La Traque
Chapitre 2
Ses yeux parcoururent rapidement les pages du dossier, glissant à toute allure sur le papier glacé. Au fil des pages et des rapports du légiste, une profonde horreur commençait à ronger sa fierté et son excitation. Il s'arrêta un moment sur le crâne défoncé de Rudy et frissonna. Avait-il réellement fait ça ? Dans son esprit, tout semblait si normal, si juste… Mais comment justifier tant de barbarie ? Comment avait-il pu se laisser guider à ce point par la violence, par ses instincts ?
Objectivement, il avait été désordonné et beaucoup trop impulsif… Il avait agi de manière démesurée, allant jusqu'à faire éclater la boite crânienne d'une de ses victime décédée. Reid se rappela, submergé par un plaisir honteusement puissant et une certaine panique, du liquide poisseux et grumeleux qui couvrait ses doigts après cet acte. Il lança un bref regard inquiet à ses collègues qui lisaient eux aussi rapidement le dossier.
Les meurtres semblaient trop personnels. Tout allait forcément guider l'équipe à lui.
Il tourna la page et faillit défaillir en observant à travers diverses photos ce qu'il avait fait d'Alexa. Son cœur se serra violemment et un nœud inextricable se forma dans son estomac. Son souffle était plus court. La peau blanche de la jeune femme palpita quelques instants sous ses doigts… Son visage angélique mais froissé par la peur le fixa encore une dernière fois. Sa bouche cerise s'entrouvrit devant ses yeux et le sang perla à la commissure de ses lèvres.
Reid sentit une étrange douleur envahir chaque fibre de son corps. Les battements de son cœur s'amplifièrent et il craignit un moment que l'équipe n'entende cette folle cavalcade. Il trembla légèrement.
Il ne valait pas mieux que les autres tueurs sur lesquels il avait enquêté… Mais il savait que désormais, il ne pouvait plus contrôler l'hôte, ni se battre contre cet esprit qui l'avait toujours effrayé… La nausée au bord des lèvres, il laissa encore cette chose en lui reprendre le cours de ses pensées et lui imposer les images du viol qu'il avait subi des années auparavant.
Bien sûr, ils méritaient tous les tortures qu'il leur avait infligées… La cause était juste. La barbarie se justifiait quand on parlait d'animaux dans leur genre…
La voix de Rossi interrompit ses pensées.
-Notre homme s'est vraiment acharné sur les deux premières victimes… Certaines plaies sont post-mortem.
Morgan approuva lentement.
-C'était sans doute personnel.
Spencer se mit à respirer difficilement : l'air compact n'arrivait plus à s'engouffrer dans sa poitrine opprimée. Il réussit cependant à émettre faiblement son avis :
-Peut-être connaissait-il particulièrement bien ces deux victimes-là et pas vraiment les autres. Il est parti d'une rancœur personnelle et s'est ensuite attaqué à des gens de la même classe sociale.
Reid balaya l'assemblée des yeux et remarqua qu'ils avaient l'air assez d'accord. Il se détendit légèrement. La voix mal assurée d'Emily s'éleva sur sa droite.
-Vous avez vu ? Le mode opératoire est différent avec Alexa Lisben.
Les yeux fatigués de sa collègue se posèrent sur lui, semblant s'excuser de raviver une telle douleur chez lui. Mais il ne ressentait rien, mis à part une profonde peur mêlée à de l'anxiété et à un certain dégoût.
Rossi lut à haute voix ce que son voisin de gauche avait commis.
-Effectivement. Elle a d'abord été ébouillantée au niveau des bras. Sa peau a été lacérée au niveau de la poitrine.
Les images s'imposaient, plus fortes et plus palpables que le présent dans l'esprit de Spencer. Le jeune homme avait vraiment du mal à respirer, happé par les souvenirs. Dave continua, imperturbable, sa sordide énumération.
-Elle a été violée et s'est d'abord planté un couteau entre les jambes, puis dans le cœur. Le tueur lui a ensuite ouvert la poitrine, post-mortem, lui a arraché le cœur et l'a déposé à côté de sa victime…
Reid lança un regard trouble à ses collègues et tressaillit en apercevant une paire d'yeux sombres braqués sur lui. Hotch, en face de lui, l'observait en silence.
Le testait-il ?
Souhaitait-il voir sa réaction devant de telles horreurs ? Le pensait-il trop faible pour continuer à travailler sur cette enquête ou le soupçonnait-il déjà ?
Il tenta de rester interdit et maître de ses émotions et de son corps, mais ne put empêcher son esprit de continuer à vagabonder dans l'abysse de ses souvenirs au rythme de tous ces mots évocateurs. Il revit la lame pénétrer dans la chair d'Alexa, déchirant sa peau pâle et délicate à l'endroit qu'il avait « possédé » quelques instants auparavant. Il ne lui avait infligé que ce qu'elle lui avait fait subir.
Cette horrible trahison…
Il secoua un peu la tête pour ne pas s'égarer une nouvelle fois et tenta de se concentrer sur l'équipe. Il regarda Prentiss, à moitié avachie sur la table, la tête entre les mains, opiner lentement.
-L'unsub a forcé tous les hommes à se couper les veines... Au niveau des poignets… Et… et… donc…
Elle fit une pause, pour trouver la force d'achever sa phrase, sous l'œil critique d'Hotch et devant les sourires narquois des autres membres de l'équipe. Avant qu'Emily ne puisse continuer, son patron s'adressa à elle :
-Tout va bien, Prentiss ?
La jeune femme battit des paupières et se redressa vivement, en bafouillant.
-Euh… Oui… Pardon… Je… suis fatiguée.
Hotch la détailla sévèrement.
-Bois de l'eau.
Les joues pâles de leur collègue devinrent aussitôt cramoisies, mais elle ne répondit pas. Spencer remarqua qu'Hotch n'était pas aussi en colère que son ton ferme le suggérait : de léger pli à la commissure de ses lèvres indiquait plutôt un certain amusement. Morgan, avec un sourire moqueur, reprit là où s'était arrêtée Prentiss.
-Et donc…On peut dire que c'était on ne peut plus personnel avec elle : lui avoir arraché le cœur est très symbolique. Peut-être est-ce l'œuvre d'un ex-petit-ami ou d'un déphasé qui était amoureux d'elle…
Spencer serra les dents et les poings : il était loin d'être un déphasé. JJ, toujours debout, prit enfin la parole :
-Le fait qu'il ait utilisé un couteau sur Alexa peut indiquer qu'il se sent ou qu'il est d'une certaine manière impuissant, non ?
Hotch approuva gravement.
-Effectivement, au vu des blessures, il y a des chances qu'il se sente ou qu'il soit impuissant…
Reid tressaillit et se mit à trembler de rage.
Impuissant.
Il était loin d'être impuissant. Ils ne comprenaient rien ! Une voix sourde gronda dans son esprit et couvrit momentanément tout autre bruit. Un voile rouge tomba devant ses yeux et une chaleur fulgurante embrasa sa peau.
Impuissant.
Ses mains se refermèrent en poings et il les imagina en train de broyer le cou gracile de l'agent de liaison qui lui faisait face…
Impuissant.
Il leurs prouverait qu'il était loin de l'être... Oh oui… Il tuerait sous leur nez pour prouver qui de lui ou de l'équipe était vraiment impuissant. Il entendit vaguement une voix l'interpeller et il lui fallut quelques secondes pour se rendre compte qu'elle ne provenait pas de son imagination. Il posa les yeux sur Hotch qui le fixait, visiblement inquiet.
-Es-tu sûr d'aller bien ?
Le jeune homme acquiesça lentement, contrôlant que bien, que mal la rage qui explosait un peu partout de son organisme.
-Oui. J'en suis sûr.
Il s'était exprimé sur un ton de défiance mais très calmement. Il devait rester sur cette enquête, ne pas s'emporter à chaque connerie que sortiraient ses collègues.
Ne pas réagir... Même s'ils le pensaient impuissant.
Ses doigts pianotèrent rapidement sur le stylo bille qu'il avait en main. Il lança un bref coup d'œil à Reid qui tremblait légèrement, attitude qui contrastait étrangement avec l'assurance de sa voix. Toute cette histoire l'affectait bien plus qu'il ne voulait laisser l'entendre. Morgan soupira légèrement et se souvint des termes employés par Spencer lorsqu'il lui avait parlé d'Alexa Lisben, au cours d'une enquête qui avait amené Reid à dévoiler des éléments gênants concernant son adolescence… «Alexa était la plus jolie fille de l'école ». Il jeta un bref coup d'œil à l'écran posé devant lui et ne put qu'approuver les dires de son ami.
Cette femme était magnifique.
Il se doutait que Reid avait dû –comme beaucoup de garçons de l'université- tomber sous son charme… Ce fait allait rendre cette enquête particulièrement pénible pour Spencer et Derek se jurait de veiller sur lui, afin de le soutenir si besoin était.
Il l'observa à la dérobée et remarqua que sa respiration était loin d'être régulière : le torse de son jeune ami se soulevait dans des soubresauts erratiques. Rossi toussota en face de lui, pour rediriger l'esprit des profileurs sur l'enquête.
-Ce type est assez désorganisé. Une partie des armes qu'il a utilisées proviennent du domicile de ses victimes : il improvise !
Hotch approuva son collègue.
-Oui… La violence des actes eux-mêmes suggèrent qu'il agit sous le coup de fortes impulsions. Il est très instable.
Derek ajouta, perplexe :
-Cependant, il est très prudent et très intelligent : il a réussi à s'introduire chez des personnes riches dont les maisons et appartements étaient pourvus de divers systèmes de sécurité. Cela démontre une certaine organisation.
La voix de Reid se fit entendre, égale, dénuée d'intonations et de sentiments.
- S'il arrive plus ou moins préparé au domicile de ses victimes, il finit toujours par se laisser emporter par la colère… Ce type est un sadique qui se laisse submerger par la vague de plaisir qui le transporte lorsqu'il torture ces personnes.
Morgan remarqua que les yeux de Reid étaient dans le vague, rivés sur un autre monde. Hotch finit par acquiescer une dernière fois.
-Sans doute. Mais nous en saurons plus, une fois sur place. Nous allons nous rendre à Richmond, en Californie, où ont eu lieu les deux premiers meurtres et le dernier en date. Cet endroit semble assez particulier pour le tueur…
JJ approuva son patron et ajouta :
-Nous avons été invités par l'inspecteur Roger. Il n'a fait le lien entre les meurtres qu'après la découverte du corps de Michael Kelpman. Il a ensuite effectué une rapide recherche, a découvert les autres victimes et nous a tout de suite appelés… Cependant, certains « trous » entre les meurtres peuvent laisser penser qu'il ne les a pas toutes trouvées. L'espace entre certains meurtres sont beaucoup trop grands.
Hotch afficha une mine sombre.
-C'est pourquoi, j'ai demandé à Garcia de faire une recherche à l'échelle nationale puisque le tueur a agi dans trois états différents. Elle nous rappellera rapidement pour nous dire ce qu'elle a trouvé… Si elle trouve quelque chose.
Morgan ne put s'empêcher de sourire lorsque son patron évoqua la pétillante informaticienne. Penelope était un véritable rayon de soleil… Il s'agissait du seul membre de l'équipe capable d'égayer un peu les enquêtes les plus complexes et les plus éprouvantes. Rien qu'entendre son nom allégeait son inquiétude vis-à-vis de Reid. Sa "Baby Girl", en plus d'être douée dans son métier, était vraiment une amie inestimable.
Hotch se leva pour sortir, mettant ainsi un terme à la réunion.
-On prend le jet dans une heure. Soyez prêts.
Morgan éteignit l'iPad qui se trouvait devant lui et laissa sortir son patron. Il regarda Reid qui n'avait pas bougé, tout en se demandant s'il devait ou non parler à Hotch de ce qu'il savait au sujet de la relation qu'avaient entretenu Spencer et Alexa.
Pouvait-il trahir ainsi son ami en rapportant ses confidences à leur patron ?
Soudain, il entendit un profond soupir sur sa droite et se retourna vers sa collègue qui se frottait le visage.
Prentiss était l'agonie.
Derek afficha un large sourire et posa une main sur son épaule.
-Courage. Dans quelques heures et quelques litres d'eau, ce sera passé…
Emily grogna un peu, en guise de remerciement et s'extirpa difficilement de sa chaise pour sortit en même temps que JJ et Rossi. Morgan éclata de rire en la voyant s'éloigner d'un pas si peu assuré. Il tourna un peu la tête pour voir si Reid partageait ou non son hilarité et l'aperçut en train de mettre en ordre le dossier devant lui.
Sa mine était défaite et son teint plus pâle que d'habitude.
Le rire de Derek s'éteignit rapidement dans sa gorge et il reprit son sérieux : son ami souffrait sans doute énormément… Reid était un peu comme un petit frère, pour lui, le voir dans cet état l'affligeait.
Il se leva et se posta à côté de lui. Les yeux de Spencer étaient baissés et son visage était blafard. Entre Emily et lui, on n'aurait plus su deviner lequel des deux avait la gueule de bois.
-Hé… Reid…
Il vit les mains de son ami se crisper sur quelques documents du dossier qu'il rangeait et sentit son corps se raidir violemment à ses côtés.
-Oui ?
Derek soupira, mal à l'aise, et se mordit la lèvre inférieure.
-Je suis désolé.
Il vit les sourcils du jeune homme se froncer et son ton devint subitement agressif.
-Pourquoi ?
Surpris, il observa la colère qui déformait les traits de Reid… Quoiqu'il s'agissait sans doute de la souffrance… En effet, pour quoi ou contre qui aurait-il pu être en colère à cet instant ? Contre le sort ? Contre le meurtrier ? Ca n'avait aucun sens.
-Eh bien… Je suis désolé que tu aies à vivre ça… Je suis désolé que des personnes que tu connaissais soient mortes dans de telles circonstances.
Il sentit le corps de Reid se détendre légèrement et il l'entendit respirer plus fort.
-D'accord.
Morgan hésita un instant, puis ajouta prudemment :
-Ca a dû raviver de mauvais souvenirs en toi…
Il se doutait que Spencer avait dû repenser à cette soirée où Alexa l'avait invité sur le terrain de sport et où les membres de l'équipe de foot l'avaient déshabillé et attaché nu à l'un des poteaux du goal.
La lèvre supérieure de Reid fut parcourue d'un léger spasme de dégoût. Il finit cependant par opiner.
-Oui, effectivement.
Derek le trouvait assez distant et sentait toujours une certaine colère irradier de son ami. L'incompréhension était à son comble... Avait-il dit ou fait quelque chose de mal? Il tenta une approche maladroite, afin d'enfin comprendre ce qui n'allait pas.
-Tu ne lui avais pas pardonné, à cette fille, je me trompe?... Pourtant, malgré ça, tu as l'air vraiment bouleversé.
Reid releva la tête et le regarda pour la première fois droit dans les yeux : ses pupilles étaient dilatées à l'extrême si bien que ses iris avaient presque entièrement disparu au profit de ce puits noir et sans fond… Le mépris se lisait dans son regard.
Morgan recula un peu, se demandant si Spencer lui en voulait pour un quelconque motif. Le jeune homme lui répondit enfin, en pesant chaque mot.
-Non… Non, je ne lui avais pas pardonné… Mais personne ne mérite une fin pareille.
Derek observa son ami sans le reconnaître. La dernière fois que Spencer avait évoqué ce passage de son existence, il pleurait et était assez abattu… Ici, il ne lisait que rancœur et douleur dans ses yeux secs.
Le choc pouvait-il vraiment expliquer ce comportement, cette animosité ? Contre qui Reid était-il en colère ? Contre Alexa, contre le tueur ou contre lui-même ?
Son ami détourna enfin son regard et finit de remettre les photos et documents dans leur enveloppe cartonnée.
-Morgan…
Sa voix était soudainement moins assurée. Derek, rendu perplexe par ce brusque changement de ton et d'expression, mit quelque seconde avant de répondre d'une voix douce.
-Oui ?
Reid soupira et se frotta le front de la main gauche, sans oser le regarder à nouveau.
-Pourrais-tu garder pour toi ce que je t'ai raconté ? Je veux dire… Ce dont je t'ai parlé lors de l'enquête sur Owen. Je sais qu'il est question d'Alexa Lisben dans cette affaire, mais cette histoire est vraiment gênante et très personnelle… Je ne veux pas que les autres apprennent ça…
Il fit une pause, cherchant ses mots, visiblement ému, désormais… Sa voix tremblait légèrement et ses mains posées sur la table s'étaient refermées en poings. Derek vit même des larmes affluer dans les yeux marron du jeune homme.
-Ce n'est pas que je n'ai pas confiance en eux… Mais je te considère bien plus comme un ami qu'Hotch, Rossi, Emily, Garcia ou même JJ… Et je t'ai raconté ceci en tant qu'ami en croyant que jamais, tu n'aurais à le raconter à qui que ce soit… Donc, s'il te plaît, agis en ami et n'en parle pas.
Sa demande prit Morgan de court : il avait déjà hésité à en parler à Hotch quelques instants auparavant. Cependant, objectivement, il ne voyait pas en quoi ça pourrait les aider dans l'enquête, donc ça n'avait pas une grande importance. Ce n'était qu'une confidence d'ami à ami et Derek pouvait comprendre le malaise de Spencer.
Ensuite, il pourrait garder seul un œil sur Reid, puisqu'il connaissait l'histoire qui le liait à l'une des victimes.
Cette histoire n'était en fin de compte pas si importante… Et ne concernait que Reid.
Derek finit donc par opiner et rassura son ami :
-Ne t'inquiète pas : je vais garder ça pour moi.
Spencer eut un faible sourire, malgré ses larmes.
-Merci.
Toute colère semblait s'être dissipée comme par magie. Reid était à nouveau là, devant lui… Le jeune homme cala le dossier parfaitement en ordre sous son bras et sortit de la pièce, laissant Derek seul dans la salle de briefing. Perplexe, il ne saisissait pas exactement ce qui venait de se passer et ce qui avait provoqué de telles émotions chez son ami.
Il s'agissait sans doute d'un état de choc…
Ca ne pouvait qu'être ça, après tout.
A suivre…