Le dernier mouvement de la danseuse perdue [ Ezarel ]
Dans une atmosphère obscure, où les éclats de voix, les rires gutturaux, les tintements de verres, les sourires ivres trônaient tels des rois, une jeune femme… dansait. Son corps ondulait au rythme effréné de la musique rustique, ses hanches guidant la danse.
Elle dansait, dansait à ne plus en finir, repoussant ses limites. Les courbures de la jeune femme enflammaient les âmes des jeunes hommes assoiffés. Mais elle faisait abstraction de ce qui l’entourait. Elle ignorait ces mains sales qui touchaient sa peau de lait, ignorait ces regards avides qui ne rêvaient que de la posséder, ignorait les infamies qui pouvaient sortir de leurs lèvres charnues… et les barreaux de sa cellule disparaissaient le temps d’une danse. Elle n’était alors plus emprisonnée. Elle était libre. Libre de penser, de chanter, de se mouvoir. Aucune crasse de ce monde ne pouvait plus l’atteindre.
Un verre se brisa.
Les cristaux, au contact du sol, explosèrent.
La jeune femme ouvrit les yeux.
Renoua avec la réalité.
Observa les doigts noircis par les saletés de la vie toucher son corps si pur.
Regarda la chaîne qui entourait son cou, ses poignets, ses chevilles.
« Je suis forte » se murmura-t-elle intérieurement.
Elle poussa un soupir, à deux doigts de pleurer…
… et continua à danser, sous le regard sévère du maître de taverne.
« Encore un jour sans lendemain » pensa-t-elle.
La jeune danseuse entendit la cloche sonner, signe qu’une personne venait d’entrer dans la taverne. Elle se figea, ce tintement ne lui annonçant rien qui vaille. Elle pria intérieurement pour que ce nouvel arrivant ne souhaitait rien de sa part. Car les hommes en la voyant pouvaient proposer des sommes monstrueuses… pour satisfaire leurs désirs. Elle frissonna de dégoût, et masqua son visage discrètement entre ses longs cheveux noirs qui lui arrivaient jusqu’aux chevilles. A travers le rideau formé par ses cheveux de jais, elle réussit à accrocher la silhouette de l’inconnu. Il était grand, semblait bien proportionné et avait la tête encapuchonnée, de manière à ce qu’on ne puisse distinguer ses traits. Une longue cape de velours noire cachait son corps, et le rendait parfaitement anonyme. Aucun moyen d’estimer son âge. Il apostropha une serveuse.
« Que demande-t-il ? » pensa-t-elle inquiète.
La serveuse indiqua du doigt le maître de taverne.
L’inconnu se dirigea vers celui-ci. Le maître de taverne était un homme grand, aux joues rosies par l’alcool et bénéficiant d’un embonpoint certain. Ses habits en toile taupe étaient salis par les déjeuners à répétition, et il ne prenait pas le temps de les laver car cela lui « coutait trop cher ». Le genre d’homme avare obnubilé par les pièces d’or et les manaas, qui passait ses journées à rire et recompter sa fortune. L’inconnu formula sa demande, en jetant régulièrement des regards vers la jeune danseuse qui frémit. Même si elle ne réussit pas à apercevoir ses yeux, elle comprit qu’il parlait d’elle, l’inconnu tournant régulièrement la tête vers elle. Elle continua à danser, observant la scène avec intensité. Quelle nouvelle humiliation devra-t-elle subir ?
Ce que proposait l’homme anonyme semblait déplaire au maître de taverne. Celui qui me possédait esclave bougea ses bras gras dans tous les sens, et cria de déplaisir. L’inconnu feignit de partir, mais le maître de taverne le rattrapa et lui serra la main, signe qu’un accord était conclu. Le mystérieux inconnu donna une bourse pleine… de pièces d’or. Une petite fortune.
La jeune danseuse s’arrêta brusquement dans son mouvement lorsqu’elle vit les deux hommes de diriger vers elle. Elle comprit le sort qui l’attendait. Son cœur se mit à battre à un rythme effréné dans sa poitrine.
Le maître de taverne ouvrit ma cage, sous le regard attentif de l’inconnu. A l’aide d’une clef il enleva la chaîne qui nouait son cou, mais garda celles des poignets et chevilles. Il tendit le bout de chaîne à l’inconnu qui l’attrapa.
- Tu vas suivre cet homme. Tu lui appartiens désormais, maugréa-t-il de sa voix serratique.
Elle le savait, elle l’avait compris, et c’est dans un murmure qu’elle demanda :
- Mais que va-t-il advenir de moi… ?
- Ca ce n’est pas mon problème ma belle. Bon vent !
Il allait lui asséner un coup au bas du dos quand elle siffla :
- Ne… me touche… pas.
Assez fort pour qu’il l’entende.
Assez bas pour ne pas attirer l’attention de l’inconnu.
Mais chaque syllabe était appuyée avec intensité.
Cela n’aurait pas été étonnant d’entendre un rugissement sortir de cette gorge si féminine.
Le maître de taverne rit mais ne s’amusa pas à insister. Peut-être craignait-il cette femme à la beauté redoutable… malgré le fait qu’elle soit attachée de la tête aux pieds.
Elle descendit les marches, maudissant sa cage, haïssant la vie.
Elle n’avait d’autre choix que de suivre cet inconnu. Enchaînée comme elle l’était, toute velléité d’évasion aurait échoué. Ces chaînes étaient les pires abominations d’Eldarya : elles absorbaient directement son énergie, sa magie, et la rendaient aussi vulnérable qu’une simple humaine. Quoi de plus douloureux que de se sentir aussi faible qu’un oiseau tombé de son nid ?
Perdue dans ses pensées, elle se contenta de suivre cet homme si silencieux. Ils marchèrent vers la sortie, traversant la marée humaine d’ivresse qui constituait cette taverne débauchée. Ils sortirent enfin de ce vicieux endroit. Le monde vu de l’extérieur sembla à la jeune femme être si… lumineux. Depuis combien de temps n’avait-elle pas vu le soleil ? A quelques mètres de la taverne était située une écurie où l’homme à la cape prit son cheval, et marcha en silence dans le petit village.
La jeune danseuse ainsi enchaîné se sentait humiliée, et la rage s’emparait progressivement de son corps. Elle voyait les regards malsains la jauger, entendait les insultes à son égard fuser. « Sale elfe ! » entendit-elle, « C’est tout ce que tu mérites » pestèrent des villageois. L’inconnu ne sembla pas faire attention aux insultes qui fusaient à l’égard de la jeune femme, mais il tressaillit intérieurement. La haine que vouait le village à la jeune elfe était incompréhensible. « Quel racisme… » pensa-t-elle. Avec surprise elle vit sa haine s’évanouir en quelques minutes, pour laisser place à de la passivité. De la tristesse. Elle avait entendu, subi, tellement de choses que plus rien ne pouvait la toucher.
Mais quelque chose l’intriguait : elle se demandait pourquoi cet inconnu l’avait-il choisie elle? Pourquoi était-il aussi silencieux, et pourquoi était-il vêtu ainsi. Qu’allait-il advenir d’elle ? La belle femme imagina tous les scénarios possibles, tous plus horribles les uns que les autres. En moins de dix minutes, elle eut le temps de faire le tour de tous les scénarios possibles, mais également de traverser l’ensemble du village, qui n’était constitué que de quelques pâtés de maisons, d’une ferme perdue, ainsi qu’un unique marché.
Lorsqu’ils arrivèrent à l’orée de la forêt, elle demanda fermement:
- Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?
L’inconnu ne lui répondit pas, et continuait à lui tourner le dos.
- Pourquoi m’avoir prise avec vous ?
Il se retourna brusquement. La danseuse eut un mouvement de recul.
Ses mains s’approchaient dangereusement d’elle.
- Ne me touche PAS !
Le tutoiement fusa emporté par la colère.
- Je ne vais pas vous faire de mal, dit-il d’une voix qui lui semblait être douce.
- Ne… t’approche… pas !!
Un grondement sortit du profond de sa gorge.
La panique gagna la jeune femme. Sa poitrine se soulevait au rythme effréné de sa respiration saccadée. Malgré l’apparente douceur de la voix de l’inconnu, elle n’arrivait pas à lui faire confiance. Elle réussit à deviner à quelle tranche d’âge il appartenait. Sa voix était fraîche, il ne devait pas avoir plus de vingt-deux ans. Malgré sa jeunesse, elle ne pouvait s’empêcher de le craindre. Et par-dessus tout, elle ne souhaitait pas qu’il la touche…
« Maudites chaînes ! Sans elles je pourrais me défendre. » pensa la jeune femme.
Elle ferma les yeux, s’attendant au pire.
Au bord de la crise de panique, elle retint ses larmes.
Certaines passèrent la barrière de ses cils, et s’écoulèrent le long de sa joue. Elle ne voulait pas qu’il la touche !
Un « clic » métallique l’incita à ouvrir les yeux. Un deuxième « clic » s’ensuivit. Elle vit ses poignets, ses chevilles : elle était libre. Surprise, elle essuya ses yeux, et regarda avec curiosité ce jeune homme au faciès inconnu. Puis elle s’empressa de les masser, tant ils lancinaient de douleur. Cet homme l’avait libérée.
Quel mauvais choix il avait fait…
Elle ignorait combien de temps elle était restée enchaînée. Cependant, a l’instant même où elle fut délivrée, la jeune femme fut secouée d’un regain d’énergie, et sa peau devint éclatante de santé. Elle s’accroupit et posa les mains à même le sol, puisant dans l’énergie naturelle d’Eldarya. Une fraîcheur et une puissance illimitée s’accapara de son corps. Le cœur de la forêt battait en phase avec le sien.
- Maintenant que j’ai gagné votre confiance, nous pouvons discut…
La voix de l’inconnu se brisa lorsqu’il fut jeté à terre par des ronces vivantes qui sortaient du sol. Elles se tordirent autour de ses chevilles et poignets, l’empêchant de bouger.
- Ne t’estime pas avoir l’avantage sur moi, dit si simplement la jeune femme. M’avoir libérée est une erreur.
Elle se sentait pleine de vitalité. L’assurance dans sa voix surprit le jeune homme.
Le jeune femme écrasa ses ongles sur la terre, et un flot d’énergie resserra l’étreinte sur les chevilles et les poignets du jeune homme. Il fronça les sourcils de douleur. La flamme de la rage se lisait sur son visage lisse. Elle éprouvait un certain plaisir à le voir souffrir.
- Découvrons quel jolis minois se cache derrière cette sombre capuche, dit-elle en rigolant à sa propre blague.
Secouée d’une rage inexprimable, elle ne se rendit pas compte qu’elle faisait subir à cet homme ce qu’elle-même avait subie… et qu’elle était en tort.
Une nouvelle ronce, lui obéissant au doigt et à l’œil, pris un pan de la capuche de l’inconnu et tâcha de la lui enlever.
La jeune fille lâcha un petit cri de surprise, et les ronces se desserrèrent quelque peu de l’homme.
Comme elle l’avait deviné, c’était bien un jeune homme. Le visage qu’elle découvrit était un visage fin, avec de jolis yeux verdoyants, et de longs cheveux bleus… Mais l’épaulière qu’elle découvrit scintillait de mille feux… Une épaulière verdoyante, qui n’était autre qu’une émeraude. Symbole de la Garde Absynthe qu’elle connaissait si bien.
- Etes-vous perturbée par ma beauté ? suggéra-t-il en affichant un sourire charmeur.
- Vous venez d’Eel ? demanda-t-elle en ignorant la remarque.
L’inconnu, toujours au sol, râla intérieurement en voyant que sa stratégie de « perturbation féminine » n’a pas fonctionnée. Mais il souffla un peu en découvrant qu’il pouvait s’expliquer. La surprise qu’il lut sur le visage de la danseuse le rassura.
La jeune femme, de son côté, n’en croyait pas ses yeux. Elle venait de tomber sur un membre de la garde d’Eel !
- Heureux que cette épaulière ait pu me sauver d’une mort peu glorieuse, se contenta-t-il de dire ironiquement.
- Qui êtes-vous ? Qui vous amène ? Qu’attendez-vous de moi ? Pourquoi ne pas avoir tout de suite décliné votre identité ?!demanda-t-elle en prenant un ton agressif.
- Peut-être qu’il serait plus… diplomate… de me laisser me lever et vous expliquer tout ça ?
- Non !
Sa voix était sans appel.
L’inconnu grommela et plissa les sourcils de mécontentement.
- Lazuli… commença-t-il
- Comment connaissez-vous mon prénom ?! le coupa-t-elle à nouveau en écarquillant les yeux.
- Vous voulez m’écouter oui ou non ?
La dénommée Lazuli haussa les épaules et se força à ne rien dire.
- Je m’appelle Ezarel, et j’ai été envoyé…
La gorge de la jeune femme se noua.
- Pour retrouver la princesse perdue d’Elefia.