Le Véritable Insurgé

Chapitre 0 : Le Dogme

6338 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 14/12/2023 15:59

En un autre lieu, en une autre vie, un autre enfant des hommes emprunte la voie...


C'est une nuit bleue comme les gens en ont l'habitude. Une nuit où la lune blanche et ronde illumine le ciel noir et étoilé et éclaire le paysage nocturne, où les grands arbres endormis laissent filtrer quelques menus rayons entre les branches chenues et que la faune locale se déplace de manière invisible et instinctive dans leurs ombres et leurs racines déterrées. La visibilité dans cette grande forêt obscurcie n'est pas adéquate lorsque l'on choisit de se promener, d'arpenter ces bois sombres et sauvages et de s'orienter dans ce dédale sylvestre ou un léger brouillard peut faire perdre le nord... si l'on ne s'éclaire pas à l'aide de sa lanterne. Or, la silhouette qui s'avance dans la semi pénombre de la forêt marche sans prendre la peine de s'éclairer avec une lanterne : elle marche en dehors des sentiers battus, d'un pas souple et cadencé sur la terre couverte d'herbe verte foncée, et elle semble deviner l'emplacement de chaque arbre et chaque buisson qui se dresse devant elle. L'individu semble se fier à la faible clarté lunaire au travers des branches et des feuilles et il finit par s'arrêter dans sa marche, observant l'endroit comme s'il cherchait à s'orienter... ou à chercher quelque chose. Il demeure immobile un long moment, son souffle chaud faisant de la buée qui s'échappe sous la capuche ronde de son ample écharpe bleu de laine qui lui sert de cape, et il guette le moindre mouvement dans cette clairière cachée au plus profond de la forêt.

Un silence pesant et inhabituel règne aussitôt dans la sylve profonde. L'individu tend doucement sa main vers sa gauche...

Un cône de flammes bleuâtres, jaunâtres et blanchâtres surgit soudain de la pénombre entre les arbres. L'individu recule d'un bond agile et fluide, évitant de se faire carboniser sur place, et il dégaine d'un trait l'épée longue et droite qui lui sert d'arme de son fourreau. Il plonge ensuite sa main gauche, libre, dans une bourse de sa ceinture et il saisit un petit objet lumineux qu'il lance vers le sol aplani. La pierre incandescente illumine la clairière et elle révèle entre deux troncs de chêne massif une grande créature monstrueuse à l'allure saurienne et aux écailles ambrées aussi dures et ternes que de la roche. C'est un drac, un rejeton supérieur de l'antique grand ennemi, et ce dernier vit et sévit dans cette forêt depuis bien trop longtemps : celui-ci s'avance et sort de l'ombre, impatient de se débarrasser de ce mortel qui vient délibérément empiéter sur son domaine, sa langue fourchue sifflant comme un serpent. L'individu adopte une posture défensive face à son adversaire, son jeu de jambes et sa lame pointée vers l'avant prouve qu'il n'a rien d'un épéiste ordinaire ; il semble même marmonner des phrases inaudibles et incompréhensibles, ce qui a pour effet de rendre l'air ambiant plus lourd et plus statique que la respiration du drac. La bête s'élance vers lui, d'un bond réfléchi, pour abattre sa griffe droite mais l'individu se meut aussi vite que lui ; la lame virevolte dans l'air et elle vient contrer la patte du drac, lui infligeant en un éclair une frappe latérale qui laisse une marque brûlante sur le cuir et qui arrache à la grande bête un cri de douleur. Se reculant et grimaçant de colère, le drac est surpris de voir son adversaire se jeter sur lui avec une telle dextérité... pour lui planter directement la lame de son épée dans la pliure de l'épaule. Le métal enchanté s'enfonce dans la peau, puis la chair, avec une facilité déconcertante : le drac sent son corps entier se crisper de douleur tandis que l'épéiste maintient son arme enfoncée dans la chair du monstre. Ni une ni deux, il s'aide de l'appui fait par son épée pour bondir sur l'encolure du drac et il commence à le chevaucher.

Un rodéo périlleux commence entre l'individu et la bête, où l'un frappe de manière continue de son épée enrobée d'énergie profane le cou et le dos du monstre tandis que ce dernier tente de le faire tomber ou de le faire basculer en se remuant et en se cognant contre les arbres. Le drac finit même par se rouler sur lui-même, espérant écraser par la même occasion le pauvre imbécile resté sur son dos, mais.. il semblerait que cela soit une erreur. Car l'épéiste se délogea de lui-même du cou du drac en sautant et, profitant que ce dernier se mette sur le dos, plonge sa lame dans le ventre du monstre dans sa chute. Le drac hurle de douleur, crache son souffle de flammes pour contre-attaquer et fouette l'air pour frapper son adversaire. L'individu n'en démord pas : il continue de frapper et de plonger son épée dans le buste fragilisé du drac avec une force et une férocité inhabituelle chez un être humain. Et finalement...

L'épéiste leva bien haut son arme, entièrement auréolée d'énergie flamboyante, glaçante et lumineuse, et il la plonge d'un coup sec dans le poitrail du drac. À l'emplacement même du cœur. Le coup est si vif et puissant, par la force surhumaine qui se trouve dans les bras de l'humain, qu'il transperce la peau et s'enfonce dans la chair comme s'il s'agissait de beurre. Le drac, gémissante de douleur d'un cri étouffé, s'immobile un instant puis son regard s'éteint et tout son corps immense s'effondre d'inertie. Plus aucun mouvement, plus aucune réaction, plus aucune étincelle de vie. Le drac n'est plus, et son adversaire se redresse sur ses jambes par-dessus sa dépouille encore chaude.

L'individu est dorénavant debout, sa tête ronde de jeune humain aux mèches brunes mi-longues n'est plus cachée par la capuche de son écharpe, et son regard aux yeux marrons scintillant d'un vive lueur dorée exprime un soulagement empli de satisfaction après cette dure épreuve. Il retire son épée plantée, un saccageur d'or clair imprégné d'un pouvoir ancien, et il fait mouliner dans sa main pour retirer le sang noir qui s'accroche.

– Tu as eu tort de me sous-estimer l’ami, réplique-t-il avec un petit rire nerveux.

Une fois son arme nettoyée et rengainée au fourreau à sa ceinture, le jeune et étrange guerrier sort un couteau de chasse aiguisé et le plante dans la blessure au cœur du drac.


***

Le jour s'est enfin levé depuis deux bonnes et longues heures et ce matin, dans le bourg de Besansir, les habitants vont-et-viennent faire leurs courses et leurs affaires comme à leur accoutumée... tout en se reculant ou s'éloignant du passage du jeune guerrier qui marche d'un pas lourd mais dynamique le long de l'avenue principale. Le jeune homme brun, peu attentif aux regards troublés ou gênés que lui portent les résidents, se contente de suivre l'avenue en espérant atteindre le centre du bourg et arriver à l'heure devant l'entrée de la maison de ville. Il se doute qu'il attire l'attention malgré lui, bien que peu sont ceux qui suivent sa traversée de leur cité et la plupart font mine de n'avoir rien vu et poursuivent leur chemin quotidien. Un jeune homme âgé de la vingtaine, haut d'un mètre soixante-quinze et à la carrure légèrement musclée, qui s'habille d'une veste lamellaire aux écailles grises claires par-dessus une tunique matelassée bleue en peau écailleuse tannée aux manches moyennes, avec un pantalon moulant de cuir bleu sombre et une paire de cuissardes brunes tout aussi sombres. Il porte son épée, un saccageur fait d'un métal doré et radiant d'une énergie étrange, à sa ceinture et il se balade dans la ville en portant sur son épaule un grand baluchon improvisé avec une tête de drac à l'intérieur. Un garçon de ce genre... ça ne court pas les rues ou la campagne.

Surtout qu'il n'est pas un guerrier pur et dur, ni même un chevalier auquel le royaume est habitué à voir intervenir dans la défense d'une ville provinciale comme Besansir.

Non, ce jeune homme est bien plus que cela et son métier, bien que reconnu comme un statut à part, le désigne comme un être unique pour le meilleur comme pour le pire.

Il poursuit donc son bonhomme de chemin sans prêter attention aux regards de travers, tout en saluant de la main libre les quelques soldats en patrouille qui le lui renvoient, et il réajuste son baluchon sur son épaule pour éviter qu'il ne tombe sur le côté et se défasse. Cela fait au moins une demi-douzaine de maisons qu'il passe, toutes construites avec de la pierre taillée et des colombages, et il dépasse même l'auberge dans laquelle il réside temporairement pour la nuit ; un petit mais charmant établissement, dont l'entrée à la porte aux deux épais battants est grande ouverte à cette heure... et voilà qu'une personne la franchit à l'instant en se dirigeant immédiatement vers lui.

– Peredur, apostrophe-t-elle en élevant la voix. Peredur, attendez ! Peredur !

Le jeune homme, bien qu'ayant reconnu la jeune femme qui l'appelle en le rattrapant, ne s'arrête pas ni se retourne pour l'attendre, impassible. Une splendide armure de demi-plate légère et de mailles d'argent, une tunique de laine vert menthe, des bas noirs avec des cuissardes brunes et une grande cape blanche sur ses épaules ; elle a l'allure d'une chevaleresse, mais son grand arc dans son dos et ses deux épées courtes sur ses flancs indiquent qu'elle exerce le métier de chasseresse. Cette dernière finit par arriver à son niveau, ralentissant pour passer de la course à la marche, et elle se tient à sa gauche pour commencer à l'interpeller par une discussion formelle.

– Vous voilà Peredur, dit-elle, je me demandais où vous étiez parti. Vous êtes-vous levé de bonne heure ?

– Franny, je t'ai déjà dit que tu n'avais plus à me vouvoyer. Tu devrais arrêter de t'adresser à moi comme si j'étais ton maître.

– Sauf votre respect, c'est parce que vous êtes mon maître que je m'adresse à vous ainsi. Je suis un pion et vous êtes...

– Ce n'est pas parce que tu es un pion que tu dois te comporter comme tel ! Depuis le temps, je m'attendais à ce que tu te montres plus amicale et proche de moi. On dirait que tu as encore des progrès à faire.

La jeune pion ne répond rien, impassible devant les propos de son compagnon. Aussi haute que lui mais plus menue, avec une silhouette affinée et bien entretenue, Franny est une jeune et belle blonde aux yeux verts dont les traits physiques sont aussi caractéristiques que ceux d'une elfe : en somme, ses deux oreilles légèrement pointues et arquées lui donnent cette impression qu'il s'agit d'une authentique elfe, mais il suffit de voir le stigmate lumineux en forme de ramification dans sa paume de main gauche pour comprendre qu'elle appartient à la légion des pions. Et parfois, c'est son comportement calme et insensible qui trahit cette appartenance. Pour autant, Franny se tient aux côtés de Peredur depuis bientôt neuf ans et elle a tant appris à ses côtés qu'elle a fini par comprendre et adopter un état d'esprit plus "humain".

– Je suis désolé Peredur, s'excuse-t-elle, je me suis comportée comme je devrais le faire en tant que pion alors que je peux le faire comme une humaine.

– Ce n'est pas grave, lui répond Peredur en pivotant sa tête vers elle, c'est ta nature profonde qui revient au galop. Tu as mis du temps à t'adapter à la condition humaine, alors il arrive que tu redeviennes comme avant.

– Je vais tâcher de m'entraîner plus souvent à agir en humaine. En attendant... Où est-ce que vous allez ? Et qu'est-ce que vous faites avec une tête de drac ?

– Je vais à la maison de ville pour rendre compte de ma réussite à la mission de chasse.

– Vous... Vous êtes allé vous rendre dans la forêt combattre le drac, seul ? Et sans m'avoir réveillé ?

– Franny, j'avais besoin de sortir prendre l'air parce que je n'arrivais pas à dormir. J'en ai donc profité pour aller chasser ce drac pour le mettre hors d'état de nuire une bonne fois pour toutes.

Comme de manière naturelle, la jeune fille lève les yeux de dépit et s'indigne de la raison du jeune homme en soupirant très légèrement.

– Peredur, lui rétorque-t-elle, je vous rappelle que vous ne pouvez pas vous mettre autant en danger et vous passez de ma présence de temps à autre parce que vous êtes l'Insurgé.

– Et c'est justement parce je suis l'Insurgé que je connais ma propre force et que je dois prendre soin de mon pion. Tu n'étais pas en état de m'accompagner à cause de tes dernières blessures.

Une fois encore, Franny n'ose pas rebondir sur les paroles du jeune homme. Non parce qu'il a touché un point sensible mais parce qu'il a raison : elle a beau être une chasseresse aguerrie à présent, son manque de prudence et de perspicacité face à ce garn errant lui a valu de se retrouver avec des lacérations profondes aux bras qu'il a fallu soigner pendant quatre et cinq jours de voyage. N'étant pas complètement guérie, elle aurait pu s'avérer un fardeau pour le jeune Insurgé dans sa tâche de vaincre le drac bleu qui sévissait à l'orée de Besansir. Toutefois, elle ne peut s'empêcher de penser que l'Insurgé lui-même se met volontairement en danger malgré sa puissance.

– Quoi qu'il en soit, poursuit-elle d'un air calme, j'imagine que vous en êtes venu à bout sans même que vous vous blessiez. Auriez-vous pris l'habitude de votre pouvoir ?

– Je dirais plutôt, lui répond Peredur songeur, que je connais assez bien le fonctionnement des dracs pour savoir comment en vaincre un. Vois cela comme une once de sagesse avec un brin de puissance.

Ils se décident tous deux à clôturer leur conversation car ils arrivent enfin sur la place du bourg et s'approchent de l'entrée de la maison de ville. Peredur, conscient qu'il vient de bonne heure puisqu'il s'est battu durant la nuit, s'attend à ce que les portes du bâtiment civil soient fermées ou bien commencent à s'ouvrir à l'instant ; c'est avec un grand étonnement qu'il s'aperçoit que non seulement les portes sont déjà ouvertes, mais surtout qu'il y a un petit attroupement de personnes agitées qui se tient sur le seuil des marches du porche. Leur comportement commun et leurs râles lui indiquent que ces gens sont ici pour se plaindre ou pour critiquer, se demandant intérieurement s'ils ne sont pas là pour exiger que quelqu'un s'occupe du cas du drac ; chose dont il vient de se charger à l'instant. C'est en approchant de plus près, en contournant la foule sur la gauche, qu'il sent un contact psychique se manifester indirectement ; une faible présence qui n'a pas encore détecté la sienne mais dont il reconnaît l'origine. Même Franny semble être surprise par ce sentiment qui lui est familier.

C'est ainsi que Peredur découvre que cette foule d'habitants s'énerve contre un petit groupe de six personnes très calmes et insensibles à leur frustration, trois guerriers et guerrières avec un rôdeur, une mage et un voleur, qui s'avèrent être en réalité d'autres pions. Posté depuis le seuil du porche, un homme en pourpoint et faluche tente d'apaiser la petite foule énervée par ses gestes et ses mots.

– Allons allons, braves gens, du calme ! Ces pions viennent tous juste d'arriver et nous sommes en train de déterminer ce qu'ils peuvent faire pour notre ville.

– Cela fait déjà une demi-journée qu'ils sont ici, s'écrie furieux un homme, et ils se baladent dans nos rues comme si le danger leur importe peu !

– Des monstres rôdent autour de nos foyers et dans nos forêts, rétorque une femme, et ils ne font rien pour intervenir ! Ils restent immobiles et n'agissent pas pour nous aider !

– Je comprends votre colère, mes amis, mais rappelez-vous que les pions fonctionnement indépendamment de notre volonté. Leur donner un ordre ou les supplier n'est pas de notre ressort.

– Ils ont plutôt l'air de se ficher de notre malheur, proteste un autre homme, alors que le drac se terre dans nos bois et menace de nous faire du mal !

– Ce sont autant des monstres que ceux qui s'en prennent à notre ville et nos champs, accuse un troisième homme. Ils n'ont aucune pitié pour notre sort et se moque de nos soucis !

C'est alors que le pion voleur s'avance d'un pas et commence à s'adresser à ces gens avec une voix calme et un ton tendre.

– Vous vous méprenez sur notre compte, mesdames et messieurs. Nous sommes ici pour vous défendre et empêcher les créatures de faire du mal, car telle est notre mission et notre raison d'être.

– Alors pourquoi vous n'agissez pas pour nous débarrasser de ce maudit drac ?! Vous restez sourds à nos demandes.

– Nous autres pions sommes liés par un engagement inaliénable et indéniable envers notre seigneur, qui lui seul pour nous donner un ordre.

– Bande de pantins inutiles, hurle le second homme. Résidus de monstres !

– Allez-vous-en d'ici, s'écrie une deuxième femme, sales déchets de pions !

Les paroles insultantes de ces gens n'atteignent peut-être la troupe de pions présente, qui n'a pas l'air de se gêner, mais ces mots emplis de colère s'adressent aussi à la jeune chasseresse blonde qui tremblote d'anxiété. Pour Peredur, voir ces gens faire preuve d'intolérance envers ces pions n'est pas appréciable et il ne peut permettre que cela continue au point de s'envenimer, malgré les supplications de l'homme en pourpoint pour ramener le calme.

– Allons braves gens, allons ! Laissez-les tranquilles, ils ne comprennent pas ce que vous faites. Allons, s'il-vous-plaît !

– Qu'est-ce qui se passe ici ?!

Tous se taisent aussitôt en entendant la voix du jeune homme porter fortement et durement, comme si une autorité naturelle lui permettait de leur clouer le bec, et même les six pions présents se tournent vers lui.

– Vous n'avez pas l'air de voir que ces pions sont seulement en attente de recevoir leurs ordres auprès de leur supérieur, explique-t-il calme mais avec un ton sévère. Ils sont venus pour l'attendre et le rencontrer, si nécessaire.

– Ah, s'exclame l'homme en pourpoint ravi, messire Insurgé. Vous voilà !

– J'imagine que j'arrive au bon moment, monsieur le secrétaire, parce que je vous vois en difficulté pour raisonner vos concitoyens.

– Bien le bonjour Insurgé, fait le pion voleur en présentant son stigmate à la main qui s'illumine. Nous sommes ravis de pouvoir vous être utiles.

Les cinq autres pions imitent leur camarade et présentent leur main en signe de salutation et de respect, ce que le jeune brun retourne par un seul et simple dodelinement de la tête.

– Eh, dites donc vous, fait le premier homme. Ces pions viennent de vous saluer comme s'ils vous connaissaient. Vous êtes qui, au juste ?

– Moi, pivote Peredur pour lui répondre, je ne suis personne. Juste l'Insurgé, qui vient vous annoncer que je vous ai débarrassé de votre drac.

Le voilà qu'il jette à leur pied son baluchon qui, avec l'élan de la chute, s'ouvre et laisse rouler sur un demi mètre la tête de la créature aux yeux blancs d'absence et à la langue sortie et pendante. Les quelques citadins s'exclament de stupeur et de frayeur en voyant d'aussi près la tête tranchée du monstre, choqués de voir que la bête est bel et bien morte et que cet homme ait pu e venir à bout. Le secrétaire se décide à descendre des marches du porche pour s'approcher de la tête du drac, l'inspectant de toutes parts pour s'assurer qu'il s'agit bien de la même bête qui sévissait dans leurs bois puis il soupire de soulagement en reconnaissant certains signes qui la distinguent.

Peredur, ne prêtant pas attention à la foule et au secrétaire, s'approche de la petite troupe de pions et il s'adresse premièrement au voleur.

– Comment tu t'appelles l'ami, lui demande-t-il d'un ton aimable.

– Samuel, lui répond le pion voleur, messire Insurgé. À votre service et prêt à suivre vos ordres.

– Samuel, ce que je vais te dire sera autant une demande qu'un ordre permanent. Besansir a besoin de personnes aptes comme toi pour le défendre avec ses habitants. En tant que pion, et en l'absence de l'Insurgé, venir en aide aux humains en danger est une tâche que tu te dois d'honorer chaque jour qui passe et jusqu'à ton dernier souffle. Cela vaut aussi pour vous, chers amis, car vous ne devez pas vivre uniquement à attendre le retour de votre maître.

– Insurgé, mon devoir de pion est principalement de vous servir lorsque vous le souhaitez. Entendre votre verbe est la raison d'être des pions...

– Les pions ne sont pas de simples serviteurs dociles et insensibles. Vous aussi vous êtes fait de chair, de sang et d'émotions. Vivez et survivez aussi pour vous-même, puisque c'est votre Insurgé qui le dit.

Le pion Samuel ne dit rien et n'affiche que peu d'expression faciale, mais il prend la peine de s'incliner pour indiquer à Peredur qu'il a compris. Ses compagnons l'imitent, tout aussi compréhensifs, puis le jeune homme leur dit.

– Si vous avez compris et que vous ferez ce que je vous dis, tâchez aussi de comprendre la nature humaine pour mieux vous entendre avec les habitants. La cohésion et la tolérance seront vos maîtres-mots.

– Il en sera fait ainsi selon vos conseils, messire Insurgé.

C'est une fois cette conversation terminée avec les pions, et au même moment où la foule reprend conscience après la claque à la vue de la tête du drac, que Peredur se retourne vers le secrétaire et commence à faire ce qu'il a à faire.

– Bien, dit-il d'un air ferme et impassible, je vous rapporte la tête en guise de preuve. Le drac bleu n'est plus et sa présence ne perturbera plus Besansir. Même les autres monstres vont se tenir tranquilles pendant un long moment sans vous attaquer. Je me suis permis de prendre ma récompense sur son corps, donc il n'est pas nécessaire de me donner une rémunération pour l'avoir vaincu.

– Si je puis me permettre sieur Peredur, lui répond le secrétaire, nous nous étions mis d'accord pour que vous nous débarrassiez du drac dans les règles. Même si vous êtes l'Insurgé et un chasseur de wyrm certifié par la cour, nous n'allons tout de même pas vous laisser repartir sans une modeste considération de notre part. Vous venez tout de sauver Besansir de la catastrophe.

– Je préfère me contenter de mes pans de peau de drac et des quelques cristaux de faille comme forme de récompense. Je ne suis pas dans le besoin d'avoir d'or actuellement.

– Je m'en doute, mais le bourgmestre m'en voudrait si je ne vous remets pas cet or, amplement mérité pour votre geste. C'est la moindre des choses envers celui qui a vaincu le Dragon pour nous sauver...

– Alors c'est lui ?!

Le cri provenant de la foule, plus particulièrement du premier homme à s'être indigné, attire ensuite l'attention du jeune Insurgé et du secrétaire. Le ton de l'homme ressemblant à nouveau à de la colère et de l'indignation.

– Vous êtes donc cet "Insurgé" qui a vaincu le Dragon et qui a rendu les choses bien pire ! C'est à cause de vous que les gobelins sont toujours aussi nombreux et actifs, que nos morts se relèvent à nouveau et que ce drac est apparu dans notre forêt ! Parce que vous êtes responsable de la malédiction que le Dragon a lancé sur nous ! Les rumeurs en provenance de la capitale étaient donc vraies !

Peredur se contente de pivoter vers son nouvel interlocuteur, sans exprimer la moindre émotivité sur son visage et sans paraître insensible à ces propos redondants.

– Allons donc, dit-il d'une voix calme, vous vous fiez à ce qui se raconte à la capitale. Une infirme partie de ses rumeurs sont vraies, le reste sont des boniments que les détracteurs aiment colporter.

– Vous deviez nous débarrasser du Dragon pour nous sauver, reprend l'homme toujours en colère. Au lieu de cela vous l'avez laissé nous maudire et rendre les terres du royaume plus dangereuses qu'avant ! Aucun d'entre nous ne peut sortir de la ville sans rencontrer un monstre ! Aucun d'entre nous ne peut aller chercher de l'eau ou du bois sans y trouver des hobgobelins qui tendent une embuscade ! Et les bandits qui pullulent sur les routes ! Vous nous rendez la vie impossible depuis que vous êtes revenu de l'antre de la bête, vous nous avez condamné à l'anéantissement ! Soyez maudit Insurgé ! Maudit, vous entendez ? Puisse le Seigneur vous envoyer loin dans les enfers !

– L'insurgé n'est pas responsable de tous vos maux citoyens, intervient à son tour Franny sans exprimer d'émotion dans sa voix. Seule les vices rassemblés de ces prédécesseurs libérés par la chute du Dragon en est la cause.

– Ferme-la sale pion ! Tu ne fais que défendre ton maître parce qu'il te l'ordonne. Tout comme lui, vous êtes responsables de notre malheur et vous méritez de disparaître. Vous n'êtes que d'orgueilleux mécréants !

C'est aussitôt que le jeune Insurgé s'avance de trois grands pas en avant vers l'homme et il tend le bras gauche pour lui saisir brutalement le col et l'amener vers lui. L'individu prend subitement peur, n'ayant pas le temps de réagir pour se défaire de la poigne, et il se retrouve très près du jeune homme qui lui jette un regard juge et courroucé derrière son regard impassible tout en lui parlant d'une voix dure et accusatrice.

– Ecoute-moi bien mon gars, commence-t-il. Je reviens tout juste d'une terrible nuit où j'ai passé mon temps à combattre un drac, dans le noir et dans un endroit étroit à cause des arbres, et je vous rapporte gentiment sa tête sans demander à empocher la récompense. J'ai passé ma nuit à vadrouiller dans la forêt, seul et sans aide, alors que j'aurais pu me contenter de dormir tranquillement dans mon lit à l'auberge. Ce que toi et vous tous avez fait, à faire de beaux rêves pendant que je faisais une chasse nocturne. Je me suis permis de vous ôter ce problème de vos soucis, sans même demander mon reste, et vous vous plaignez de moi sur ce que l'on raconte.

L'homme tente de rétorquer mais Peredur l'empêche en serrant toujours plus fort sa poigne sur son col de chemise. Les autres citadins n'osent pas intervenir pour défendre leur camarade, apeurés par ce qu'ils ont sous-entendu de l'Insurgé et de sa puissance, tandis que le secrétaire reste en retrait pour le moment pour voir comment les choses vont évoluer. Entretemps, un autre homme en pourpoint et d'une allure plus autoritaire se tient sur le seuil de l'entrée de la maison de ville et il observe la scène sans se prononcer ni chercher à demander ce qui se passe.

– Tu me craches à la figure en pensant que cela n'atteindrait et que cela arrangerait les choses, mais tu n'es qu'un imbécile pour aboie dans le vide sans savoir ce que c'est de se battre contre un monstre. Tu me parles d'orgueil alors qu'aucun d'entre vous ne s'est manifesté pour chercher à se défendre ou à défendre cette ville. Des mots, rien que mes mots et aucun geste pour arranger les choses. Et c'est justement là votre problème, vous qui m'accusez d'être responsable des maux qui vous accablent parce que j'ai "échoué" à empêcher le Dragon de vous maudire. Vous vous raccrochez plus à ces mensonges odieux déguisés en vérités rassurantes, au lieu de faire confiance à votre Insurgé qui s'est démené pour aller affronter le Dragon dans son antre pour éviter que toutes et tous périssent dans ses flammes. Vous accusez les pions de ne pas agir pour vous défendre et de vous aider, mais vous ne faites rien vous-mêmes pour vous entraider. Vous ne faites que vivre dans la peur, à laquelle vous vous accrochez comme un réconfort dans ce monde qui décline. Vous vous en prenez à eux et moi comme pour vous dédouaner de vos problèmes. Moi je n'ai pas choisi de devenir l'Insurgé, de devoir porter cette marque qui m'oblige à devenir l'instrument de ce cycle incessant de vie et de mort pour sauver le monde de sa parte. J'ai enduré bien plus de soucis et frôlé la mort plus de fois que vous tous réunis, j'ai sacrifié tant de choses et enduré d'autres qui vous feraient perdre la tête. Et pourtant je n'ai pas cédé et j'ai agi. Je nous ai débarrassé du Dragon, j'ai mis ma vie entre les mains du destin pour que d'autres vivent et survivent et j'ai triomphé en privilégiant le plus nombre et la dignité des faibles plutôt que ma propre vie.

Tout le monde ne pipe plus un mot et ne bouge plus, tant Franny et les pions que le reste de la petite foule et les quelques passants qui se sont arrêtés pour assister en silence à la scène.

– Si ça vous embête tant que quelqu'un d'aussi bête et bon comme moi se casse la tête à vous défendre et à vous débarrasser des monstres qui sévissent aux alentours, alors j'aurais peut-être dû laisser le Dragon en vie et vous laisser vous débrouiller pour demander à un preux chevalier ou un noble guerrier de s'en occuper pour vous. De toute manière, même sans Insurgé, il est impossible de vaincre le Dragon sans avoir fait autant preuve d'abnégation ni s'être endurci face à la mort. Le Dragon, tout comme les autres bêtes monstrueuses, n'ont que faire des peines et des joies, des sentiments et des rêves des humains. Ils se contentent d'agir en suivant leurs instincts primaires, tuant pour ne pas être tué, et cela depuis que ce monde est monde. Personne ne s'est plus investi à comprendre la nature du Dragon et sa place dans le cycle que l'Insurgé, moi en particulier, pour que des gens comme vous et moi puissent poursuivre leur vie assez courte et profiter des bienfaits de ce que la vie elle-même procure. Je suis une victime bien plus à plaindre que vos morts, vos proches, vos seigneurs et même le régent lui-même, parce que je suis condamné à suivre ce dogme immémorable qui me dicte de servir une boucle infernale. Alors je vous déconseille de me parler d'orgueil ou de dire que le Seigneur m'enverra en enfer. Lui-même a bien plus pitié de moi que de vous.

Il relâche enfin l'homme en le poussant légèrement en arrière, ce dernier tombe sur ses fesses au sol et se recule en se traînant de peur, tout en cherchant inconsciemment du soutien auprès des autres. Peredur reste un moment nerveux, encore courroucé par la bêtise de ces gens, puis il inspire pour se calmer et faire face au reste de la foule devenue plus grande qui demeure calme et muette ; il se doute que ses paroles ont été entendues et que tout ce beau monde n'osera pas le contester de nouveau. C'est durant ce silence que le bourgmestre se décide à s'avancer pour intervenir avec une attitude ferme mais généreuse.

– Chers amis, je pense qu'il est préférable de ne plus chercher querelle à messire Peredur. Son intervention pour nous débarrasser du drac est un acte bénévole qu'il a effectué pour notre propre bien, il n'a nul besoin d'être dénigré de la sorte et surtout pour des maux qui sont survenus malgré lui. J'ajoute à ceci que, même s'il aurait dû s'abstenir de malmener ce pauvre homme, il a raison sur le fait que nous devrions lui être reconnaissant pour ce qu'il fait et non se fier à ce qui se dit sur son dos. Sur ces paroles, je vous suggère de retourner à vos occupations et de laisser l'Insurgé et ces pions tranquilles.

Comme pour attester de la tournure des mots de leur bourgmestre, les soldats de la garde agissent de manière à faire circuler les passants immobiles et à renvoyer la foule en plainte chez eux. Le temps que toutes et tous s'éloignent et que le calme plein est enfin revenu, le bourgmestre se tourne vers le jeune homme et s'adresse expressément à lui sur un ton légèrement accusateur.

– Vous auriez dû laisser mes hommes s'en charger à votre place, dit-il. Votre comportement ne joue pas en votre faveur, si vous agissez ainsi, car cela incite mes concitoyens à croire la rumeur disant que vous êtes un individu imprévisible, agressif et rebelle. Quelqu'un d'autre que moi ou que mes semblables des autres villes de la région vous aurait fait arrêter et jeter en prison pour acte de violence sur la place publique et sur un citoyen innocent.

– J'ai fait cela en connaissance de cause, lui répond Peredur. Quitte à paraître un peu violent ou susceptible, c'était un moindre mal pour que les points sur les "i" soient bien mis.

– Cela reste inacceptable au sein de ma ville, Insurgé, mais je ne vais pas m'attarder dessus pour autant. Quoiqu'il en soit, vous avez rendu un grand service à Besansir et vous avez ma reconnaissance pour votre bienfaisance. Je vous concède le droit d'emporter ces morceaux de peau dont vous parliez, en guise de récompense arrangée, et je vous demanderais de bien vouloir partir à présent. Je vais avoir besoin de remettre de l'ordre suite à votre présence.

– J'allais partir de toute manière. Maintenant que j'ai fait ce que j'avais à faire, je vous quitte ici même bourgmestre. Et... sachez que ces pions vous aideront à présent à protéger Besansir, sur mon ordre et ma suggestion.

– Je pense que leur aide sera la bienvenue, intervient le secrétaire, et ils semblent être disposés à la donner. Ce serait avantageux pour nous prémunir des autres bêtes qui rôdent.

– L'Insurgé a parlé, fait Samuel, et son verbe est notre ordre. Bourgmestre, mes compagnons et moi vous assisteront du mieux que nous pourrons.

– Je ne vous demande rien de plus que cela, conclut le bourgmestre.

Le bourgmestre rentre retourner à l'intérieur de la maison de ville, accompagné par son secrétaire et escorté par deux des gardes de ville, tandis que la petite troupe de pions se joint à un groupe de soldats pour rejoindre le mur d'enceinte. C'est en voyant qu'il est à présent seul que Peredur commence à se diriger vers le chemin de l'auberge avec Franny sur ses talons.

– Est-ce que tu es encore fâché contre ces gens, lui demande-t-elle.

– Non pas vraiment, lui dit-il conciliant. Le monde entier aura beau être fâché contre moi, je ne serais autant fâché contre lui. Les gens vivent tellement dans la peur qu'ils ne voient pas ce qu'elle peut engendrer chez eux.

Il continue de marcher tout en discutant avec sa camarade sur un ton apaisé mais ferme.

– La disparition du Dragon n'est qu'un bouleversement inattendu qui a troublé les préjugés si longtemps établis sur la nature du monde, un engrenage ancien et usé qui s'est enlevé pour que la Trame se renouvelle différemment. Même si cela doit passer par cette dislocation des règles que l'on croient inaliénables puisqu'elles sont fondées par le Seigneur. Parce que c'est là, la véritable nature du dogme que ce fichu Dragon m'a fait provoquer par mon choix.

– Je sais, puisque j'étais là aussi. Je comprends ce que c'est, de devoir porter un tel fardeau avec cet étrange pouvoir hérité. À présent, puisque nous quittons Besansir, nous devons-nous nous rendre ?

Le jeune Insurgé fait une moue d'ignorant et il commence à croiser ses bras derrière sa nuque, comme pour s'étirer, en répondant...

– Je ne sais pas. Disons... Là où le vent nous portera. Et là où il y a encore besoin de l'Insurgé.

Peredur et Franny poursuivent leur chemin en silence, sans s'interroger davantage sur leur prochaine destination, et ils se doutent tous deux que leur route restera tout aussi périlleuse qu'aventureuse où qu'ils aillent.

Car telle est la voie qu'emprunte Peredur depuis qu'il est devenu l'Insurgé, comme d'innombrables enfants des hommes avant lui durant d'innombrables générations.

Et que sa voie diffère par le simple fait qu'il est devenu malgré lui le seul "véritable Insurgé" à avoir compris la nature controversée du cycle et du Dragon.



Bienvenue dans mon histoire "Le Véritable Insurgé", se basant légèrement sur les jeux Dragon's Dogma avec son extension "Dark Arisen" et sur Dragon's Dogma II.



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