Le Joueur de Flûte
C'est un soir sombre à Wolfstack Docks. Ou bien une matinée, quelle différence cela fait quand on n'a pas vu le soleil de mémoire d'homme. Les quais sont baignés de l'âcre parfum des embruns, des dockers embarquent la cargaison d'un navire, une belle carcasse de métal toute panachée de vapeur, qui ne tardera pas à repartir pour les eaux du Zud. Là, deux hommes bourrus soulèvent des caisses frappées du sceau de la maison Greyfields ; là, un capitaine gratte la tête de sa chauve-zouris, les yeux perdus à l'horizon. Rêve-t-il de son prochain voyage, ou au contraire, redoute-t-il les terreurs innommables que l'on rencontre quand le noir se fait de la proue à la poupe ?
Comme toujours, le peuple va et vient dans les ruelles, cherchant le réconfort au fond d'un verre ou dans les bras d'une compagnie payée au juste prix. Quelques-uns, billets déjà en main, viennent parier leur maigre salaire dans les combats d'araignées. D'autres, le visage strié par la rudesse de la vie dans les bas-fonds, épinglent un ruban noir à leur poitrine avant de disparaître derrière une porte dérobée. On entend au-dessus des toits les armes des duellistes qui s'entrechoquent.
Tu enfonces ton chapeau un peu plus sur ta tête.
Aujourd'hui, tu n'es pas là pour chercher commerce avec les corzaires, qui t'ont par ailleurs fourni à de nombreuses occasions ce dont tu avais besoin, et sans questions indiscrètes, s'il vous plaît. Ils ne sont pas de ceux qui se payent en secrets ; une bourse bien pleine les satisfait amplement. Non, aujourd'hui, tu es là pour chasser un gibier autrement plus gros que les rats dont tu te contentais jusque-là. Bien qu'il n'y ait rien de honteux à chasser la vermine, tu en conviens parfaitement. C'est un travail qui doit être fait, et qui rapporte bien plus que sa paie. Le petit compagnon logé dans ton col, qui fouine et couine, moustaches au vent, peut en témoigner. Tu ne l'as pas tué, celui-là. Serait-ce la lueur d'une intelligence peu commune dans ses minuscules yeux noirs qui aurait arrêté ton geste ?
On raconte toute sorte de choses sur les sous-sols de Londres. Les universitaires y mènent leurs petites guéguerres, une école contre l'autre, pour savoir à qui trouvera une plus grosse relique. On y rencontre des rats, bien sûr, mais aussi des araignées grandes comme des maisons, aux crocs longs comme la jambe d'un homme, accompagnées de leur progéniture, qui se compte par milliers. Les rares qui en sont revenus disent même que certaines d'entre elles parlent. Toujours est-il que peu sont assez fous pour s'y aventurer longuement, ce qui est beaucoup dire dans une ville comme Londres. Cela signifie une mort certaine pour ceux qui oseraient braver cet interdit tacite, mais tu préfères le voir comme l'occasion de pouvoir mettre de côté une somme rondelette, peut-être assez pour pouvoir passer pour un membre de la bonne société, et pourquoi pas un de ces nobliaux et leurs compagnes, dont les couleurs criardes et le regard hautain narguent les petites gens. Tout à ces rêves de richesse, tu bouscules de l'épaule un passant à la mine baissée. Tu te tournes vers lui pour t'excuser et constate qu'il n'a pas de visage. Seul un large sourire se dessine à l'endroit où, sur sa face noire, devrait se trouver la bouche. Tu lui adresses un signe de la main poli ; tu ne peux desserrer les lèvres. Il lève la main à son tour pour te rendre ton salut ; tu t'attendais à voir huit doigts, mais il y en a neuf. Un sentiment de terreur te saisit à la gorge, mais tu parviens à hocher la tête. L'homme se détourne, et continue son chemin. Tu ne repars pas avant qu'il ait complètement disparu.
L'accès aux égouts que l'on t'a soufflé contre une poignée de joyaux se trouve au fin fond d'une impasse. C'est une lourde porte de bois que tu peines à soulever, et qui laisse échapper en s'ouvrant, un flot grouillant, mi-rats, mi-insectes. Après eux, un chat remonte l'escalier lui aussi. Voilà longtemps que tu n'en as pas vu ailleurs qu'aux côtés de la Duchesse. C'est un vieux matou blanc au pelage sale. Il te regarde de son œil valide, tournant à peine la tête. L'autre est une bille de jade qui luit au feu de ta lanterne. Il n'a que trois mots pour toi avant de s'éloigner : « Fais bien attention ». Tu ne suivras pas son conseil. A-t-on déjà fait confiance aux mots d'un chat ? Il a sans doute vu ton attirail de chasse au rat et veut t'empêcher de compromettre un garde-manger bien fourni. Sale bête, pestes-tu avant de t'engouffrer dans le tunnel.
Bien que tu sois à l'intérieur, le vent est toujours fort, et manque à plusieurs reprises de faire tomber ton chapeau sur le sol boueux. Ça empeste le cadavre de rat, là-dessous. Les toiles d'araignées te collent au visage tandis que tu passes au travers.
Il fait noir, même à la lueur de la lanterne. Un instant, tu penses à allumer une autre bougie, mais tu as besoin d'une main libre pour tirer. Au diable, te dis-tu finalement. Ce n'est qu'une chandelle. Tu pourras la lâcher quand tu n'en auras plus besoin. Rapidement, la cire brûlante te coule sur les doigts. Le gain de lumière n'est pas flagrant, mais la petite danseuse incandescente qui ondule au bout de sa mèche parvient au moins à te réconforter. On n'entend rien d'autre que tes pas dans la gadoue et le couinement plaintif du rat sur ton épaule.
Bientôt, une mélodie se fait entendre au loin. Des notes jouées à la flûte, ou peut-être au pipeau, s'élèvent tout autour de toi ; elles viennent de partout, et de nulle part à la fois. Tu n'entends plus que ces accords éraillés qui te vrillent le crâne, ils se rapprochent et s'éloignent, se rapprochent et s'éloignent. Se rapprochent. S'éloignent. Ton rat tombe de ton épaule, tu tentes un mouvement pour le rattraper, mais la petite créature s'est déjà envolée. Alors, tu continues à avancer dans la boue dont tu n'entends plus le gargouillement sous tes semelles. Une conscience lointaine, vestige de l'époque où tu n'avais pas encore vendu ton âme à une jolie diablesse pleine de charme, te murmure que tu devrais faire demi-tour, qu'il n'est pas encore trop tard. Tu ne l'écoutes pas. Elle ne t'a jamais menée à rien de faste.
À la musique s'ajoute maintenant un orchestre de couinements. Ils sont de plus en plus proches, de plus en plus nombreux. Au milieu du corridor inondé, tu lèves ta lanterne. Et enfin tu le vois.
C'est un homme, coiffé d'un chapeau à plume grotesque. Tu ne vois pas son visage, mais tu lui donnerais ton âge, peut-être un peu plus. Avec méthode, il fait couler ses dix-huit doigts le long d'une flûte à six branches, d'où émane une mélodie tout droit sortie des Enfers. Il avance vers toi sans te regarder, et quand il arrive devant toi, tu comprends à son visage parfaitement lisse qu'il ne peut te voir, ni t'entendre, ni même te sentir. Il te dépasse d'un pas lent, sans jamais interrompre sa mélodie.
Un gargouillement se fait entendre dans le boyau de pierre. Il suit le joueur de flûte. C'est le couinement, il se rapproche. Toi, tu ne peux plus bouger. Ta chandelle est tombée sur le sol, elle s'est éteinte. La lueur jaune de ta lanterne n'éclaire qu'à quelques pas de toi. Pourtant, tu les aperçois quand ils surgissent. Des points rouges, pas plus gros qu'une tête d'épingle, brillent par centaines… non, par milliers. C'est un amas de chair entassée et informe qui avance vers toi à présent. Tu ne peux plus bouger.
Ce sont des rats. Des milliers et des milliers de rats empilés les uns sur les autres pour ne faire plus qu'un, dévorant tout sur leur passage. Une araignée noire de la taille de ta tête s'approche du monstre, qui l'engloutit et, après un bref cri de détresse, il n'en reste plus rien. A mesure de son avancée, crânes et ossements de toutes sortes s'échappent de la créature et volent jusqu'à tes pieds. Elle se nourrit de tout.
Tu ne peux plus bouger.
La chose est maintenant à portée de ta main. Tu pourrais en attraper un si tu le voulais, mais tu ne veux pas. Et quand ils sont assez proches pour que tu sentes de fines moustaches te chatouiller la joue, tu décèles au milieu de la masse une paire d'yeux bien différente. Une paire d'yeux qui luit d'une intelligence peu commune.