Les hommes ne tombent pas du ciel...

Chapitre 5 : La fièvre du samedi matin

3052 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 24/10/2013 17:44

                Je me suis levée avec précipitation, en faisant basculer ma chaise en arrière et je l’ai rattrapé au moment où il chavirait, entraînant dans sa chute un coin de nappe, le tube de sirop d’érable et le précieux cendrier en porcelaine de Mère Paula.

               - Reste avec moi, Benjamin Franklin, ai-je grommelé tout en envoyant des sourires contrits aux alentours, pour rassurer les consommateurs indiscrets qui nous jetaient des coups d’œil choqués.

               - On va retourner faire des radios, ok ?

               J’ai passé le bras de l’homme autour de mes épaules en me plaignant par avance à l’idée des courbatures que cela allait me coûter, et j’ai appelé la serveuse pour régler la note. Puis j’ai fourré un dernier beignet dans la poche de la veste de Benjamin, avalé vite fait le reste de mon café et nous avons regagné ma chambre, moi titubant sous son poids et lui titubant tout court. Je l’ai laissé choir sur le lit et je me suis massé la clavicule, contrariée. J’ai fouillé dans trois de mes sacs avant de mettre la main sur une plaquette de cachets d’aspirine. J’en ai écrasé un avec la boite ronde de mon fard à paupières et j’ai rempli le verre d’eau dans la salle de bains.

               - Je suis vraiment désolé de causer tous ces problèmes, a balbutié Benjamin en se redressant pour boire docilement.

               J’ai failli riposter vertement… et puis je me suis souvenue que c’était ma faute s’il avait ce trou dans la tête par lequel s’échappaient ses souvenirs et l’espoir que ma vie revienne à la normale, aussi ennuyeuse et paisible qu’auparavant. J’ai commencé à rassembler mes affaires et à les entasser dans mes sacs. Stanislas, à moitié étouffé sous le coude de l’homme qui s’était allongé et avait fermé les yeux, avait l’air furieux et blasé. Bien sûr, ça ne pouvait arriver qu’à moi de récolter un beau mec sur la route et de tomber évidemment sur celui qui n’était pas équipé d'une carte mémoire. J’ai raflé tous mes produits de beauté étalés sur les étagères de la salle de bains et je les ai mis pêle-mêle dans le vanity. Je me suis enfin assise sur mes vêtements froissés pour réussir à boucler la fermeture éclair de mes bagages. Puis j’ai considéré la situation avec le plus d’objectivité possible, tout en laçant mes bottillons.

               Il était samedi matin, 10h02. Je n’avais pas pu faire la grasse mat’, un homme que je ne connaissais pas, amnésique de surcroît, occupait mon lit, je ne l’avais pas rencontré dans des circonstances romantiques même si elles restaient inoubliables, ma voiture était chez le garagiste avec le pare-brise brisé en mille morceaux, je ne pouvais pas retourner à l’hôpital sans risquer d’être réorientée vers la prison ou l’asile les plus proches et…

               J’ai arrêté de me tartiner les lèvres avec le tube vide de mon rouge préféré, Terre de Sienne, et j’ai fait un panier dans la poubelle.

               Maintenant, ma journée était vraiment gâchée.

               Il fallait faire quelque chose pour recoller tous les morceaux de mon quotidien inintéressant mais néanmoins rassurant.

               Cette fois encore, Stanislas m’a inspirée. Il voulait quitter les lieux, larguer notre ami la marmotte amnésique quelque part et en finir avec cette histoire surréaliste.

                Très bien, moi aussi. J’ai attrapé ma veste en daim sur le dossier d’un fauteuil, noué mon écharpe en mérinos blanc et mis mes gants assortis avant de transvaser toutes les affaires de ma besace en patchwork dans mon sac en cuir patiné. Puis, ces préparatifs de guerre achevés, j’ai secoué Benjamin et je l’ai chargé de mes bagages. J’ai réglé les chambres - de ma poche, mais juste parce que j’étais un chauffard inconscient et coupable, et non sans avoir lutté avec l’idée de prendre la part de l’homme dans son portefeuille – et nous sommes partis sans avoir aperçu le bout du nez de Paula et retournés au garage récupérer mon véhicule.

               Enzo avait changé les pneus, selon sa bonne et étrange habitude. Il avait aussi mis un nouveau pare-brise et aspiré à l’intérieur de la C3, faisant ainsi disparaître tous les indices que j’avais bien l’intention de cacher. Il m’a tendu un sachet en plastique avec les restes de feu mon portable bien-aimé à l’intérieur en inclinant le menton d’un air interrogatif en direction de l’homme.

               - Un ami, ai-je répondu machinalement. Tu crois que la garantie marchera même si j’ai perdu le contrat ?

               Enzo s’est fichu de moi. Je l’ai soupçonné de n’avoir jamais eu l’intention de répondre, vu la lueur de curiosité qui flambait telle un phare dans ses yeux. Mais il pouvait toujours courir. Je n’avais aucunement l’intention de révéler mon lourd passé de criminelle à un bavard de son calibre, fusse-t-il un de mes meilleurs amis. Benjamin clignait des paupières et serrait les lèvres, et il avait tout l’air d’avoir l’intention de me mettre de nouveau la honte en s’affalant parterre, alors je l’ai installé sur le siège passager, je lui ai bouclé sa ceinture et j’ai posé Stanislas sur les genoux. Ensuite je me suis redressée, j’ai croisé le regard de Enzo qui hallucinait et j’ai réalisé que je venais allégoriquement d’installer mon bébé dans le siège-auto. J’étais en pleine pub de BabyComfort et je n’avais que vingt-six ans.

               Le monde est parfois si cruel pour les gens qui ne sont pas beaux, intelligents et bourrés de fric.

               J’ai contourné la voiture, remonté la mâchoire pendante d’Enzo en lui lançant un coup d’œil menaçant et sorti mon carnet de cheques.

               - Je te dois combien ? Je veux dire, pour que tu te taises ?

               Enzo s’est mis à rire.

               - Tu ne me dois que le matériel remplacé et le service. Sans blague, où as-tu déniché cet oiseau ? Tu es trop bien pour finir avec un gars qui s’assoit à gauche.

               - C’est toute une histoire, laisse tomber, ai-je commencé impétueusement, avant de m’interrompre. « Qu’est-ce que tu viens de dire, là ? »

               Le meccano italien m’a fait un clin d’œil.

               - Tu as très bien entendu, Miss Coup de crayon. Tu veux juste que je répète. Ton narcissisme va t’attirer des ennuis, un de ces jours, a-t-il plaisanté.

               J’ai nié avec toute la fougue de l’innocence puis je l’ai payé et chargé d’embrasser sa sœur pour moi. Puis j’ai ignoblement volé la carte routière punaisée au dessus de l’établi pendant qu’il allait me chercher un désodorisant pour voiture. L’odeur de la colle du pare-brise empestait la voiture et semblait incommoder Benjamin autant que moi, mais il n’était pas question d’ouvrir les fenêtres avec la température polaire qui régnait. J’ai réussi à démarrer à la sixième tentative et je suis partie sur la route en m’efforçant de ne pas remarquer qu’Enzo gesticulait dans mon rétroviseur. Nous sommes arrivés miraculeusement à la sortie de la ville et je me suis garée sur le bas-côté pour déplier la carte et brancher le ventilateur, espérant me débarrasser de l’arôme canelle-citron du désodorisant.

               - On va où ? a demandé Benjamin.

               Mauvaise réponse. Je vais où. Toi, tu restes ici.

               J’ai mis la main sur une petite icône indiquant un hôpital directement à l’opposé de celui ou nous nous étions rendus la veille. J’allais remettre Benjamin en liberté, dans une zone où on prendrait soin de lui, ou en faire cadeau aux objets trouvés, et retourner vivre ma vie sans culpabiliser, loin – très loin de cette route maudite. C’était la meilleure solution. Je n’allais pas ruiner mon futur professionnel et artistique glorieux pour une seule erreur de jeunesse.

               Je me suis tournée vers lui pour lui expliquer la situation et j’ai failli avoir une attaque.

               Les yeux clos et la joue appuyée contre le tissu jaune poussin du siège, l’homme avait de nouveau sombré apparemment. Mais même avec les pommettes rouges et les tempes moites, il était vraiment choupi-craquant, vainqueur absolu dans sa catégorie beaux héros blessés.

               J’ai touché son front d’un doigt prudent. Pas besoin d’être diplômée pour comprendre qu’il avait de la fièvre. Aussi bien il avait pris froid sur la route verglacée. Ou alors sa blessure à la tête cachait un truc plus grave, une tumeur provoquée par le choc, par exemple. S’il chopait une pneumonie à cause de son état de faiblesse, je serais peut-être condamnée pour non-assistance à personne en danger. Est-ce qu’on pouvait me mettre sur le dos un cancer ? Est-ce que les cancers peuvent être déclenchées par un traumatisme crânien ? Peut-être qu’il avait une maladie en gestation et qu’elle s’était réveillée à cause du choc mais maintenant, comment pourrait-on le savoir vu qu’il avait perdu la mémoire ?

               Benjamin était peut-être en train de mourir.

               Il avait besoin de soins.

               J’étais un monstre.

               J’ai remis le contact et fait demi-tour. Il serait bien temps de penser à la prison quand les médecins me dénonceraient à la police. Et puis, avec un peu de chance, j’arriverai peut-être à m’échapper. Dans les films, les héroïnes arrivent toujours à mettre les voiles par un conduit d’aération. Apres tout, si ma vie avait viré en épisode moisi de série télé, peut-être que j’allais brusquement découvrir que j’avais des capacités subconscientes de ninja.

               Après avoir failli aggraver mon cas avec quatre accidents manqués, je me suis garée de travers sur le parking de l’hôpital, j’ai sorti l’homme de la voiture et j’ai fait irruption dans les urgences. Le ciel soit loué, ce n’était plus la même femme derrière le guichet.

               J’ai croisé les bras de Benjamin sur le comptoir pour le faire tenir debout et je me suis penchée pour attraper le col de la blouse de la secrétaire.

               - S’il vous plait, il faut faire quelque chose, ai-je braillé. Il a perdu la mémoire !

               - Je vous entends parfaitement, madame, a articulé cette gourde d’un air pincé. Calmez-vous, on va s’occuper de lui immédiatement. Calmez-vous.

               C’est bon, j’avais entendu, qu’est-ce qu’elle croyait, celle-là ? Je me suis poussée pour laisser les infirmiers asseoir l’homme dans un fauteuil roulant. Derrière eux, les portes vitrées de l’hôpital me faisaient signe. Je pouvais encore m’enfuir. Ficher le camp, nier que tout cela soit arrivé et finir un jour par intégrer une cellule psychologique.

               J’ai fait un pas vers la sortie, dominée par un instinct de survie plutôt aveuglant.

               Et puis j’ai entendu sa voix. Là, juste derrière mon dos.

               Un frisson glacé est descendu le long de ma colonne vertébrale.

               Tout était fini.

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