La descendante
Éther hésitait à repartir. L'air, d'une térébrante sécheresse, paraissait lui perforer les poumons. La forêt, encore, lui était invisible et elle commençait à douter de sa première vision. N'avait-elle été qu'illusion ? Un œil à l'empyrée la conforta dans son immobilité : un héraldique azur à trouer la rétine, une étendue royale qu'elle eût pu trouver belle en d'autres temps.
L'impression d'une rouge lumière sur le flanc des rocheuses, tout là-bas, s'était fondue dans l'incertitude d'un mirage. Après tout, elle se trouvait bien dans un désert et la chaleur montante d'un sol exsangue ne pouvait que la troubler. Sous la voile, elle étouffait malgré une ouverture laissée au faible vent. Son téléphone indiquait une température de cinquante et un degrés, de quoi joliment rôtir.
Une grosse goutte de sueur roula sur son échine sans qu'elle ne bougeât un seul muscle ; un enfer.
Elle en profita, après avoir mangé quelques fruits secs, pour faire l'inventaire de son sac : écouteurs, portefeuilles (quelle utilité, vraiment...), brosse et miroir, carnet et stylo, son livre « la faute de l'abbé Mouret » de Zola – parfait s'il ne faisait pas si chaud –, deux vêtements de rechange, un paquet de mouchoirs et ses chaussures à lacets.
- Bon. (Son murmure s'évapora.) Je répugne à jeter quoi que ce soit. Si... si je trouve une brave âme, peut-être m'indiquera-t-elle où est-ce que je suis. Peut-être me dira-t-elle « c'est un rêve ! Réveillez-vous !
Elle éclata de rire avant de tousser, sa gorge en papier ponce. Une infime gorgée d'eau l'apaisa. Roulée en boule sur la terre mêlée de sable, elle ferma les yeux en soupirant, résignée à s'endormir pour ne pas voir passer le jour.
Quelques sons lointains parurent la sortir d'une brume comateuse. Nonobstant ce, elle rassembla ses affaires en désordre autour d'elle et, percevant la course solaire arriver à sa fin, eut un battement de soulagement. Son téléphone indiquait dix-neuf heures.
« Si je dois en déduire quelque chose, je dirais qu'il y a approximativement deux heures de plus en une journée et une nuit que... »
Un tic nerveux l'agita, son conscient se refusait à l'idée qu'elle perdait la tête. Il lui en fallait plus pour s'y résigner. Et si elle n'était pas folle ?
Il fallait se lever et repartir, sans réfléchir, avec l'idée seule de trouver un coin d'eau fraîche, un abri, de la nourriture.
Les heures filèrent en artistes couturières, piquant de leurs aiguilles les mollets de la jeune femme.
Éther, bien lasse, n'y crut pas lorsqu'une ligne verte tremblota à l'horizon. À bien regarder, il devait s'agir de la forêt ! La vapeur bouillante soulevée sous ses regards la désespéra toutefois d'arriver bientôt. Étant fille de voyageurs, elle savait comme la lumière et la chaleur pouvait déformer les distances ; cependant, il était certain qu'en tombant du ciel, elle n'avait pas inventé cette verdoyante étendue et atterri à perpète les olivettes non plus.
Aux premiers brins d'herbe, elle s'abaissa pour les mieux voir, détaillant leur grain, leurs teintes. Jamais gazon ne lui avait paru aussi enchanteur qu'en cet instant d'infini soulagement. Elle se sentait enfin proche de son but, et la clarté du jour, diminuant, apportait à l'air une douceur plus qu'espérée. La terre était plus tendre lorsqu'elle croisa une plante grasse bien curieuse, aux longues piques violacées.
- Une espèce d'Aloe que je ne connais pas, marmonna-t-elle.
Elle aurait bien goûté ses feuilles si la crainte de s'empoisonner n'avait été si forte.
Le terrain se creusa de dolines enfouissant sous une terre moins aride de grosses roches concassées, créant un véritable gruyère où l'ombre devait être agréable, avec peut-être quelques recoins d'humidité. Claquant une langue de papier mâché contre un palais qui ne valait guère mieux, la jeune femme but la dernière gorgée, à peine suffisante pour lui faire oublier sa douleur. Les étoiles s'allumèrent une à une dans le crépuscule naissant, elle ne les observa pas, craintive. Cependant, ses yeux irrésistiblement attirés par la lune et sa traîne d'ablettes (des météores?), donnaient au palpitant une terrible sensation. Un mouvement à sa gauche la fit sursauter. Elle observa venir une sorte d'oiseau – c'est ce qu'elle crut tout d'abord – qui, en s'approchant, prit une allure menaçante.
- Qu'est-ce que c'est que ce truc ?!
Indécise, elle se déplaça près des rochers.
- Ça vient vers moi...
Puis :
- Nom d'un chat on dirait un ptérodactyle !! Puis ça va vite ! Oh là je reste pas, moi.
Percevant tout au fond d'elle une primitive terreur monter jusqu'à ses digues, Éther contourna la doline, repéra une cavité et s'y jeta à l'instant où l'ombre titanesque du volatile – projetée par la lune – l'écrasait de sa funeste promesse.
Grondement. Raclement de roches les unes contre les autres.
L'espace qui avait accueilli la jeune femme était déjà très frais. Elle perçut sous ses paumes le grain grossier, sentit son cœur battre au travers, sa pensée s'affoler.
Un autre rugissement l'aplatit contre la dure surface, elle cessa de respirer, son tambour en mitraillette.
« Brillant, énorme, volant... et carnivore ? Un dinosaure ? Dans quelle région de fou je me trouve ?! Il a échappé aux scientifiques ou quoi ? »
Le crissement à l'extérieur lui coupa toutes réflexions ; la bête cherchait-elle à dénicher sa proie ? Était-ce la fin de son voyage, une mort lente sous la dent d'un monstre ailé, engoulée comme un vulgaire morceau de viande ? Jamais elle n'avait eu aussi peur, même lorsqu'elle avait dû sauter en parachute pour la première fois. C'était une terreur panique, aucune issue, la nuit venant, le gel, se murer dans le silence.
« Je ne suis plus là, je ne suis plus là, je ne suis plus là... »
Un mantra de l'horreur.
Transie, la voyageuse n'osait bouger. Au loin, un autre cri bestial sembla perturber son attaquant. Elle l'entendit marcher tout autour de la combe, sa respiration rauque coupant la sienne. Puis, une lourde vibration, de nombreux claquements de voilures, un souffle grave. Le silence doucement revenant.
« C'est parti ? Je suis sauve ? »
Elle s'apprêta à remonter, se figea.
« Et si c'était un piège ? Un animal ne serait pas intelligent à ce point... si ? Si, j'ai déjà vu ça. Tous les animaux sont intelligents, à leur manière. Il veut me bouffer, c'est clair, il est capable de tout. C'est énorme, ça pourrait me déchiqueter en deux d'un seul coup de patte. »
Elle tenta de se remémorer ce qu'elle en avait vu. Pas grand-chose, sa peur et l'obscurité venant le lui avait dissimulé. Mais c'était assurément très gros, très lourd et très affamé.
Alors Éther pleura, sans larmes, tremblant de la tête jusqu'aux pieds. Elle se sentait fiévreuse, les lèvres gercées, les tempes bouillantes sous un marteau-pilon. Ses mains, gelées, ne l'apaisèrent en rien. Pourtant il fallait bouger, au mépris du danger ; c'était soit le tenter soit croupir des heures encore et elle n'était pas sûre d'en avoir l'énergie.
Doucement, tout doucement, la jeune femme remonta la pente faible des rochers, terrorisée à l'idée d'un comité d'accueil ; mais il n'y avait rien. Glacée, elle s'accroupit encore, contournant lentement la doline, finissant par se rendre à l'évidence : elle était seule.
La nuit était totale, le temps, si prompt à ralentir dans les moments d'horreur, lui avait pourtant paru bien court. Était-elle oublieuse de son calvaire, dans un inconscient élan de bonté envers elle-même ? Néanmoins il était tard, elle avait faim et affreusement soif. Quelques pas...
La forêt lui apparut dans toute sa royale indifférence, au bas d'une pente légère courant à ses frontières où, amoureusement, la lune laissait traîner sa robe d'apparat.
Éther en béait d'émerveillement, secouée d'une si vive émotion qu'elle se laissa tomber au sol, aspirée en un vorace siphon mental. Il devait y avoir... quoi ? Cinq kilomètres tout au plus ! Une heure de marche... Un rire incontrôlable lui échappa. L'espoir en fleuronnant redora ses pensées tantôt bien noires ; elle courut parmi les roches et les pelures d'herbes, dévalant sans fatigue telle une monture humant soudain l'écurie.
En face, deux taches blanches freinèrent son élan. Mouvantes, venant de sous l'arborescent couvert, leur allure était celle de chevaux au galop.
« Qu'est-ce que c'est que ça encore ? C'est pas vrai ! Je serai jamais tranquille ! »
Les événements l'avaient rendu prudente ; elle dévia sa trajectoire et rejoignit le plus proche amas de rochers, à nouveau tremblante d'une terrifique expectative. Il fallait se cacher, vite, plus vite.
La concavité comportait elle aussi un véritable petit labyrinthe, elle s'y perdit volontiers, les tempes humides sous l'angoisse. Ici, un petit lichen grignotait même les surfaces qu'elle lécha, à bout de forces. Qu'avait-elle vu ?
« Je n'allais tout de même pas faire demi-tour. Je vais me défendre ! Ceux-là ont l'air moins imposants, s'il le faut, je me battrai jusqu'au bout. Je ne mourrai pas sans combattre. »
Il n'y eut guère à attendre, les sabots frappant le sol à l'extérieur augmentèrent son taux d'adrénaline. Il était juste qu'un dinosaure volant carnivore et violent lui fasse plier l'échine, mais deux équidés, ça non ! Enfin, tout dépendait des cavaliers.
« Oui, les chevaux ne viennent pas tout seul comme ça. Je suis pas leur propriétaire. Il est clair qu'ils ne sont pas sauvages. » Elle se rencogna, un caillou à la main, les muscles tendus d'un guépard prêt au bond.
Un éclat de voix percuta sa conscience apeurée ; filet, ruisseau, cascade douce aux talons des galets gris.
Insensiblement son bras se détendit et, le percevant soudain, la jeune femme manqua manifester sa présence d'une involontaire exclamation.
La voix se fit plus vive, fléchissant ses défenses et elle osa tourner la tête vers l'entrée par où elle avait fui. Seules les pattes des chevaux étaient visibles, d'un crin d'argent aux sabots noirs. Leur manière de se mouvoir, légère et sage, l'apaisa.
Lorsqu'un des cavaliers mit pied à terre, laissant ses jambes apparaître par l'ouverture, Éther hésita. Il était vain de rester ainsi terrée, dans l'attente d'une descente – elle ne serait pas à son avantage, si bagarre il devait y avoir.
Prenant son courage en bouclier, elle sortit de sous les roches.