Le Sacre
LE DERNIER LOUP GAROU
La toile était vieille et élimée, même déchirée par endroits, mais son ami n'aurait pas aimé une autre que celle-ci. Julian s'agenouilla et déposa le corps, puis enroula doucement le tissu autour de lui. Il évita soigneusement de toucher les plaies vertes et enflées, même s'il ne risquait plus rien. La toile était si grande qu'il réussit à faire trois fois le tour du corps de son ami avant de terminer. Au moins n'aurait-il pas froid durant son voyage vers l'autre-monde, si sa religion impliquait bien un tel passage. Il se rendit compte qu'il n'en avait pas la moindre idée.
« Besoin d'aide ? » demanda son maître d'une voix douce.
Le jeune homme lui adressa un petit sourire mais secoua la tête. Il n'avait pas besoin d'aide pour cela, et il savait que son ami aurait préféré qu'il le fasse seul. Tout doucement, il passa ses bras sous le dos du cadavre et le souleva. Il ne se souvenait pas qu'il était si léger. Sur la fin, la maladie l'avait considérablement affaibli et il avait beaucoup maigri. Quelques pas plus loin se trouvait la tombe qu'il avait creusée, il y déposa l'indien et arrangea autour de lui les objets qu'il devait emporter.
Même si Julian essayait de ne pas regarder son visage, il n'arrivait pas à s'en empêcher. Upa souriait. Un sourire léger et doux qui faisait presque oublier la plaie atroce qui lui dévorait la joue gauche. Julian prit une inspiration et passa sa main dans les cheveux de jais pour rajuster la plume qui y était plantée.
Il n'avait jamais tant souffert que durant ces deux dernières semaines où il avait regardé son ami lentement dépérir. La peste verte, la mort verte, la pestilence, on avait donné de nombreux noms à la maladie. Elle se répandait dans la région ouest depuis plusieurs années maintenant. L'ouest avait toujours été pauvre, selon son maître, mais depuis l’avènement de Piccolo et la destruction de la plupart des hôpitaux, les fléaux comme celui-ci se propageaient d'autant plus vite. Upa l'avait probablement contracté en croisant un des réfugiés de la zone 18 qui avait été sélectionnée il y a un an pour la destruction.
Piccolo Daïmao l'avait promis le jour de son triomphe, il détruirait chaque année une zone à l'anniversaire de sa prise de pouvoir. 15 en avaient déjà fait les frais, et une seizième serait sélectionnée dans moins d'un mois. Julian connaissait bien cela : à huit ans, ils avaient fuit la zone 31 avec sa mère avant qu'elle ne soit détruite. C'était Upa qui les avait trouvés et qui avait conduit Julian à son maître. Comment aurait-il pu savoir à l'époque qu'il serait celui qui enterrerait l'indien, dix ans plus tard ?
Une larme roula lentement de ses yeux bleu profond sur ses joues et il tendit une main tremblante pour prendre la pelle dont il s'était servi pour creuser.
Le chat s'était approché en silence, appuyé sur sa canne de bois. Il releva les yeux vers son dernier élève et s'exprima d'une voix douce.
« Tu ne veux pas dire quelque chose ? »
Julian baissa la tête sur son ami. Bien sûr qu'il aurait voulu dire quelque chose, comme il aurait voulu parler aux trois enterrements précédents. Il ne voyait simplement pas quoi dire et dans le cas d'Upa c'était encore pire. Il tenta d'ouvrir la bouche mais le chagrin lui étreignit la gorge et les mots s'étouffèrent avant même de franchir ses lèvres.
« Tu étais... mon ami. Le meilleur ami qu'on puisse espérer. Tu étais... le meilleur d'entre nous. » finit-il par éructer d'une voix déformée par les pleurs.
Il y avait tant d'autres choses qu'il aurait aimé dire, comment l'indien et son père l'avait recueilli alors que sa mère repartait chercher les siens. Comme ils avaient appris tous les deux les arts martiaux, grâce à Maître Karine. Comme Upa l'avait toujours soutenu, même dans les pires situations, même alors que la lune était grande et ronde dans le ciel.
Il prit une pelletée de terre et commença à reboucher la tombe. Maître Karine ne bougea pas de sa place, ses yeux interdits fixés sur le visage de son jeune élève. Julian devinait parfaitement ce qu'il pensait : de tous les élèves qu'il avait pris sous son aile depuis l’avènement de Piccolo, Upa était le meilleur et le plus prometteur. Il ne lui restait plus que Julian et il savait bien qu'il ne valait pas autant que son ami disparu. Il était fort, oh ça oui, mais il manquait d'agilité, de vitesse et de maîtrise. Même sa force, il ne la tenait que de sa nature et pas de l'entraînement qu'il avait subit.
« Arrête. » commanda doucement maître Karine avant qu'il ne recouvre le visage de l'indien.
Julian suspendit son geste et suivit le regard de son maître. Comme toujours, le chat resta silencieux. Ils restèrent ainsi pendant quelques minutes.
« Au revoir, mon ami. » finit-il par soupirer et le chat opina de la tête.
Ils passèrent ensuite quelques minutes à tasser la terre pour que la tombe soit un peu présentable. Lorsqu'ils eurent terminé, elle ressemblait à celle à sa droite : celle de son père. C'était le souhait d'Upa d'être enterré à ses côtés et il l'avait exprimé dès les premiers symptômes. Julian le comprenait : Bora avait été un héros qui avait participé à la première tentative de rébellion contre Piccolo, il avait même fini terrassé par le plus puissant enfant du démon : Clavecin... Upa aurait très bien pu être le suivant s'il n'en avait pas été de la maladie.
« Nous devrions partir. » souffla Karine alors qu'ils sortaient du cimetière.
Julian préféra ne pas répondre immédiatement, il savait exactement ce que son maître allait dire et il ne voulait pas discuter de ça maintenant. Il récupéra son grand maillot blanc et l'enfila, il l'avait retiré pour creuser car dans cette zone, désertique dès que l'on quittait la forêt, le soleil tapait fort.
Une fois suffisamment loin, Julian se retourna vers son maître. Sa carrure de taureau projetait une ombre immense autour du félidé et pourtant il se sentait comme un gamin chaque fois qu'il devait lui faire face. Karine ne le laissa pas commencer.
« Je nous ai retenus trop longtemps ici. » commença-t-il et Julian sentit sa voix se briser pour la première fois. « Ce qui est arrivé est entièrement ma faute. »
« Maître, vous savez que c'est faux. »
Il l'arrêta d'un geste de la patte. « Peu importe, nous ne pouvons plus rester ici. »
« Mais on ne craint rien ! »
Karine n'était jamais tombé malade et Julian était persuadé qu'il ne pouvait pas. Quant à lui, sa nature lui conférait une protection unique contre certaines maladies, sa mère le lui avait expliqué avant de partir.
« Pas de la maladie Julian, mais ton entraînement doit continuer, et je n'ai plus rien à t'apprendre. »
Karine reprit son chemin vers l'orée de la forêt.
« Cela fait des années que d'autres élèves, comme toi, s'entraînent aux quatre coins du monde. J'aurais aimé qu'Upa, David et Kali viennent avec nous, mais il est temps pour toi de les rencontrer. Peut-être les autres maîtres auront-ils quelque chose à t'apprendre aussi. »
Julian connaissait déjà tout cela. La stratégie était simple : disperser les maîtres d'arts martiaux survivants et leurs élèves pour éviter qu'une unique frappe des démons n'annihile toutes les chances. Karine avait écopé de la zone la moins protégée car la résistance n'était pas installée dans l'ouest, la région n'avait pas assez d'infrastructures.
« Mais... »
Karine le coupa immédiatement et son ton était d'une dureté rare chez lui. « Tu sais que tu ne peux plus l'attendre, Julian. »
Le jeune homme ralentit le pas. Cela faisait dix ans que sa mère était partie pour tenter de retrouver les autres membres de son espèce. Les loups-garou avaient été très durement touchés par la destruction de la zone 31, où la plupart de leurs villages se trouvaient. Elle voulait juste retrouver d'autres membres pour vivre avec eux, mais elle lui avait promis qu'elle reviendrait le chercher. Il était trop dangereux à l'époque de se balader sur les chemins avec un enfant de son âge.
« Je ne l'attends plus. » tenta Julian d'une voix blanche.
« Alors plus rien ne nous retient ici, n'est-ce pas ? »
Julian ne répondit pas avant qu'ils ne soient arrivés au camp. Il ne méritait plus ce nom d'ailleurs, il ne restait que deux tentes installées. Il commença à rassembler ses affaires puis émit un soupir. Il passa la main dans ses cheveux noirs, coupés bien court, et se tourna vers le félin.
« Vous avez raison, pardon maître. Je prépare mes affaires. »
Pendant qu'il fouillait sa tente pour préparer le petit sac qu'il emporterait avec lui, Julian ne put s'empêcher de se poser la question qui le tourmentait depuis dix ans : si sa mère ne revenait pas, cela voulait-il dire qu'il était à présent le dernier de son genre ? Les humanimaux avaient particulièrement souffert du règne de Piccolo : ils étaient déjà en minorité mais leur nombre avait drastiquement diminué. Les loups-garou ne faisaient pas exception à la règle. Cette crainte le tenaillait depuis longtemps mais il n'avait jamais osé l'évoquer en présence de maître Karine.
« Julian ? Tu as bientôt terminé ? »
Il se dépêcha de fourrer sa tenue d'entraînement dans le petit sac et le jeta sur son dos, il n'avait pas grand chose à prendre en fait. Il ressortit de la tente et ils défirent entièrement le camp pour n'emporter qu'une seule grande tente que Julian chargea sur son dos. Karine lui tendit une petite capsule.
« Garde ça précieusement, veux-tu. C'est notre radio. Une fois qu'on se sera un peu éloignés, nous contacterons les résistants du Centre et du Nord pour savoir où nous diriger. »
Évidemment, il était hors de question de prendre la direction du Sud. Outre le désert qu'ils devraient traverser, ils ne trouveraient personne pour les aider là-bas. L'Est était trop loin, même si Julian aurait beaucoup aimé y aller. On prétendait que le roi Piccolo avait confié à son fils aîné le commandement de cette région.
« Nous partons directement vers le Nord, maître ? »
« Non, d'abord nous allons faire un détour, si tu le veux bien. Suis-moi. »
Ils firent un dernier tour de ce qui leur avait servi de camp pendant un an, puis Karine s'enfonça dans la forêt et Julian le suivit. Il ne comprenait pas ce que son maître pouvait avoir à récupérer là-dedans mais il savait qu'il n'était pas temps de poser des questions. La traversée se fit donc en silence, jusqu'à ce qu'ils quittent la zone luxuriante au bout d'une heure de marche, pour pénétrer dans une région brûlée où la nature reprenait lentement ses droits. L'incendie datait déjà de quinze ans et pourtant seuls quelques arbrisseaux s'était installés.
Karine ne s'arrêtait toujours pas et ils traversèrent cette région jusqu'à ce qui fut une clairière avant que ceux qui l'occupaient en soient chassés. La terre y était plus claire mais là aussi la flore envahissait lentement l'espace. Julian comprit en voyant une étrange protubérance au sol. C'était une colonne qui devait mesurer des dizaines de mètres lorsqu'elle était debout. Maintenant effondrée et brisée, elle était à moitié recouverte par la poussière et les racines. Il y avait plusieurs morceaux éparpillés tout autour d'eux. Au loin, au cœur de la forêt luxuriante, on distinguait le sommet arrondi de ce qui avait été la tour Karine. La résidence de son maître avant que Piccolo ne prenne le pouvoir.
Il ne l'avait jamais vue mais Upa lui avait raconté cet épisode mille fois. Comment Piccolo s'était rendu sur place lui-même après sa victoire contre le petit garçon singe. Comment il n'avait rien trouvé et comment il avait détruit la tour et les environs dans un accès de rage.
« ...jamais complétée. »
Karine murmurait quelque chose en cherchant dans les débris, quelque chose que Julian ne comprit pas. Il s'était attardé dans sa contemplation du dôme gigantesque. En quelques pas il rattrapa son maître.
« Que cherchons-nous ? »
« Je l'ai trouvé. » annonça Karine en tapant de sa canne sur un morceau de la tour effondrée. « Pourrais-tu soulever ça Julian ? »
Le loup-garou opina de la tête et s'agenouilla pour déblayer la poussière, arrachant quelques racines au passage. Il passa ses bras autour de la pierre. Le morceau était plus long qu'il ne le croyait et une partie était enfoncée dans la terre. Julian dut s'y reprendre à deux fois, bandant les muscles de son bras en grondant lorsque, enfin, il réussit à soulever la colonne. Il la maintint ainsi le temps de faire deux pas puis la laissa retomber et rouler.
Maître Karine était déjà en train de fouiller au sol pour planter sa canne en un endroit précis. Il se mit à creuser avec les pattes, sur une dizaines de centimètres, tout en expliquant à son jeune élève :
« Piccolo ne serait jamais venu les chercher ici-même. Je les ai laissés trois ans après qu'il ait détruit la tour. »
Par chance, la région n'avait jamais été sélectionnée pour être détruite. La puissance de Piccolo aurait risqué de détruire ce trésor, même enfoui à plusieurs mètres de distance de la surface. Julian se demanda ce qui nécessitait une telle précaution. Il s'agenouilla face à son maître et observa ce que ce dernier était en train de déterrer.
Enfin se dévoila un petit paquet, puis un autre plus large. Karine les retira tous deux avec précaution et défit rapidement le plus gros. C'était une théière, ancienne et travaillée mais qui ne présentait rien d'exceptionnel aux yeux du novice.
« Maître... ? » commença-t-il.
« La Chôshinsui. » murmura le vieux chat. « Un élixir divin qui peut dévoiler les forces enfouies au plus profond de toi. Il faut cependant la boire lorsqu'on a encore du potentiel à révéler et que l'on a atteint un certain degré de sagesse, ou elle tue celui qui la boit. Goku en a bu avant de partir affronter Piccolo mais j'en ai reçu une nouvelle théière ensuite. »
Julian resta interdit, il avait déjà entendu quelque chose comme ça. Pas de son maître, mais de son ami.
« Upa disait qu'elle s'appelait Chôseisui... »
« Il ne parlait pas de la même chose. Celle-ci est concoctée par Dieu en personne. »
C'était la première fois qu'il voyait son maître parler de quelque chose avec autant de respect, même s'il y avait de la crainte aussi. Julian resta interdit, le regard fixé sur la théière.
« Je devrais la boire pour devenir plus fort ? »
Aussitôt, Karine recula en serrant l'objet contre lui. « Non ! » s'exclama-t-il précipitamment. Puis il reprit ses esprits. « C'est trop risqué de te soumettre à une telle épreuve sans garantie. Je l'emporte au cas où mais je refuse de t'y faire boire pour le moment. »
Julian opina de la tête. Il n'était pas étonné. Bien sûr, l'élixir ne lui était pas destiné. Si quelqu'un devait le boire, ce quelqu'un était à présent enterré sous trente centimètres de terre. Le loup-garou préféra ne pas s'appesantir là-dessus. Il comprenait parfaitement le choix de son maître.
« Et l'autre paquet ? »
Une fois rassuré, Karine déposa la théière au sol et défit tout aussi délicatement le deuxième paquet. Une fois ouvert entre ses pattes, Julian vit ce qu'il contenait : deux petits haricots d'un vert pâle. Ils semblaient un peu flétris mais son maître les tenait comme s'il s'était agit de diamants. Le jeune homme savait pertinemment pourquoi, Upa le lui avait expliqué il y a de nombreuses années. Il mit un peu de temps à retrouver leur nom.
« Des senzus. Il vous en reste alors ? »
Ces grains très spéciaux étaient capables de soulager la faim pour plusieurs jours, faire disparaître la fatigue et soigner les petites blessures. Pendant un instant, le loup-garou se demanda s'ils auraient été utiles contre la peste verte mais Karine les aurait utilisés si ça avait été le cas.
« Un seul. » murmura le chat en réponse.
Son élève fronça les sourcils. Il en avait pourtant compté deux. Karine roula le premier dans son petit paquet et le ferma soigneusement avant de le tendre au loup-garou.
« Conserve-le précieusement. »
Julian prit le paquet, bouche-bée. Son maître se retournait déjà pour, semble-t-il, chercher quelque chose. Il rangea le paquet entre la ceinture de tissu qui lui ceignait la taille et son pantalon noir. Puis il rattrapa son maître et ouvrit la bouche pour poser une question.
« Comment est la lune ce soir ? » l'interrompit Karine.
La question décontenança Julian mais il n'eut que peu d'hésitation à répondre. « C'est la lune noire ce soir, maître. »
Comme tous les membres de sa race, il était connecté à l'astre nocturne par un lien étrange et invisible. Il pouvait sentir, dans toutes les fibres de son être, les modifications du cycle lunaire. C'était une sensation plaisante qu'il avait découverte sur le tard. En effet, la lune était restée invisible pendant de nombreuses années après sa naissance, détruite selon certains. Les loups-garou du monde entier étaient désespérés quand elle était réapparue, trois ans après la prise de pouvoir de Piccolo.
Julian ne se laissa pas dérouter bien longtemps et il se dépêcha d'enchaîner : « Que faites-vous maître ? »
Karine finit par trouver ce qu'il voulait : un petit morceau de l'ancienne colonne qu'il redressa pour que le morceau cassé fasse face au ciel. Il y déposa alors le petit haricot qu'il avait encore dans la patte. Aux yeux de Julian, la scène ressemblait diablement à un petit autel sur lequel on déposait une minuscule offrande.
« Celui-ci doit rester ici. » expliqua-t-il d'une voix faible et douce.
Julian ne discuta pas cette fois, mais il garda les yeux baissés sur son maître. Celui-ci avait les yeux rivés sur le ciel, comme s'il recherchait quelque chose. Enfin, il pencha la tête et pointa une direction du bout de la canne.
« D'abord, plein Nord. Nous allons longer la mer pendant un moment puis nous verrons si nous continuons vers la région nord ou le Centre. Tu es d'accord ? »
Le loup-garou opina doucement de la tête.
« Alors nous partons tout de suite. »
Ils prirent la direction indiquée et commencèrent par traverser la même zone brûlée. Julian se réjouit de voir que leur chemin allait passer près du dôme qui avait jadis été le sommet de la tour Karine. Arrivé à l'orée du bois, il prit tout de même le temps de se retourner vers la clairière qu'il venait de quitter. Son regard aiguisé capta rapidement le petit autel improvisé. Il ne voyait peut-être pas bien, mais il était presque sûr que le senzu n'y était plus.