre. L’expression heureuse de son client la comblait et lui procurait un bien-être indescriptible. Cette réussite lui permettrait enfin de se faire connaître et d’obtenir une fréquentation plus régulière de sa forge.

Le Dragyan fureta dans une sacoche accrochée à sa ceinture et lui donna un paquet.

— Merci pour la réparation et, comme promis, je t’enverrai du monde.

Elle s’empara de l’objet et reconnut à sa grande surprise sa bourse en velours noir rempli de bijoux.

— Mais ? Pourquoi tu me les rends ?

— Fais-en ce que tu veux. Eldric est plein aux as, il se remettra bien de la perte de quelques babioles. Je te dois combien ?

Lyria haussa un sourcil. Elle ne comprenait plus rien.

— Comment ça, combien ? Tu voulais que j’te le fasse gratuitement en échange d’une clientèle alors pourquoi tu...

— Oui, je sais, la coupa-t-il en lui tendant plusieurs billets, mais ton travail mérite d’être payé après le temps que tu as passé. Mon Alphübel est superbe et je t’en suis reconnaissant.

Elle resta figée, interdite, tandis qu’elle se saisissait de l’importante somme qu’il lui donnait. Les mots refusaient de franchir ses lèvres. C’en était perturbant. Elle réussit tout de même à sortir de son hébétude.

— T’étais pas obligé, tu sais...

— Ce n’est pas tous les jours qu’on trouve un excellent forgeron et puis... comme ton père est malade, je me dis que ça pourra peut-être lui payer des soins...

Il détourna les yeux un bref instant, l’expression embarrassée, et se frotta les cheveux.

— En général, je ne suis pas du genre à m’apitoyer sur le sort des humains. Mais, comme nous sommes peut-être les deux derniers représentants de notre espèce et que tu tiens énormément à cette fragile créature, alors... j’ai envie de t’aider.

Ses lèvres se courbèrent en un sourire chaleureux lorsqu’il soutint de nouveau son regard. La gorge de Lyria se dessécha et son cœur s’affola dans une danse fébrile tandis que les étranges papillons revenaient narguer ses entrailles. Son corps entier prenait vie et une incontrôlable envie de toucher Nexus l’envahit. Elle voulait ressentir sa peau contre la sienne et releva une main vers son visage.

Qu’est-ce qui m’arrive, bon sang ? Qu’est-ce que je fais ?

En baissant les yeux, il perçut son geste et recula aussitôt d’un pas. Sa réaction produisit l’effet d’un seau d’eau froide, Lyria retrouva sa lucidité et son bras resta en suspens.

Après avoir recouvré sa contenance, elle se racla la gorge.

— Au fait, c’est quoi ton nom ?

Une lueur d’étonnement traversa les prunelles de l’homme-dragon.

— Je te l’ai déjà donné, pourtant.

— Les exterminateurs prennent des surnoms pour exercer leur métier, donc Nexus n’est pas ta vraie identité.

Lyria le fixa longuement droit dans les yeux. Elle ne comptait pas le laisser partir sans savoir qui il était vraiment et elle lui tiendrait tête jusqu’à la fin de la journée si elle le devait.

— Tu es bien informée, et en effet, Nexus n’est qu’un pseudonyme, lui avoua-t-il enfin. Je m’appelle Kyeran Estieral.

Une joie non dissimulée d’avoir obtenu satisfaction l’envahit. Ce prénom à la belle consonance lui plaisait et elle le répéta plusieurs fois à voix basse comme pour l’imprégner dans son cerveau. Sa plénitude s’effaça toutefois bien vite lorsque des bruits de pas à l’étage attirèrent son attention. Allister s’était réveillé.

D’un bond, elle attrapa Kyeran par le bras et l’entraîna vers la porte qu’elle se hâta d’ouvrir.

— Hé ! Mais qu’est-ce que tu fais ?

Un index posé sur ses lèvres, elle lui intima le silence.

— Si mon père te voit encore ici, ça va être le scandale. Tu ferais mieux de partir.

— Que veux-tu qu’il me fasse ? M’assommer encore avec une poêle à frire ? Il a bien vu que ça ne fonctionnait pas.

— Là-dessus, j’suis bien d’accord avec toi, pouffa-t-elle, mais après ce qu’il s’est passé, il nous empêchera sûrement de nous revoir.

Kyeran pencha la tête et plissa les yeux.

— Nous revoir ?

— Tu m’as dit qu’on était peut-être les deux derniers Dragyans de ce monde et j’ai besoin d’en savoir plus sur notre espèce, alors j’ai pensé que peut-être on pourrait...

Les pas d’Allister résonnèrent dans l’escalier et le rythme cardiaque de Lyria s’accéléra. Cette fois, elle poussa l’homme-dragon au-dehors.

— Désolée, mais il faut vraiment qu’tu partes.

Kyeran hocha la tête en silence après s’être fait expulser sans cérémonie. Avec un dernier regard chargé de regrets, Lyria referma la porte et s’y adossa en laissant échapper un soupir. Si la frustration la rongeait, une lueur d’espoir la tenait en éveil. Kyeran et elle se reverraient. Ses lèvres se relevèrent en un léger sourire, révélateur d’un nouveau secret.


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