Recueil de divagations
Si je suis très fier de ce texte, l’exercice n’a néanmoins pas été réussi. En effet, il s’agissait ici de narrer une scène en extérieur d’un point de vue faussement objectif : relater les faits, mais de manière à laisser percevoir notre opinion propre.
Le texte qui suit est bien trop subjectif, mais après m’être creusé la tête dix minutes durant à la recherche d’une idée, les mots se sont brusquement mis à dégringoler de mon cerveau à ma main, et de celle-ci à ma feuille. Qui étais-je pour les arrêter...?
Samina fixe le mur blanc. Gérard, son père adoptif, vient de sortir de la chambre et la jeune fille n’a pas bougé d’un pouce depuis qu’il a fini de parler. Lisa, sa sœur de cœur, vient s’asseoir à côté d’elle sur le lit.
— Tu devrais y aller, Samina, lui conseille-t-elle en lui posant doucement une main sur l’épaule.
Mais l’adolescente ne bouge toujours pas. À l’étage du dessous, dans la salle à manger, son père l’attend.
— Vas le voir, insiste Lisa.
Mais en vain.
Une heure plus tard, Gérard raccompagne Ahmed au portail.
— Ne lui en voulez pas, répète encore Gérard. Samina est une brave fille, elle est juste...
— ... Désemparée, termine Ahmed avec un triste sourire. Je comprends. Je l’ai abandonnée à l'orphelinat alors qu’elle venait de naître, c’est normal qu’elle ne veuille pas me parler. Merci de m’avoir reçu. Dites-lui que je ne chercherai plus à la revoir.
Alors qu’il s’apprête à passer le seuil, un cri retentit :
— Attendez !
Samina se tient là, sur le seuil, les bras le long du corps, droite comme un I. Crier lui a demandé tout son courage et elle n’ose plus, à présent, avancer. Lisa, juste derrière sa sœur adoptive – sa sœur tout court, à ses yeux – la pousse gentiment en avant.
La jeune fille s’avance dans le jardin, croise Gérard qui repart dans la maison pour lui laisser un peu d’intimité, et arrive devant Ahmed.
Un lourd silence s’installe, qu’aucun d’eux n’ose briser.
— Pourquoi ? s’écrie Samina avec force et colère. Pourquoi tu m’as abandonnée ?
Devant cette vague d’émotions brutes, Ahmed ne sait que répondre. Comment lui expliquer ? Comment justifier cet acte horrible qu’il a commis il y a si longtemps, mais qui le hante chaque nuit ? Il ouvre la bouche... et les mots se mettent à couler, lui faisant remonter le temps jusqu’à quatorze ans en arrière.
L’hiver était froid, cette année-là, et le gymnase que squattait Ahmed et Yasmine n’était pas chauffé. Roulés en boule dans une couverture, le couple tenait son trésor dans leurs bras. Samina était née deux jours plus tôt, dans ce même gymnase, sur cette même couverture.
En regardant son petit ange, Ahmed ne put s’empêcher de sourire. La vie était dure, mais elle allait s’améliorer. Forcément. Il le fallait. C’est sur cette pensée qu’Ahmed s’endormit, sa femme à ses côté et son enfant entre eux.
Le lendemain, lorsque le soleil darda ses rayons dans le gymnase, le corps de Yasmine était froid. Trop froid.
Dans le jardin, Samina s’est assise. Lorsque Ahmed explique qu’il a trouvée sa femme morte au matin, elle cesse de retenir ses larmes. Ahmed pleure, lui aussi, en évoquant ces douloureux souvenirs.
Ahmed poursuit son récit, racontant comment il avait comprit que non, la situation n’allait pas s’améliorer. Comment il avait enveloppé Samina, petite chose fragile, dans la couverture. Comment il s’était rendu à l’orphelinat, traversant la ville silencieuse, le bruit de ses pas étouffés par la neige. Comment il avait posé sa main sur la sonnette de l’orphelinat, sans oser la presser. Comment il s’était penché sur la couverture et avait embrassé sa fille sur le front. Comment il avait finalement trouvé la force de sonner, se répétant que c’était mieux ainsi. Comment il s’était enfui. Comment il s’était rendu sur le pont. Comment il avait hésité à rejoindre Yasmine, maintenant que rien ne le retenait plus ici.
La voix d’Ahmed se brise. Samina s’approche de lui, hésite une seconde, et l’enlace. Ils restent ainsi plusieurs minutes, mêlant leurs larmes.
Entre deux sanglots, Ahmed trouve alors la force de conclure son récit : comment il s’était éloigné du pont, comment il s’était démené, des années durant, pour sortir de la rue, comment il avait fini par trouver un appartement et un travail. Et comment il était parti en quête de sa fille.
Samina renifle une dernière fois. Elle est à présent sur le canapé, sa sœur Lisa collée à elle dans une tendre étreinte, rassurante et chaleureuse. Ahmed est assis sur une chaise. Lui pleure encore. Gérard, ému lui aussi, verse également une larme.
Finalement, ils décident qu’Ahmed repassera le lendemain après-midi. Lorsqu’elle se sentira prête, Samina ira visiter son appartement. En attendant, ils profitent simplement de ce moment de complicité.