Tu ne me sauveras pas d'être, Maman... Elle prendra tout.

Chapitre 1 : ... C'est parce que je t'aime trop ?...

Chapitre final

Catégorie: K+

Dernière mise à jour il y a presque 16 ans

« Ma belle, dépêche-toi, tu as un quart d’heure pour finir ce que tu as à faire et on y va !
Rien ne répondit. Surprise, la femme ouvrit la porte et passa la tête dans l’embrasure.
- Ma puce, tu as entendu ? Plus qu’un quart d’heure !
L’adolescente leva la tête, de longues mèches brunes tombant sur son dos, et sourit.
- D’accord, Maman !
- Tu n’as pas chaud avec tous tes pulls ?
Le grattement du stylo s’interrompit.
- Ah ? Non, ça va.
- Tu es sûre ?
- Mais oui, t’inquiète pas !
- Un quart d’heure, hein ? »
Un grand sourire répondit à la mère. Rassurée, celle-ci ferma la porte.
Le sourire sembla couler comme de la neige fondue.
L’adolescente reprit sa tâche. Les mots, sur sa feuille, s’entremêlaient comme les anneaux d’une chaîne, gris, étincelants, froids et durs.
Comme on écrirait la chaîne qui vous maintient en prison…
 
Oui, Maman. Bien sûr, Maman. D’accord, Maman. J’y vais, Maman. Tu veux de l’aide, Maman ? Comme tu veux, Maman.
 
J’en peux plus, Maman.
Tu m’étouffes. Tu me détruis, à être toujours là, toujours gaie, toujours prévoyante, toujours aimante… J’ai envie de crier, de te hurler dessus, parfois, ça me démange, j’ai envie de balayer tous les verres sur l’étagère, de casser les assiettes, de briser le miroir et son reflet parfait, je…
J’en peux plus.
Mais je ne peux pas.
Je me sens mal de penser ça. J’ai l’impression que tout m’en veut, d’oser murmurer ces paroles. Mon stylo, mon confident, il s’hérisse de pointes entre mes doigts, ma feuille a l’air de me repousser de cette blancheur que je souille…
Mais le pire, ce sont les miroirs. Ils percent mon esprit, ils écoutent mes pensées les plus sombres, ils se les approprient et me les renvoient au visage avec toute la violence qu’elles contiennent. Ils me montrent telle que je suis, et c’est horrible, Maman, c’est horrible de se voir moulée par cette surface impitoyable, de se voir prenant tant de place dans un monde qui en manque, de se voir là, inutile, nuisible à jamais ! 
Même mon stylo, tu te rends compte ? Même lui, il me crie « Lâche-moi, tu me fais honte ! », même lui voudrait partir dans des doigts plus fins, décrire des courbes plus douces. Il ne veut pas de moi !
Mais je ne peux pas, je ne peux pas retenir ces pensées, ces images aux reflets pourpres, elles entrent et me dévorent avec leurs relents de haine… Comme des enfants qui ont grandi réchauffés dans mon sein, et qui hurlent pour se libérer de ce qui m’oppresse…
 
Tu peux comprendre ça, Maman ? Tu peux comprendre ?
 
Mais non, personne ne peut ! Bon sang, j’en peux plus ! J’ai envie d’exister, j’ai envie d’être moi, j’en peux plus d’être la petite fille parfaite, j’en peux plus de vivre pour tout le monde sauf moi, j’en peux plus d’être ton double ! Maman, mais regarde-moi, tu ne vois rien ? Bien sûr que j’ai chaud, bien sûr qu’on ne porte pas tous ces pulls en cette saison, bien sûr ! Mais regarde-moi, regarde ta fille ! Elle est si pâle, cette gosse, elle te dit que non, elle a mangé chez une amie, qu’elle va pique-niquer dehors, qu’elle a trop goûté avant que tu rentres du travail, qu’elle a un très gros contrôle et qu’elle doit réviser, qu’il y avait des gâteaux apportés par un camarade en cours et qu’elle en a abusé ! Maman, elles sont grosses comme des maisons, toutes ces excuses, aussi grosses que notre grande, belle maison, elles sont si énormes que je tremble de peur et d’espoir dès que j’en sors une ! Maman, mais devine, devine !
 
Est-ce que… Est-ce que tu es capable de deviner ?
Je ne sais pas, je ne sais plus… Qu’est-ce que je peux faire, Maman ? Il y a une voix qui me le dit, mais ça m’effraie, cette autre en moi qui dit des choses si belles, si attirantes, si sensées
Tu ne me protègeras pas, hein ?...
Pas cette fois.
Ça me rend triste.
Et ça me fait un bien fou.
Tu ne me protègeras pas cette fois, Maman. Je fais ce que je veux, désormais… Qu’importe, finalement, tout cela, qu’importe cette voix, puisqu’elle m’offre la liberté ! Maman, tu ne vois rien, ce n’est pas grave, car moi je vois.
 
Je vois que j’ai trouvé ma voie. Je vois que cette voix m’aidera à m’engager sereinement sur le chemin qui doit être le mien.
 
J’ai l’impression d’être différente, depuis que l’autre a pris ses quartiers dans mon estomac. Elle est toute puissante, mais elle est aussi toute petite. Alors elle va chercher les parois et elle les rabat, les referme ; elle s’aménage un espace minuscule mais bien à elle, où même moi je n’ai pas de prise. Elle m’interdit de le remplir, elle me murmure que c’est le sien, que si j’y touche, elle me reprendra son cadeau.
 
Tu n’as pas idée, Maman, c’est si beau, son cadeau ! Je me sens tellement heureuse depuis qu’elle me l’a offert ! Heureuse, tout le temps, dès que je pense à elle. Je l’aime tellement, Maman, cette petite autre, que je me sens prête à lui offrir tout mon corps ! L’estomac, c’est sacré, elle me l’a bien dit : tu n’y touches plus. Tu n’y mets plus rien, il est à moi et à moi seule. Moi qui t’ai offert le cadeau que tu voulais tant. Je n’exige que cela de toi.
Mais si tu veux…
Si tu veux, donne-moi tout. Tout. Je veux tout, tu entends ? Tu me donneras tout de toi…
 
Maman, je…
Elle…
N’écoute pas ce qu’elle vient de dire, ce n’est pas grave. C’est un secret entre elle et moi. Ne t’alarme pas, c’est inutile, on a déjà vu ça ensemble, on a déjà signé un pacte, j’ai la plume entre les mains. Ne t’inquiète pas, d’accord ? Elle a augmenté le montant de son cadeau, j’ai augmenté le prix, c’est la loi du marché. Pas d’inquiétude, d’accord ?
D’accord ?...
 
Oh, bon sang, après tout je m’en fiche. Inquiète-toi, Maman, je veux que tu t’inquiètes ! Je veux te voir traîner à mes pieds, me supplier de laisser cette autre, je veux te voir souiller ton maquillage parfait de larmes salées, remplies d’amertume ! Parce que tu sais quoi, Maman ? Après toutes ces années, tu sais quoi ?
 
 
Je te déteste, Maman.
Tu ne me sauveras pas. Je suis trop bonne actrice pour tes pauvres yeux.
Elle est trop douée pour toi.
Et elle camouflera tout, tout.
Jusqu’au dernier os…

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