Ad Vitam Aeternam
Le chant funèbre du mabari avait retenti au cœur du palais de Dénérim. Encore à cet instant, personne n’osait le faire taire. Les servants se pressaient dans les couloirs de la demeure royale, allant et venant les bras chargés d’étoffes de soie noire. Bientôt, les cloches sonneraient leur glas lourd et funeste, elles annonceraient ce que le peuple ignorait encore : le roi Alistair, - bien qu’ayant abdiqué -, était mort. Quelques mois plus tôt, il avait quitté le palais à l’aube pour ne jamais revenir, comme le faisait tout Garde des ombres. Où était-il allé ? Seul le Créateur le savait ! Et si des rumeurs racontaient qu’il fit halte près du Lac Calenhad, personne n’avait pris le temps de vérifier ses dires. Après quoi, il s’en était allé en direction d’Orzammar et c’était bien là la dernière trace qu’on eût de lui.
Le mabari avait fini par se taire, recroquevillé auprès de la cheminée allumée dans l’ancienne chambre du roi décédé. Dans l’entrebâillement de la porte, un homme l’observait gémir et pleurer des larmes invisibles. Sa peine si profonde lui enserrait le cœur autant que son propre chagrin. L’intelligence de ces chiens fidèles lui avait souvent été racontée, ainsi que leur empathie profonde avec leur maître, mais il ne l’avait jamais vu de ses propres yeux. Et le Créateur savait qu’il aurait préféré ne jamais en être témoin. Lorsqu’il poussa la porte, le chien ne réagit pas. Ses pupilles dorées fixaient le crépitement des flammes qui brûlaient dans l’âtre. Il avança et s’accroupit auprès de la bête en souffrance. Doucement, pour ne pas l’effrayer, il posa sa main au sommet de son crâne, qu’il se mit à caresser en silence.
— Je partage ta peine, mon ami… Si tu savais ô combien, je la partage…
À ces mots, les larmes lui brûlèrent les yeux, mais il souhaitait ne pas perdre la face. Alors que n’importe qui pouvait arriver, lui, tenait bon. L’animal releva son énorme tête et le regarda avec une intensité toute humaine. Au même instant, on frappa à la porte. Il devait quitter cet instant de privilège. Tout en déroulant ses longues jambes, il s’en alla s’enquérir du visiteur inopportun.
— Veuillez m’excuser, mais ceci vient d’arriver pour vous de Val Royaux, lui dit le sénéchal en lui tendant ce qui semblait être une lettre bien chargée. Pour vos seuls yeux, sont les instructions.
Il salua et opéra un demi-tour, laissant l’homme seul avec la missive qui portait les armoiries de la Divine en personne.
Tout en décachetant précautionneusement la lettre, il se dirigea vers le bureau de la pièce. Il déplia le parchemin et parcourut la fine et gracieuse écriture. Des instructions, encore ! et une clé. Il hésita un instant. Sa curiosité piquée à vif, il exécuta les paroles écrites : il glissa la clé dans la serrure du tiroir de gauche du secrétaire de feu le roi. Il tourna deux tours sur la gauche, puis trois sur la droite. Le déclic se fit et il retient son souffle. Comme dans un songe, il ouvrit le tiroir caché dans la moulure du meuble. Y plongeant les mains, il en sortit un cahier dont la couverture, en cuir bleu, était assouplie par le temps et malmenée par des années d’utilisation. Ficelée par une corde solide, on y avait coincé une missive qui portait son nom. Tout cela n’avait pas le moindre sens ! Il posa l’ouvrage sur le tablier du bureau et se posa sur la chaise, abasourdi. De nouveau, l’hésitation le gagna et il fixa le livre, ainsi que la lettre avec une attention encore inconnue. Ses doigts glissèrent sur le dos de l’ouvrage puis en firent le tour avec timidité.
Dong ! Le premier glas venait de retentir non loin du palais. Les cloches s’étaient mises à sonner. Dans un soupir, il défit le cordage qui fermait l’ensemble. Dong ! Les premiers murmures de stupeur parcoururent les gens qui passaient aux alentours du palais. Lui, tenait la lettre en main tout en la fixant, se demandant quels démons elle renfermait. Dong ! Était-ce des pleurs au loin qu’il entendait désormais ? Des cris ? Il n’était plus sûr de rien. Son attention devenait dévorante alors qu’il ouvrait la lettre. Ses mains lui semblèrent maladroites tant elles étaient empressées. Il avait froid. Il avait chaud. Tout ce méli-mélo de sentiments pour une simple lettre ! Dong ! Son regard était désormais posé sur la lettre ; cette lettre écrite des mains mêmes de celui pour qui les cloches résonnaient. Il la lut une première fois, les sourcils froncés. Une chaleur étrangère vint se poser contre sa cuisse ; la chaleur réconfortante du souffle exhalé par le mabari. Il relisait toujours le même paragraphe.
« Si tu lis ces lignes, c’est que j’ai quitté la vie humaine pour entamer mon voyage vers l’au-delà et rejoindre le Créateur. Ce n’est qu’un au revoir – si ce que la Chantrie a dit est vrai. Après tout, elle n’a pas toujours exprimé la vérité ou fait preuve de beaucoup de sagesse. »
Un rictus se dessina sur ses lèvres, amusé de voir que même dans les heures les plus sombres, Alistair n’était pas capable de rester tout à fait sérieux. C’était ce souvenir qu’il il voulait conserver à jamais.
« Si tu lis ces lignes, c’est qu’il est sans doute temps que tu apprennes enfin la vérité. Toute la vérité. Ma vie ne fut pas aussi rose que je l’ai laissée imaginer à toi, au peuple… À bien des gens. Mais il n’appartient qu’à toi de juger, si tu veux la connaître ou non. J’ai écrit pendant des années ce que certains appelleraient des « mémoires », mais je n’ai pas cette prétention. J’écrivais pour ne pas me sentir seul, pour me vider l’esprit et pour continuer d’avancer. Ce que tu y trouveras pourrait à jamais changer la façon dont tu me percevais. »
La lettre retomba mollement sur le bureau. L’homme se laissa aller au fond du siège, l’air pensif et grave. Au lointain, il entendait toujours les cloches sonner. Il se tourna vers la fenêtre qui donnait accès au balcon. Peut-être valait-il mieux laisser les morts reposer en paix ; peut-être valait-il mieux ne pas savoir. Il se leva, ouvrit la fenêtre et retrouva la rosée du matin. Un vent frais lui caressa le visage alors qu’il posait les mains sur la rambarde en pierre. Partout, des draperies noires pendaient aux fenêtres et les rues se vidaient. Les gens pleuraient le roi qu’ils avaient aimé, bien s’il ne fût pas toujours aussi dévoué à la tâche qui lui incombait. Le peuple n’avait sans doute pas compris pourquoi il avait délaissé le trône pour s’en aller à cinquante ans. Mais que sait le peuple des Gardes des ombres ? Un bruit mat retentit aux côtés de sa main droite. Le livre était là et, face à lui, le mabari. De ses yeux mordorés, il semblait vouloir lui faire comprendre quelque chose.
— Très bien… puisque ça te tient visiblement à cœur, murmura-t-il en s’emparant de l’ouvrage.
Il rejoignit l’intérieur où il retomba dans le fauteuil, près de l’âtre. S’assurant un minimum de confort, il ouvrit le livre et se lança dans la lecture. Un sourire orna ses lèvres en découvrant les premières phrases maladroites d’un Alistair de vingt ans à l’époque…