Les Mondes Écarlates

Chapitre 5 : Chapitre II (partie II)

5477 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 30/03/2019 14:08

Le temps suspendit son cours et l’immobilité du silence nous enveloppa dans une bulle sinistre, saturée du parfum de la mort. Le sang jaillissait par saccades pour venir s’étendre comme un drap vermeil sur le lit d’herbe fraîche et les rameaux chargés de leur épais feuillage s’abaissaient en voute sur nos têtes comme la main d’un colosse.

Tout s’était enchaîné à une telle vitesse qu’un clignement de paupière aurait suffit à nous faire perdre le fil des événements. Aussi nous étions là, complétement sidérés, comme si le Créateur lui-même nous avait cogné sur la tête.

 

« Tout le monde va bien ? », finis-je par demander, la gorge aussi sèche que le désert des Plaines Sifflantes.

 

Varric remisa sa précieuse arbalète dans son dos, tapota son gilet pour en ôter la poussière et esquissa quelques pas dans ma direction.

 

« Je ne voudrais pas parler pour nos autres camarades mais je crois, oui. », assura-t-il.

 

Alistair et Dorian dodelinèrent de la tête pour marquer leur approbation et rengainèrent à leur tour leurs armes. Blackwall, quant à lui, demeurait agrippé à son épée comme si sa vie en dépendait encore. Jetant un vif coup d’œil autour de lui, il fit de grandes enjambées le long des taillis puis revint sur ses pas. Du fil de sa lame, il vint battre les fourrées alentours, faucha un mur de plantes grimpantes et inspecta minutieusement chaque recoin du sentier qu’il venait de tracer.

 

« On peut savoir ce que vous faites ? », l’interpella Dorian.

 

« Je m’assure qu’il n’y en a pas un second planqué quelque part, figurez-vous ! », grogna le Garde, soufflant par les narines comme un bronto en colère. « Je vous avez pourtant mis en garde. Mais non, ce vieux Blackwall n’est qu’un empêcheur de tourner en rond, inutile de l’écouter ! Allons-y gaiment et faisons une halte ! Oh oui, quelle bonne idée ! »

 

« J’imagine que vous goinfrer comme un goret était une habile stratégie destinée à débusquer nos ennemis ? », persiffla le mage.

 

Blackwall planta brusquement la lame de son épée dans la terre.

 

« Et qu’auriez-vous préféré que je fasse ? Vous cogner tous, les uns après les autres jusqu’à ce que vous entendiez raison ? », gronda-t-il, tapant du poing sur sa paume ouverte.

 

« Ce n’est de la faute de personne. Aucun de nous n’aurait pu prévoir cela. C’était tout bonnement…déconcertant. », coupais-je finalement, espérant mettre un terme à cette énième chicane.

 

« Déconcertant, c’est le mot. », renchérit Alistair, « Un instant, mes attaques lui font autant de dégâts qu’une petite épée en bois et l’instant d’après : pouf, raide mort ! »

 

Faisant fi de l’odeur pestilentielle et de la mare de sang sous ses pieds, Varric s’accroupit près de la dépouille et l’inspecta longuement.

 

« Les matériaux qui composent son armure pourront sans doute nous en dire plus sur ce qu’est cette…chose. », déclara-t-il avant de se redresser, « Nous devrions en emporter une pièce pour la faire étudier à Fort Céleste, qu’en dites-vous Inquisitrice ? »

 

« C’est une excellente idée Varric. », approuvais-je, m’approchant à mon tour du malodorant cadavre, « Que suggérez-vous ? »

 

« Un simple gantelet devrait faire l’affaire, seulement j’ignore comment faire pour le lui ôter. »

 

« Permettez que je m’en charge, Maître Nain. », offrit subitement Blackwall qui délaissa sa mission de repérage pour venir se joindre à nous.

 

« Faites, faites, Héros. Je vous en prie. », déclara l’archer d’un ton rieur et se reculant d’un pas.

 

Ledit Héros glissa une main gantée dans sa longue chevelure, repoussa une mèche qui lui barrait le front et s’accroupit dans l’herbe. Plantant solidement ses deux pieds dans le sol, il prit une grande inspiration et vint se saisir de la main inanimée qu’il tira brutalement vers l’arrière.

Il grogna, souffla et tira encore, mais le gantelet ne vint pas.

 

« Voila…j’y…suis…presque… », Grommela pourtant le garde, entre deux expirations.

 

Soudain il éclata d’un rugissement de bête blessée, cri rauque et guttural qui déchira l’atmosphère. Les muscles tendus à tout rompre il fut saisi d’une série d’atroces convulsions puis lâchant subitement sa prise, il fut violemment projeté vers l’arrière, comme frappé par un poing invisible. Un nuage de poussière s’éleva lorsque sa carcasse toucha le sol dans un lourd fracas métallique.

Mon cœur manqua un battement, puis un second. Jusqu’à se taire in-extenso. La terre parue s’ouvrir sous mes pas et un gouffre insondable et froid m’avala toute entière.

 

« Blackwall ! », m’écriais-je, me précipitant dans sa direction.

 

Je tombais à genoux, chancelante, et agrippais doucement l’étoffe de sa veste.

 

« Vous allez bien ? », demandais-je, « Que s’est-il passé ? »

 

« Quelle merde ! Ce…cette chose…elle n’a pas bougé d’un pouce… », marmonna-t-il pour toute réponse.

 

« J’ai l’impression qu’elle a été scellée au corps de notre ennemi ici gisant. », déclara Varric en désignant la dépouille de son index tendu.

 

« J’ai reçu comme…un choc, une décharge. Un peu comme si on m’avait lancé un sort de foudre. », annonça le garde, portant une main sur son front trempé de sueur.

 

Blackwall souffrait, c’était évident et ce même si son orgueil lui défendait de l’exprimer à haute-voix.

Ses yeux brillaient d’une lueur étrange, sur le point presque de verser des larmes et son visage était tordu par un rictus de douleur. Un simple coup d’œil sur ce bloc de puissance, ainsi réduit à l’état de larve grouillante sur le sol, aurait suffit à faire vaciller le cœur le plus solidement accroché.

Même celui de l’Altus le plus flegmatique de tout l’Empire Tévintide.

 

« Faites-moi voir ça ! », ordonna Dorian, lançant une main secourable vers le blessé.

 

Comme il allait le frôler, le garde se déroba prestement.

 

« Pas question que vous me touchiez ! », grogna-t-il, tenant farouchement son bras comme un loup qui voudrait pouvoir lécher sa plaie tranquille.

 

« Allons, allons, ne faites pas l’enfant voulez-vous », insista le mage d’un ton moqueur.

 

Puis se tournant vers moi il ajouta :

 

 « C’est que c’est délicat ce genre de grosse bêbête, n’est-ce pas ? »

 

J’aurais volontiers relancé la plaisanterie si seulement la situation ne m’avait paru aussi préoccupante. Car si plusieurs fois j’avais vu son sang se répandre et des plaies venir s’ajouter à sa collection de cicatrices, jamais je n’avais vu Blackwall s’effondrer.

Toujours en première ligne et d’une force redoutable, il écrasait littéralement tout ce qui avait le malheur de se mettre en travers de son chemin : engeances, dragons…rien ne lui résistait.

Et aux yeux de l’enchanteresse d’arrière-plan que j’étais, une telle démonstration de force tenait presque du miracle. Aussi le voir ainsi plongé en situation de faiblesse avait largement suffit à me faire perdre mon sang-froid.

 

« Ce…ce n’est pas grave n’est-ce pas ? », balbutiais-je, me tordant les mains comme on essore un linge mouillé.

 

Mes mots se contentèrent de rebondir sur un mur de silence et Dorian de froncer les sourcils.

Comme l’aurait fait un guérisseur, il prit le pouls du patient, inspecta la couleur de sa sclérotique, puis examina longuement son corps perclus de douleur.

 

« Je ne voudrais pas vous effrayer mais, à moins que vous ne fussiez un contorsionniste de talent, votre bras n’a rien à faire dans cette position biscornue. », finit-il par déclarer, désignant le membre accidenté de sa main ouverte.

 

« Qu’est-ce qu’il lui arrive ? », demandais-je.

 

 « Il semble que votre « héros » se soit démis l’épaule gauche. », répondit-il, me jetant un regard, à la limite de l’arrogance.

 

« Et merde, encore ! », grogna Blackwall en levant les yeux au ciel.

 

« Encore ? Doux Créateur ! Cela vous arrive-t-il souvent ? », m’écriais-je, surprise de le voir prendre la nouvelle avec autant de détachement. Aurait-il marché dans la bouse qu’il aurait été plus contrarié !

 

 « Ma vieille carcasse en a vu d’autres Noble Dame, ne vous inquiétez pas. » souffla-t-il d’un ton presque paternel et qui se voulait rassurant.

 

Puis se tournant à nouveau vers Dorian il ajouta :

 

 « Bon, Pavus…vous savez quoi faire ? »

 

Le mage acquiesça d’un air entendu et s’installa à la hauteur de l’épaule estropiée.  Il ramassa un morceau de bois qui trainait, le frotta légèrement pour en ôter la poussière et vint le présenter devant la bouche du garde.

 

« Mordez ça mon grand ! », déclara-t-il, secouant le bâton comme il l’aurait fait avec un Mabari au cours d’une séance de jeu, « Ça risque d’être passablement inconfortable mais je vous promets que ça ne sera pas long. »

 

« Si l’on m’avait donné un souverain à chaque fois que j’ai eu à dire cela… », ajouta-t-il dans un gloussement.

 

La plaisanterie n’était certes pas du meilleur goût mais la perspective de Dorian remboîtant un os était bien pire. Me retenant d’une main contre le tronc d’un arbre, je réfrénais le besoin de rendre l’intégralité de mon petit-déjeuner.

 

J’avais beau marcher dans les pas du premier Inquisiteur depuis plusieurs mois déjà, je peinais encore à affronter la succession d’événements qui me dégringolaient dessus. D’aucun aurait même fermement déclaré que j’étais une « chochotte » ou pire encore « un cochard mouillé ».

Mais pour ma défense, la vie au sein de Faxhold ne m’avait pas préparé à cela. Les mages du Cercle ne se blessaient pas- ou si peu – aussi étais-je plus habituée au silence feutré des laboratoires qu’aux méthodes archaïques qui découlaient fatalement du combat au corps à corps.

 

« N’y a-t-il aucune autre solution ? Ne peut-on pas lui donner un sérum contre la douleur ? Un sort de dissipation peut-être ?», demandais-je, passant mentalement en revue toutes les idées que j’avais à ma disposition et luttant contre la nausée que je sentais poindre.

 

« Un sort de dissipation ? Le truc dont on se sert sur les esprits ? », s’étonna le Tévintide, à deux doigts d’exploser de rire.

 

« Je vous rappelle que ça peut également soigner les blessures. », rétorquais-je, passablement vexée par l’hilarité manifeste de mon camarade.

 

« Oui certes, à condition de le maîtriser entièrement. Or, ni vous ni moi sommes spécialisés dans le domaine, me semble-t-il. »

 

« Bon, vous pouvez arrêter de jacasser ? », coupa tout à coup un Blackwall devenu livide.

 

« Très bien, très bien ! », répondit Dorian. « Bon, voulez-vous que je compte jusqu’à trois ? »

 

« Faites comme vous voulez mais pressez vous. »

 

Le Tévintide se saisit à deux mains du bras luxé et le tint au-dessus du coude. L’agrippant fermement, il se mit à pousser du talon contre le sol et tira d’un coup sec.

Le claquement de l’articulation qui retrouva son lit se fit entendre : « Crac ! »

Puis celui de l’os qui s’enfonça dans sa cavité : « Crac ! Crac ! »

Suivi d’un gémissement sourd- le viril orgueil était sauf ! -à peine plus sonore qu’un grognement de louveteau.

 

« Merci Pavus. », dit le garde d’une voix faible.

 

« C’est tout ? », me dis-je en moi-même, surprise par la rapidité de l’opération et esquissant quelques pas pour venir m’asseoir près du blessé.

 

« Je vais mettre votre bras en écharpe. Ne bougez-pas. », déclarais-je à voix haute cette fois.

 

Tapotant les revers de ma robe je vins soigneusement dénouer la longue ceinture de tissu qui me faisait office de baudrier. J’enroulais plusieurs couches successives de tissus sous son coude et son avant-bras puis vint en attacher les extrémités sur son épaule saine.

L’opération me força à entreprendre un contact physique, et à m’approcher plus que la décence ne le permettait. Si près que je pouvais désormais percevoir son odeur à travers l’étoffe de sa veste -de la poussière, du sang- et mon rythme cardiaque qui n’en finissait pas de devenir fou.

Méthodique et sourd, un peu comme une grenade qui menacerait à tout instant d’exploser pour se répandre alentour.

 

 « Vous pouvez marcher ? », demandais-je finalement, tentant de dissimuler ma gêne devenue palpable.

 

« Ça ira, merci Noble dame. », répondit-il, un imperceptible sourire se dessinant à travers sa barbe fournie.

 

« Garde Blackwall : l’homme qui décapite des engeances à longueur de journée mais qui fini victime de sa propre maladresse. Tsst, tsst, tsst…ce n’est pas très chevaleresque si vous voulez mon avis ! », s’exclama Dorian d’un ton presque théâtral, faisant mine d’inspecter la propreté de ses ongles.

 

« Et ben ça tombe bien, personne ne vous l’avait demandé. », bougonna Blackwall lorsqu’il retomba enfin sur ses pieds.

 

Le moins que l’on puisse dire c’est que la trêve entre les deux hommes avait été de bien courte durée ! Ils étaient certes bien différents - l’un était l’héritier de l’un des Magisteriums les plus puissants de Tévinter et ses manières n’avaient d’égales que son élégance, quand l’autre était un soldat décoré, un homme de terrain issu de la Grande noblesse Orlésienne – mais l’animosité qu’ils n’avaient de cesse de se témoigner l’un l’autre demeurait encore un mystère à mes yeux. Ainsi qu’une source inépuisable d’agacement.

 

« Bien que fait-on maintenant ? », coupa Varric avant que la chamaillerie ne s’envenime davantage.

 

« Créateur sait encore combien de ces individus rôdent dans les bois », répondis-je, replaçant mon bâton dans mon dos, « Je serais d’avis de nous replier au plus tôt, le temps d’établir une véritable stratégie. »

 

« Et que faisons-nous pour…ça ? », demanda le Nain, en désignant le cadavre de la pointe de son pied.

 

« Quelque chose se trame ici, et il va nous falloir découvrir de quoi il retourne. Je propose d’emporter le corps et de le faire examiner à Fort Céleste. Je vais faire envoyer l’ordre à Solas de nous rejoindre. Il pourra peut-être nous en dire davantage…Bon, je sais qu’il n’était pas vraiment disposé à nous accompagner mais après tout, c’est de Bréciliane dont il s’agit et lui reste le mieux placé pour nous éclairer. Ainsi nous adapterons notre stratégie en fonction de ce que lui et l’armure nous diront. Mais il nous faut nous hâter...j’ai comme un mauvais pré-sentiment… »

 

« Certes Inquisitrice, mais comment voulez-vous que l’on charrie un cadavre aussi lourd en étant seulement cinq cavaliers ? Vous comptez le prendre à l’arrière de votre monture peut-être ? Sans parler de Blackwall…j’ai fait ce que j’ai pu mais il va avoir besoin de véritables soins. », objecta Dorian.

 

« Je…je n’y avait pas pensé. », balbutiais-je.

 

« Vous pourriez peut-être arrêter de parler de moi comme si je n’étais pas là pour commencer ! », pesta le garde sans que quiconque ne lui prête pourtant plus d’attention.

 

« Permettez Inquisitrice ! », déclara tout à coup Alistair, « Le château de Golefalois n’est qu’à quelques lieux d’ici. Le iarl Teagan ne sera pas en mesure de nous refuser l’hospitalité, croyez-moi. Je peux m’y rendre immédiatement pour y prévenir de notre arrivée et faire dépêcher plusieurs hommes qui viendront récupérer la dépouille. Vous n’aurez plus qu’à me suivre aussitôt que votre camarade se sentira de reprendre la route. »

 

« Merci Ser Alistair. Vous nous tirez une sacrée épine du pied. », répondis-je, m’inclinant légèrement.

 

« C’est le moins que je puisse faire…et puis quel Garde serais-je si je ne venais pas en aide à l’un de mes frères de l’Ordre ? Non mais je vous le demande ? Un très, très mauvais, ça pour sûr. »

 

 

***

 


Le soleil avait entamé son déclin, peignant de rose les lambeaux de nuages qui surplombaient l’horizon, lorsque nous arrivâmes à la hauteur de ce qui fut autrefois le moulin de Golefalois.

Ses murs en ruines étaient en partie dévorées d’herbes hautes. Ses ailes en charpies n’étaient désormais plus qu’un lointain souvenir du temps où elles aidaient à nourrir le village.

Près de dix ans après la fin du dernier Enclin, nul n’avait voulu œuvrer à sa reconstruction.

Aussi il demeurait là, comme une cicatrice ou un sinistre avertissement. Ultime témoin du temps où les engeances et la folie des hommes avait presque conduit Thédas à sa perte.

 

Talonnant de près Alistair, nous n’avions pas tardé à rejoindre les Marches Solitaires. Et en dehors de quelques grimaces au moment de monter à cheval, Blackwall semblait se sentir mieux. Ainsi le voyage du retour avait pu se dérouler sans encombre. Si bien que personne n’objecta à l’idée de mettre pied à terre pour parcourir les derniers lieux nous séparant encore du village.

Nous pouvions le voir qui s’étirait en contrebas sous les rayons du soleil. Une succession de maisonnettes aux toits pointus qui faisaient la ronde autour d’une immense statue d’Andrasté. Quelques groupes de personnes, pareilles à de minuscules insectes, marchaient le long des rues et donnaient au village des allures de fourmilière.

 

J’avançais à pas pressées sur le chemin qui serpentait, tirant sur les rennes de mon cheval dans l’espoir d’arriver au plus tôt. La journée avait été riche en émotions et je n’avais plus qu’une idée en tête : me couler dans un long bain chaud, manger et dormir. Pas forcément dans cet ordre, d’ailleurs.

 

« Dites, avant qu’il ne revienne… », souffla tout à coup Dorian, me coupant ainsi dans mes rêveries qui consistaient en une succession de serviettes pliées en forme de canard, d’une couche moelleuse et de draps propres.

 

« De qui parlez vous ? », demandais-je, interloquée.

 

« Ser Alistair pardi ! Jusque là je ne l’avais vu qu’en dessin, mais il est encore plus divin en personne ! », s’exclama-t-il, faisant mine de s’éventer avec la main.

 

« Aah ! », répondis-je, « Et bien oui. Il est athlétique c’est vrai, mais c’est tout de même un minimum requis lorsque l’on est Garde des Ombres ! »

 

Je jetais un vif coup d’œil en direction du membre de l’Ordre qui me devançait - mon guerrier aux yeux et au cœur de glace- priant le Créateur que mes joues ne soient pas déjà écarlates.

 

« Mais hélas, quel dommage qu’un si beau spécimen ne soit déjà plus sur le marché ! », poursuivit Dorian, comme s’il n’avait rien remarqué de mon trouble.

 

« J’ai ouïe dire pour Dame Amell et lui en effet…est-ce vrai qu’ils sont tombés amoureux alors qu’ils combattaient l’Enclin ? », persistais-je, trop heureuse d’avoir la possibilité de détourner son attention.

 

« C’est ce que la légende prétend en tout cas ! Deux Gardes des Ombres, à travers le chaos et les flammes, submergés par les engeances, qui se trouvent et s’aiment malgré tout…N’est-ce pas délicieusement romantique ? »

 

« Ha ouais, même moi j’aurais pas osé l’écrire celle-là !», déclara Varric en dodelinant de la tête.

 

« Oui…ça laisse rêveur ! », soupirais-je.

 

« Dites, avez-vous remarqué la fossette qui creuse sa joue gauche à chaque fois qu’il sourit ? », renchérit Dorian, qui était décidément intarissable sur le sujet. « Et que dire de ses petites tâches de rousseur…c’est tout simplement a-do-ra-ble ! »

 

« L’Inquisitrice a aussi des tâches de rousseur, Pavus, je n’vois pas ce que ça a de si spectaculaire ! », objecta Blackwall, espérant sans doute mettre un terme à nos futiles bavardages.

 

« Merci, trop aimable. », dis-je, un rictus de dépit me barrant les lèvres.

 

Nos regards se croisèrent l’espace d’un instant et son expression se figea. Le viril guerrier se changea brusquement en un petit animal traqué, ses doigts tapotant nerveusement la gaine de son épée et ses sourcils comme deux accents circonflexes. Il se racla la gorge et finit par balbutier :

 

« Non…ce…ce n’est pas ce que je voulais dire…je… »

 

Le masque venait de tomber, laissant entrevoir la part vulnérable qu’il était censé d’ordinaire dissimuler. Et voir ce solide gaillard, métaphoriquement mis à nu, se confondre en inclinations solennelles avait pour moi quelque chose d’inexplicablement touchant.

J’esquissais un léger sourire et m’apprêtais à le rassurer, lorsque Dorian me coupa l’herbe sous le pied.

 

« C’est ça, continuez à creuser Garde…avec un peu de chance vous arriverez jusqu’à Par Vollen ! », ricana-t-il, mimant l’usage d’une pelle avec ses mains.

 

« C’est…c’est vous qui me faites dire n’importe quoi ! », ronchonna Blackwall qui retrouva presque instantanément son aplomb naturel, « Vous êtes là à pérorer comme des jouvencelles depuis des lieux ! »

 

 « Nous sommes des esthètes mon brave. Par conséquent, pardonnez-nous de ne point nous extasier sur votre absence de charme et de vous préférer un spécimen plus comestible. »

 

A l’issue de sa tirade, Dorian s’appuya sur son bâton comme s’il eut s’agit d’une canne est esquissa un semblant de révérence. Verbomoteur notoire et d’une vivacité d’esprit qui n’était plus à démontrer, mon camarade était également doté d’un sens aigu de la mise en scène. Peu lui importait les conventions ou bien de ménager les susceptibilités, si tant est qu’il puisse avoir le dernier mot.

 

« Oh Dorian, arrêtez… », protestais-je, me mordant la lèvre inférieure pour ne pas éclater de rire.

 

« Prenez garde Tévintide ! J’ai peut-être un bras en écharpe mais je peux toujours vous cogner avec celui qu’il me reste ! », menaça Blackwall en levant le poing.

 

« Ce sera Monsieur Tévintide pour vous, vil sac à puces ! »

 

« Vous me donnez la migraine…c’est…aah… »

 

Ses derniers mots vinrent s’éteindre dans un gémissement plaintif. L’air hébété, il porta une main sur son front, comme pour mieux mesurer l’ampleur de sa fièvre.

 

« Blackwall, ça va ? », demandais-je d’un ton inquiet.

 

« Oh ! Mais ne voyez-vous pas qu’il fait semblant ! », s’écria Dorian.

 

Puis s’adressant au garde, comme il l’aurait fait avec un enfant il ajouta :

 

« Arrêtez vos simagrées voulez-vous ! »

 

« Je…ma tête…ça cogne en dedans… », balbutia Blackwall, titubant comme un homme ivre et tentant de s’appuyer sur quelque chose qu’il ne trouvait pas.

 

Il paraissait être en proie à une migraine atroce qui battait dans ses tempes comme des vagues furieuses. Il chancela, ses genoux s’entrechoquèrent, et ce parut être au prix d’un effort surhumain qu’il pu encore se tenir debout.

 

« Mais quel comédien ! », s’exclama le Tévintide, lançant son bras sur le côté pour donner plus d’emphase.

 

« Dorian !!! », m’exclamais-je, d’un ton qui promettait une gifle s’il parlait encore.

 

« Très chère ? »

 

« Assez !!! », grondais-je, d’une voix si caverneuse que j’eus peine à la reconnaître et le gratifiant de mon regard le plus noir.

 

Le visage du garde, désormais exsangue, se tordit de douleur.

Ses jambes ne semblaient plus en mesure de soutenir son corps. Il bascula en avant pour tomber à genoux, tentant dans un dernier réflexe de se retenir en prenant appui sur ses mains.

 

« Holà ! Doucement Héros ! », s’écria Varric, se précipitant dans sa direction pour tenter de le rattraper.

 

Se saisissant de son poignet, et faisant fi de sa modeste taille, le Nain vint caler le bras de son camarade sur son épaule dans l’espoir d’amortir sa chute.

 

« Dorian, venez m’aider à l’asseoir ! », cria-t-il, conscient que sa carrure ne lui permettait qu’une endurance limitée dans les épreuves de force.

 

Comme frappé par l’intensité de la réalité, le mage se défit instantanément de son masque de cynisme pour venir au secours de notre compagnon.

Il agrippa le bras droit du guerrier et vint le placer sur son épaule pour l’empêcher de basculer.

 

 « Rah ! Mais il pèse un ours mort ! », protesta-t-il malgré tout.

 

« Inquisitrice, venez soutenir sa tête. », m’adjura Varric qui posa sur moi deux yeux écarquillés et marqués du sceau de la terreur.

 

Je fus saisi d’un frémissement qui me tira brutalement de l’atonie de laquelle j’étais captive. Me précipitant sur le garde je tombais à genoux, passais mes bras en cerceau autour de ses épaules et vint l’attirer contre moi, glissant mes doigts dans l’amas de chevelure sombre qui coulait sur mes cuisses. Bridant son buste avec le bras gauche, je posais une main sur son front et tenter d’apaiser ses tremblements. En pure perte. Son corps vibrait avec plus d’intensité qu’une feuille battue par le vent, comme si l’espace d’un instant, tous les démons de l’Immatériel s’étaient emparés de lui.

 

Commandée par des forces invisibles, sa main se tendit comme s’il voulait saisir quelque chose. Sa tête se mit à basculer d’avant en arrière, à la manière d’un pendule devenu fou, cognant à plusieurs reprises contre ma poitrine. Alors que pareils chocs m’auraient en temps normal arrachés une protestation, je ne sentais plus rien. Comme si l’angoisse m’avait ôté toute capacités de perception, me rendant insensible aux stimulus extérieurs, aussi brutaux fussent-ils.

Aussi j’encaissais en silence, portant une main sur son front trempé de sueur et tentais de brider ses membres tendus comme la corde d’un arc.  

Soudain, ses yeux se révulsèrent, dévoilant une sclérotique injectée de sang, et n’exprimèrent plus rien. Plus rien que le vide et l’absence de couleur qui précédaient la mort.

De longs ruisseaux vermeils jaillirent de ses narines, roulèrent sur ses lèvres puis en goutte à goutte sur sa barbe.

 

« Merde ! Merde ! Merde ! C’est pas bon du tout ça ! », s’exclama Varric qui se redressa subitement, jetant des coups d’œil affolés tout autour de lui.

 

« Allez chercher du secours ! », implorais-je, au bord des larmes.

 

Le Nain dodelina de la tête, se figea une fraction de seconde puis il s’élança sur le sentier à la vitesse d’un sort de foudre.  

L’heure était grave et la nature elle-même semblait s’être mise au diapason. Le crépuscule s’avançait, traquant la moindre parcelle de lumière pour l’engloutir dans son ventre de ténèbres. Le vent soufflait entre les branches, hurlant et sifflant comme une nuée de démons lancés dans les cieux.

 

M’inclinant sur mon compagnon, je frôlais son visage, suivant maladroitement le dessin singulier de ses traits, repoussant quelques mèches de cheveux prises dans la sueur et le sang.

Puis je resserrais encore un peu plus mon étreinte, tentant de lui insuffler la chaleur de mon propre corps. En vain. Ses lèvres demeuraient glacées. Glacées.

 

 « Blackwall, restez avec moi. Tenez bon ! »

 

Les mots, presque inaudibles, vinrent mourir sur l’ourlet de mes lèvres entrouvertes, tant est si bien que je n’étais pas certaine de les avoir prononcés. Bientôt, je n’entendis plus que mon souffle spasmodique et le sang battre dans mes tempes comme un torrent furieux se jetant dans la mer.

Une douleur sourde, indescriptible qui gonflait ma poitrine comme la voile d’un navire filant sur les flots. Elle prenait ma gorge en étau, ne cessait de croître, plus lancinante que la plus vive des plaies.

 

Je me mordis la lèvre inférieure à m’en faire mal, soudainement dévorée par le remord.

Aucun de nous n’avez refait mention de notre « attrapade » sur les remparts quelques semaines plus tôt. Et mon orgueil m’avait interdit jusque là d’engager ne serait-ce que l’amorce d’une conciliation.

J’avais espéré simplement que le temps ferait son office, refermant les blessures et apaisant les amours-propres. Mais ce que je n’avais pas compris alors, c’est que le temps viendrait un jour à me manquer.

Aussi je priais le Créateur, Andrasté et toutes les forces du bien qui régissaient notre monde, pour que ce ne fut pas la dernière véritable conversation que nous eûmes.

Ces dernières paroles qui demeuraient là, suspendues sur les remparts de Fort Céleste et qui me revenaient inlassablement en écho.

 

« Je vous déteste, je vous déteste, je vous déteste »

 

« Blackwall, je suis tellement désolé…je… », bégayais-je, luttant contre un océan de larmes qui menaçait à tout instant de me submerger.

 

« Tout ira bien mon amie, je vous le promets. », souffla tout à coup Dorian, interrompant ainsi ma supplique désespérée.

 

Sa main enveloppa mon épaule d’une caresse fraternelle puis il ajouta à l’intention du garde étendu :

 

« Vous m’entendez espèce d’imbécile ? Je vous défends de mourir ! »

 

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