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Chapitre 7 : Portes dérobées

2257 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/08/2020 22:17

Portes dérobées


Une fois arrivés dans le cœur de la ville, les rues se font plus étroites et biscornues. Cette partie de Sainte Merrane a conservé son organisation médiévale, même si nous côtoyons toujours ces mêmes immeubles en pierres cendrées, dont les toits à fortes pentes sont coiffés d’une foultitude de cheminées et de lucarnes. Nous avons dû abandonner l’automobile sur une place pour nous aventurer, bagages à la main, à travers les venelles qui serpentent entre les bâtisses. Nos valises rebondissent bruyamment sur les pavés, et je me demande où peut bien nous mener notre guide. Cela me paraît être un itinéraire assez insolite pour se rendre aux portes d’une école aussi renommée que La Triade, mais ce passage a un charme déroutant, celui des lieux séculaires qui vous murmurent les histoires du passé. Je laisse ma main glisser sur les pierres, dans l’espoir qu’elles consentent à me susurrer quelques mots. Mais c’était sans compter sur ce cher blondinet, bien décidé à m’extirper de mes paisibles rêveries :

“Dites, êtes-vous certaine de savoir où vous allez ? La Triade n’est pas dans le centre médiéval, que je sache.” Le ton se veut dédaigneux, à l’évidence. Faune ralentit le pas puis s’arrête, et regarde le trouble-fête par-dessus son épaule. “Ransom, c’est ça ? Tu as l’air d’avoir compris le métier que je fais, même si peu de gens en parlent. Ce n’est pas parce que je suis Hunter que tu ne me dois pas le respect, petit. Surtout que je suis professeure.” Notre jeune enseignante s’est remise en route, tout en précisant qu’elle n’avait simplement pas envie de passer par l’entrée principale, et que par ailleurs, ce chemin-ci était nettement plus appréciable. Le dénommé Ransom, qui n’a apparemment pas d’attrait pour les choses anciennes, a creusé l’écart avec notre guide en bougonnant. Son amie a suivi son mouvement, et s’est replacée timidement derrière lui, sans un mot. 

Les Hunter… Maintenant que j’y pense, j’en sais très peu sur eux. D’ailleurs, curieusement, certaines personnes ne connaissent même pas leur existence. J’ai cru comprendre qu’ils étaient plus ou moins affiliés aux Guardians et à l’armée, mais tout cela reste très vague. Mes deux condisciples ont l’air mieux informés que moi, étant donné le comportement arrogant que Ransom a adopté vis-à-vis de Faune. J’imagine que j’aurais bien l’occasion d’en apprendre plus.

Les rues pavées nous ont emmenées jusque dans un parc verdoyant et ombragé, où les bancs sont sous la protection des chênes et des merisiers. Nous traversons un bosquet avant d’arriver devant un portillon en fer forgé. Notre guide a sorti une clef de sa poche puis nous a fait entrer avec une courbette caricaturée. Le blondinet a bien compris que cette petite révérence lui était destinée, en signe de provocation. J’ai vu sa lèvre supérieure se relever l’espace d’une seconde, incontrôlable, mais il n’a rien dit. Je crois qu’il a saisi, tout comme moi, que Faune n’était pas une femme à qui manquer de respect. 

Derrière les murs en pierre qui clôturent le parc se cache la fameuse école de La Triade. Un bâtiment d’architecture georgienne nous tourne le dos, tandis que deux autres se cachent un peu plus loin, derrière les branches des arbres. 

“Nous y voilà, le bâtiment en U est celui des Guardians. Le pavillon central comprend l’accueil et les salles de cours, et les ailes les internats pour filles et pour garçons, ainsi que le réfectoire, bien sûr” nous explique Faune en désignant chaque lieu du bout du doigt. Elle nous invite ensuite à la suivre jusqu’à une porte dérobée, et demande à Ransom de bien vouloir l’y attendre, tandis que nous entrons. Une moquette rouge s’étend sous nos pieds et sous des portes numérotées. Nous la suivons dans le long couloir avant d’atteindre un vestibule, et le bureau du concierge. Faune fait teinter une petite cloche, et une jeune femme en tailleur se montre alors, la mine sévère. 

“Voici mesdemoiselles Kaylee Meredis et Doanne Beauchamp. Peux-tu les mener à leur chambre, s’il te plait ?” La surveillante grimace un peu, mais s’exécute cependant. Elle parcourt son registre, ouvre un placard derrière elle et se saisit de deux clefs. Elle s’engage dans le couloir, et nous lui emboitons le pas, Doanne et moi, avec un certain empressement. C’est à croire qu’elle court au lieu de marcher. Elle nous montre d’un geste rapide la direction du réfectoire, des salles d’eau associées à nos chambres, et nous indique également la bibliothèque, puis elle dépose Doanne à la porte de sa chambre. Elle me traine ensuite jusqu’à la mienne, au numéro 9. Elle m’ouvre, me salue puis s’éclipse. Je me rends compte que nous n’avons pas eu le temps de saluer Faune, ni de la remercier. Je la reverrai assez vite de tout manière, puisqu’elle enseigne ici, je ne m’inquiète pas trop.

Je pose mes bagages et m’attarde un instant sur la décoration de ma nouvelle chambre. Deux petits lits en bois sombre sont accolés aux murs de chaque côté de la pièce, parés de draps écrus et de couvertures au crochet pliées à leurs pieds. Une grande armoire se tient à ma droite, et à ma gauche une vieille malle bleu roi, avec une branche d’oranger peinte sur le dessus. Enfin, deux bureaux et leurs chaises sont éclairés par la lumière de la fenêtre, qui fait face à la porte. C’est simple, vieillot, mais moins froid que ce à quoi je m’attendais. Malgré tout, en voyant ce lit vide, je me demande qui sera ma colocataire. Je croise les doigts pour qu’elle ne soit pas de la même trempe que ce méprisant et méprisable Ransom. Son attitude m’a dégoûtée. Encore un de ces crétins qui jugent les autres sans les connaître, sans rien savoir d’eux que de petits détails, que de simples anecdotes, et qui se croient supérieurs parce qu’ils sont nés riches dans une famille au noble nom. 

Pour être honnête, je n’ai pas plus envie de connaître celle qui partagera ma chambre que de revenir sur les bancs de l’école, entourée de visages floutés qui articulent des paroles vides de sens, et que je rêve de voir s’effacer. Je n’approchais personne, et personne ne m’approchait, exceptée Abby. Je fuyais en particulier le genre masculin qui prenait toujours un malin plaisir à me provoquer ou à me rabaisser, amusé par ma sensibilité et mon absence de sang-froid. Sans elle, je ne sais comment m’y prendre. Elle m’a si longtemps tendu la main et gardé à ses côtés, ignorant les autres qui ne me connaissaient pas et refusaient de me connaître, que j’ai l’impression de ne rien pouvoir faire seule. Mais je veux croire comme elle que les gens prennent tous des chemins différents après le Brevet, un nouveau départ, comme nous, et que certains changent, ou plutôt qu’ils deviennent ce qu’ils sont profondément, libérés de l’influence des autres. Peut-être vais-je changer, moi aussi. 

 

Je range paisiblement mes affaires, occupant la moitié de l’armoire avec mes vêtements, et une partie de la malle avec mon thé, mes livres et mes cosmétiques. J’ai aussi fixé mes polaroids au mur, au-dessus de mon bureau. Une fois mon rangement terminé, je m’allonge sur mon lit, soucieuse. Je devrais écrire à Abby, ce soir, cela me fera du bien. Et puis je dois lui répondre, de toute façon. Il faudrait peut-être que je prenne la chambre en photo, pour la lui montrer. Je pourrais même faire un tour à l’extérieur du campus, ça me permettra de me familiariser un peu, je suppose. 

Je récupère donc mon polaroid, photographie la pièce puis me faufile dans le couloir. C’est particulièrement calme, pour le moment. Je me demande si ça le restera toute l’année, mais avec une surveillante si aigrie pour son jeune âge, je devine que l’humeur n’est pas à la fête dans cette pension. Je continue mon chemin et emprunte les escaliers pour monter à l’étage, jusqu’à trouver la bibliothèque que l’on m’a indiquée. Elle n’est pas très grande, mais confortable. Il y a un magnifique tapis persan au sol, une banquette en velours ainsi que deux fauteuils en cuir camel, le tout éclairé par les rayons du soleil qui traversent un oeil de boeuf en vitrail. Il semble qu’en dehors de quelques ouvrages anciens, aux titres écrits à la feuille d’or et aux couvertures en cuir sombre, la plupart des livres rangés pourraient parfaitement appartenir à des étudiants, qui en auraient laissé certains derrière eux. Je m’approche de ceux à la reliure soignée, et deux titres m’interpellent : Monstres et Chimèreset Howl’s Lullaby. J’apprécie les romans fantastiques à l’atmosphère ensorcelante, mais je ne suis pas certaine de pouvoir les emprunter sans permission. Par curiosité, je lis tout de même la quatrième de couverture du premier : “Cet ouvrage ne vous contera point d'aventures mystérieuses ni de combats contre des créatures fantastiques, car l'âme des hommes à elle seule recèle les pires monstruosités et les aspirations les plus chimériques.” Je suis d’autant plus intriguée. Mais surtout, je suis étonnée de trouver un texte aussi obscur dans ce cabinet. 

La lumière change et se fait plus chaude. Je regarde à travers les vitraux et observe le soleil se glisser hors des nuages. Le moment parfait pour aller capturer quelques images de l’extérieur. 

 

Je quitte la bibliothèque et me dirige vers le parc par lequel je suis arrivée. Sur mon chemin, je croise deux élèves tirés à quatre épingles. Ils sont vêtus de leur uniforme de Guardian, qui se distingue par sa cravate rouge et le blason de l’institution, brodée sur une veste croisée à huit boutons. Tous deux me saluent en inclinant légèrement la tête, geste que j’imite par politesse. 

Je profite que le soleil soit de sortie pour prendre quelques clichés des ruelles pavées que nous avons traversées, du square arboré et des édifices de La Triade au travers du portail. Je me promène un peu, me laissant guider par mes pas. Cette phase de contemplation solitaire m’apporte beaucoup de sérénité, cependant le ciel qui s’assombrit de nouveau m’invite à rentrer. En fait, j’adore sentir les gouttes atterrir sur mes joues et le bout de mon nez, danser et tournoyer avec la pluie, mais regagner ma chambre trempée jusqu’aux os dès le premier jour ne me paraît pas être une brillante idée. Je n’ai pas l’intention de me faire remarquer, ni de m’attirer les foudres de ma colocataire. 

Je retrouve les teintes chaudes et franches des couloirs de l’internat alors que les premières gouttes commencent à tomber. Je rejoins ma chambre et trouve la porte entrebâillée, et les lampes allumées. En entrant, je me retrouve nez à nez avec une jeune fille à la chevelure couleur miel, au visage rond et aux prunelles ambrées. Elle m’adresse un grand sourire, interrompt le déballage de ses affaires et fait un pas vers moi :

“Bonjour, je m'appelle Tashayara Glinka, enchantée !” Elle a sûrement remarqué que son accueil précipité m’a quelque peu déconcertée, puisque son large sourire se fait plus gêné. Mais sans perdre de son énergie, elle me tend la main, puis ajoute : “Ah, et tu peux m’appeler Tasha si tu le souhaites, tout le monde le fait”. J’attrape timidement sa main et la serre, puis me présente à mon tour, avec un sourire plus modeste : “Kaylee Meredis, et appelle moi Kay si ça ne t’embête pas, je préfère.” Ma colocataire sourit de nouveau avec enthousiasme. Elle m’explique être ravie de sentir les reliefs d’un parquet en chevrons sous ses pieds, car il lui rappelle sa demeure. Finalement, elle m’a entraînée dans une discussion très légère, curieuse de connaître mes goûts en matière de décoration et de thé, car elle est amatrice de thé. Tasha semble être une personne plus encline à papillonner qu’à admirer le monde ou à s’enfouir dans ses pensées, mais nous pourrions éventuellement nous entendre. Ce nouveau départ commence peut-être mieux que ce que j’avais espéré. 

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