Les hommes ne tombent pas du ciel...

Chapitre 4 : Bed & Breakfast

Catégorie: K+

Dernière mise à jour 16/08/2012 12:31

      La porte s'est ouverte (pourquoi on dit ça comme ça ? Il vaudrait mieux dire "j'ai ouvert la porte", franchement, les portes n'ont pas de vie propre).

      Les persiennes étaient baissées comme les miennes, laissant à peine passer des zébrures de soleil. Sur le lit à deux places, l'homme était couché sur le ventre, au moins aussi inconscient qu'une grenouille disséquée. J'ai trottiné jusqu'à la table de nuit, pris une grande inspiration et allumé la petite lampe. Son visage est apparu.

      Il était tout aussi… euh, charmant, que la veille. L'air plus pâle, peut-être. Il respirait paisiblement. Derrière sa tête, sa blessure suintait un peu à travers l'espèce de compresse que lui avait collé l'interne. J'ai hésité entre continuer à le contempler stupidement pendant encore une heure ou le réveiller, puis j’ai contre toute logique choisi la deuxième option, tendu la main et je lui ai secoué doucement l'épaule. Il a battu des paupières et ouvert les yeux. J'ai pris mon air le plus adorable et j'ai souri.

      - Bonjour, ai-je chuchoté.

      J'ai toujours rêvé de dire ça sur ce ton confidentiel à un homme qui se réveille. Ça ne marche pas sur mon frère Jay. Il a tellement d'épis sur la tête le matin que personne ne résisterait au fou rire.

      L'homme m'a regardé d'un air perdu, puis il a bougé la tête, gémi en palpant sa blessure et s'est assis.

      - Où suis-je ? a-t-il demandé très originalement. Qui êtes-vous ?

      Il avait une expression très différente de la veille. Et croyez-moi, ce n'était pas du aux vapes du sommeil. Il avait l'air vraiment perturbé et ses yeux bleus (toujours aussi grands et profonds, n'est-ce pas) reflétaient maintenant toute l'innocence du monde.

      Ok, j'exagère. J'avoue, c'était trop grandiloquent. Mais il avait vraiment le regard d'un enfant qui s'éveille après être tombé d'un étage. J'ai néanmoins ignoré cet air de chien battu pour rester sagement dans la réalité et je me suis assise sur mes talons tout en l'aidant à se redresser.

      - Nous nous sommes rencontrés hier, ai-je répondu très calmement.

      Aucune fille sensée ne croirait immédiatement qu'elle a remporté le premier prix du défilé « le héros de l'année ».

      - Je ne me souviens pas, a balbutié l'homme en jetant des coups d'œil éperdus autour de lui et tâtant son plâtre d’un air incrédule. "Je ne me souviens pas de… je ne me souviens de rien."

      Là, j'avoue que je me suis mise à chercher la caméra. Quelqu'un me faisait une blague. J'étais en plein show de "Qui sera la prochaine victime du mannequin de Adventure Man ?" Des filles bioniques n'allaient pas tarder à sortir de derrière les rideaux en coton beige pour redonner un coup de blush au prince amnésique qui se souviendrait aussitôt qu'il ne traînait pas avec des illustratrices barjots dans des motels cheap.

      - J’ai mal à la tête, a murmuré l'homme d'un ton plaintif.

      Il avait vraiment l'air à l'ouest. Je l'ai attrapé par le bras et je l'ai levé.

      - Tout ce dont vous avez besoin, c'est d'une bonne tasse de café, ai-je affirmé avec de la conviction pour deux.

      Sauf que j'avais l'air ridicule, pendue à son bras comme une épingle à linge sur une branche de chêne. Il a trébuché et fait un pas ou deux, ce qui m'a permis de constater que de toute évidence il n'avait même pas du quitter ses chaussures, la veille. J'ai soupiré et je l'ai posé dans un fauteuil. J'ai pris une des serviettes brodées Paula's dans le placard de la salle de bains et je l'ai passé sous le robinet avant de la passer sur le visage de mon ex-mari ex-super cool. Il a frissonné et repoussé ma main.

      - La propreté est la clé de tous les problèmes, ai-je dit sentencieusement en ôtant les éclats de verre parsemés sur son pull. "Vous êtes certain de ne pas vous souvenir de votre nom, au moins ?"

      Ce serait bien si les hommes étaient livrés avec une valise de rechange et une étiquette portant leur nom. Celui-là, aussi mignon et viril soit-il, aurait eu bien besoin d'un tatouage dans l'oreille et d'un T-shirt propre. D'un rasoir aussi, tant qu'à faire.

      Je l'ai arrangé suffisamment pour qu'il n'ait plus l'air de s'être échappé de prison et j'ai enlevé le pansement derrière sa tête. La plaie ne saignait plus et les épais cheveux bruns de l'homme la cachaient.

      - Allez, en route vers le café réparateur de Mère Paula ! ai-je dit joyeusement en tapant des mains.

      La cafétéria était quasiment vide. Je me suis dirigée vers la table à côté de la sortie de secours, comme d'habitude, l'homme toujours à mon bras. Il marchait bizarrement, comme un gamin timide qui aurait traîné les pieds. Il n'avait plus rien à voir avec le mâle plein d'assurance macho de la veille. Et il n'y avait toujours pas de caméra ou de guignols en jupettes pour se ficher de ma tête. On plongeait vers des méandres burlesques d'incertitudes. Les amnésiques poussent à la télé, pas dans la vraie vie. Et encore moins dans la vie des gens comme moi.

      - Qu'est-ce qu'on fait ici ? a-t-il demandé en examinant la salle comme s'il la voyait pour la première fois.

      Je sais bien que c'est mal éclairé le soir, mais quand même. Il n'avait pas besoin de faire cette tête-là non plus. La passion de Paula pour les nappes fleuries, le formica et les chaises rétro est peut-être discutable mais les cendriers en forme d'angelots en porcelaine n'avaient pas besoin d'être critiqués aussi férocement.

      - C'est moche, ça, a dit l'homme en le reposant sur la table.

      - Paula me fait toujours une réduction sur les beignets, ai-je riposté.

      - Où est le rapport ? a-t-il demandé innocemment.

      Et le pire, c'est qu'il avait vraiment l'air de s'en inquiéter.

      - Laissez tomber, ai-je soupiré en lui fourrant dans les mains la carte.  Choisissez un truc à bouffer. Les pancakes sont délicieux.

      - Je prendrai les pancakes.

      J'ai rassemblé tout mon sang-froid professionnel et mon tact féminin pour dire avec mansuétude :

      - Quel bon choix.

      Il n'a pas relevé. Il a posé la carte et a jeté encore un coup d'œil alentours avant de revenir à moi et de m'observer en penchant la tête de côté comme un ours en peluche sur la devanture d'un magasin en liquidation. Cachée derrière le dépliant en papier glacé, j'essayai de percer à jour son étrange technique de drague. Il examinait maintenant le store beige en plastique et semblait essayer de comprendre les paroles du dernier tube d'HYS, diffusé en sourdine dans la cafétéria, fronçant les sourcils ou souriant d'un air béat quand il comprenait les jeux de mots débiles de la chanson. Il aurait tout aussi bien pu s'accrocher au cou une pancarte "je débarque d'une autre planète".

      La serveuse s’est arrêtée à côté de nous et a sorti son calepin de son tablier.

      - Ce sera quoi ? a-t-elle mâchouillé nonchalamment. Café maison, déca, cappuccino, viennois, moka ou expresso ?

      Sans blague, c’est une nouvelle règle de la maison, le chewing-gum et l’accent traînant ? L’homme m’a regardée d’un air paniqué.

      - Café maison pour tous les deux, ai-je répondu avec un large sourire hypocrite. Avec du lait s’il vous plaît, pancakes pour monsieur, beignets et confiture de Paula pour moi.

      - Merci, a soufflé l’homme quand la serveuse s’est éloignée en direction du client suivant, en faisant une énorme bulle rose qui lui a éclatée à la figure. (Bien fait !)

      - De rien.

      J’ai pris la salière sur le présentoir au milieu de la table et je l’ai fait tourner entre mes doigts.

      - Si vous m’expliquiez les règles du jeu, maintenant ? ai-je proposé. A quel moment vous allez partir, par exemple.

      - Comment je me suis fait ça ? a murmuré l’homme en touchant son plâtre. J’ai tellement mal à la tête. Je n’arrive pas à me souvenir. Mon nom… vous le connaissez ?

      Ses yeux se sont levés vers moi, aussi grands et perdus que ceux du chien pour la pub de la SPA. Ou il jouait très bien la comédie ou… il ne pouvait pas jouer la comédie. Tout son visage montrait qu’il était noyé.

      - Vous avez été renversé par une voiture, hier, ai-je commencé prudemment, au cas ou il y aurait des micros quelque part et qu’il soit en fait en train de me faire avouer que j’étais une criminelle. Vous ne vous rappelez pas ? Je vous ai amené à l’hôpital et…

      Là, j’avoue que j’ai hésité à continuer. Il allait forcement se rendre compte qu’il était absurde qu’un mec comme lui ait pu prétendre qu’une fille de mon genre était sa femme. La serveuse a déposé les larges assiettes de crêpes chaudes devant nous, ainsi qu’une panière de beignets et deux tasses fumantes. Ca m’a donné le temps de me ressaisir et de décider de faire mon devoir, quelques soient les conséquences.

      J’ai dit mentalement adieu à Stanislas et au jackpot et j’ai pris une grande inspiration

      - J’aime ça, a dit l’homme en humant l’arôme délicieux du café de Paula.

      - Moi aussi. C’est une de mes odeurs préférées, ai-je avoué en me détendant d’un coup.

      Peut-être que je n’étais pas obligée de lui dire que c’était ma faute s’il avait perdu la mémoire. Au fond de mon estomac, ma conscience s’est mise à sonner le tocsin. Je l’ai faite taire en lui versant une bonne gorgée de café brûlant sur la tête, puis, tout en toussant parce que je m’étais brûlée, j’ai ajouté :

      - Hier, vous avez dit que vous vous appeliez Noah.

      Il a froncé les sourcils, très concentré, puis a secoué la tête, désemparé.

      - Ce n’est pas possible. Ca ne peut pas être mon nom, ça ne m’évoque rien du tout.

       Il a passé la main derrière sa tête puis a regardé ses doigts.

      - C’est rouge, a-t-il constaté, surpris. ça me pique.

      - C’est du sang, ai-je dit ironiquement en piquant deux ou trois serviettes en papier dans le distributeur en forme de vaches amoureuses que la serveuse avait déposé sur la table. "Il y en a une quantité appréciable dans le corps humain. Ça vient de votre blessure à la tête. Vous ne vous souvenez pas non plus d’être mon mari ?"

      Il a tamponné la plaie en grimaçant puis m’a regardée avec de grands yeux.

      - Je suis votre mari ?

      Et voila, c’était évident qu’il n’allait pas gober ça.

      - Je suis désolé.

      Il s’excusait ! Le cauchemar était complet. Dans trente secondes, il allait aussi me filer le lot de consolation et me dire que le voyage à deux aux Bahamas échouait à la fille intelligente à grosse poitrine qui avait joué avant moi.

      J’ai tartiné misérablement une crêpe de sirop d’érable avant de la rouler et de la poser dans son assiette. Il a attrapé mon poignet.

      - Je suis tellement désolé de ne pas me souvenir de toi, a-t-il murmuré, adorablement confus.

      Les cloches de la victoire se sont mises à carillonner et des feux de Bengale ont illuminé la cafeteria. Puis, tout de suite, ma conscience est revenue à elle et m’a filé un coup de poing sous les côtes.

      - On n’est pas mariés, en fait, ai-je avoué piteusement en dégageant ma main à contrecœur. C’était une idée de vous, hier (je n’allais quand même pas me faire passer pour la mytho omnubilée par le mariage), mais je ne sais toujours pas pourquoi.

      Bizarrement, il n’a pas eu l’air soulagé. Ce mec avait vraiment pris un coup sévère sur la tête. L’amnésie vous change un homme. Ça fait du bien…

      J’ai arrêté de profiter ignoblement du dijonctage du quidam et j’ai mordu dans un beignet.

      - Vous n’avez pas de portefeuille ? ai-je demandé, la bouche pleine.

      Il m’a regardée, perplexe.

      - Je ne sais pas.

      - Dans vos poches, ai-je insisté entre deux bouchées, en lui désignant son jean.

      Il s’est essuyé les mains sur les cuisses (il avait fini par goûter au pancake que je venais de lui préparer) et a fouillé les poches de sa veste, puis celles de son jean. Soudain son regard s’est illuminé comme celui d’un gamin qui vient de ruiner ses parents à Noël et il a extirpé d’une poche revolver un portefeuille carré en cuir noir.

      - Donnez-le moi, ai-je réclamé en avalant un morceau monstrueux de pâte chaude et sucrée et en tapant mes paumes l’une contre l’autre pour me débarrasser des cristaux blancs brillants.

      Au moment ou mes doigts se sont emparés du petit objet masculin et élégant, j’ai réalisé que je ferais mieux de cacher mes mains jusqu'à ce que j’ai refait ma French Manucure détériorée par l’accident. Heureusement, l’homme n’a pas paru noter ce détail critique. Un peu de confiture coulait sur son menton viril et sa crêpe était à mi-chemin entre son assiette et sa bouche. Il avait l’air complètement captivé par ce qu’on allait découvrir. Bon, en même temps, il s’agissait son identité oubliée.

      Le portefeuille contenait une liasse de billets de 100 dollars, apparemment neufs. Je les ai comptés rapidement, en hallucinant sur ce que les gens trimballent sur eux de nos jours. Il y en avait huit, plus de la petite monnaie et un jeton de caddie dans une poche fermée par un zip. Les autres plis contenaient quelques tickets de parking, une carte de visite du Restaurant Greco Colomba, une photo pliée en quatre et une carte d’identité que je me suis empressée d’ouvrir.

      - Bingo ! Benjamin Cooper. C’est votre nom.

      L’homme a fermé les yeux un instant puis les a rouvert, désemparé.

      - Ça ne me dit rien non plus, a-t-il murmuré, désespéré.

      - Vous êtes né le 20 décembre 1979, à Montréal. C’est là que vous habitez. Ça ne vous dit toujours rien ?

      J’ai hésité juste un instant. Un instant de réserve polie et de respect de la vie privée, puis j’ai laissé libre cours à ma nature désolante de curieuse.

      Et j’ai déplié la photo.

      En me répétant que ce n’était pas la peine de continuer à fabuler et que la vue de sa famille bien-aimée et de sa femme blonde et parfaite allait le faire définitivement sortir de ma vie.

      J’ai bien aplati les coins cornés et lissé les rayures, mais la photo a continué à représenter la façade vert sapin de l’ « Ebénisterie Lebrun ».

      - Qui est-ce ? a demandé Benjamin, plein d’espoir.

      Je lui ai adressé un large sourire rempli d’assurance et visant à cacher ma légère déception et, étrangement, mon grand soulagement.

      - C’est votre boutique ! Vous êtes ébéniste, Benjamin. C’est un beau métier.

      J’espérais juste qu’il ne me demande pas en quoi il consistait. Je lui ai passé la photo et j’ai repris le portefeuille pour chercher s’il n’y avait pas encore une poche cachée. Ce que je trouvais le plus bizarre, c’était le jeton de caddie. Ce n’était pas le genre de truc que je me serais attendue à trouver sur un homme.

      - Ça ne peut pas être mon métier, a protesté faiblement Benjamin. Personne ne prend en photo son lieu de travail.

      - Peut-être que vous en êtes très fier, ai-je argumenté sans me démonter.

      Il lui fallait une note d’espoir, un truc auquel nous raccrocher pour chercher sa famille ou ses amis. Enfin, nous. Lui, je veux dire. Avec une adresse, un nom et de l’argent, il pouvait se débrouiller aisément pour retrouver son chemin.

      Sauf s’il tombait à nouveau dans les pommes.

 

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