Kaléidoscope en noir et blanc
Les journaux ce matin là n’annonçaient rien de très intéressant. Sans doute la raison pour laquelle la conversation que madame Hughes tenait à cet instant même avec la comtesse faisait pour une fois son chemin depuis l’oreille de Lord Grantham jusqu’à son cerveau.
Encore une nouvelle servante ! Cela n’en finirait donc jamais, ces recrutements et ces embauches à répétition ! Et qu’était-il donc arrivé à la précédente ?
Bah, après tout les servantes, c’était le domaine de sa femme et de madame Hughes. La seule fois où il s’en était un tant soit peu mêlé… Moui, bon, il préférait ne pas y penser.
Quoique parfois, son esprit se laissait aller à vagabonder dans les souvenirs passés. De plaisants souvenirs passés. Mais qui n’étaient et ne devaient demeurer que cela : des souvenirs.
Tandis que tout ceci l’avait renvoyé quelques années en arrière dans les méandres de sa mémoire, les paroles de sa femme et de madame Hughes lui parvenaient par bribes :
— …mari est mort à la guerre… peu de références… femme de ménage… devoir de soutenir les veuves de nos héros… elle-même au front… ambulancière… blessée… visage… cicatrices…
Debout dans sa grande bibliothèque, Lord Grantham regarda au loin, à travers la fenêtre, mais sans rien voir de tout ce qui se trouvait au-delà. Son esprit avait soudainement fait retraite en lui-même, en ses pensées. Il n’entendait plus les deux femmes qui poursuivaient leur échange à quelques pas de lui, l’une assise sur le canapé, l’autre se tenant respectueusement debout à proximité.
La guerre…le front… même cette femme avait pu y aller, tandis qu’à lui on avait à maintes reprises refusé cet honneur.
J’aurais peut-être dû faire comme elle et me porter volontaire comme ambulancier à défaut d’être combattant, j’aurais toujours été mille fois plus utile qu’ici. À ceci près que je ne conduis pas… Dans le fond j’aurais dû demander à Branson – non ! Tom, maintenant – de m’apprendre. Après tout, si même Édith y est parvenue, ce ne peut être bien compliqué…
Incroyable, tout de même. Déjà que j’avais un sous-majordome qui en avait plus vu de cette guerre que moi, maintenant même une de mes femmes de ménage a des états de service plus fournis que les miens dernièrement !
Vraiment… quelle époque vivons-nous…
Une époque où, apparemment, il devenait courant d’employer des domestiques mariés : cette nouvelle servante, bien que veuve… Bates et Anna… Jane…
Jane… le souvenir de sa propre folie… d’un semblant de sa folle jeunesse revenue chanter son chant du cygne, sans doute… il fallait l’espérer.
Mais était-ce vraiment à espérer ? Ç’avait été agréable, ce trouble… comme un retour de ses quinze ou vingt ans qui étaient pourtant bien loin. Une jeunesse que n’avait pourtant jamais ravivé aucune des autres petites bonnes employées au château toutes ces années. Trop jeunes, sans doute, alors que Jane… Jane était une femme.
Mais la voix de Cora le ramena à la réalité :
— J’espère tout de même qu’elle ne fera pas peur aux enfants avec ses cicatrices…
Ce n’est pas comme s’il s’agissait de leur nourrice, pensa Lord Grantham avec soulagement, après tout ils la verront peu.
— À ce propos, madame la comtesse, je l’ai autorisée à tirer un peu moins ses cheveux vers son chignon du côté droit, afin qu’une mèche recouvre quelque peu sa tempe et sa joue. Je sais bien que cela peut paraître négligé, et monsieur Carson l’a d’ailleurs souligné, mais elle semblait y tenir. Et je me suis dit qu’étant donné les circonstances… Toutefois si madame la comtesse préfère qu’elle–
— Non, ce sera bon ainsi, je suppose. Comme vous le dites, étant donné les circonstances… Est-elle à ce point…eh bien… défigurée ?
— Non madame, elle n’est pas défigurée, la rassura Mrs Hughes. Rien à voir avec certains des officiers que l’on a pu accueillir ici pendant la guerre.
À ce souvenir, Lord Grantham réprima un frisson. Souvenirs d’horreur. Il avait toujours eu du mal à les regarder en face. Comment donc avait fait Sibylle pour supporter ces visions sans vaciller ? Et même Édith ? Pauvres garçons… Même ce canadien qui… De si jeunes hommes !
— Mais elle est tout de même très marquée sur le coté du visage, précisa Mrs Hughes, je me dois de vous prévenir.
— Oh, c’est terrible pour une femme d’être ainsi atteinte dans son apparence, répondit Cora. Jamais elle ne retrouvera un mari, maintenant… surtout à présent que les hommes de cet âge sont devenus si rares ! Si elle fait l’affaire, je crois que le moins que nous puissions faire est de lui accorder cette petite coquetterie. Et puis ainsi, cela choquera moins les enfants !
Sans vouloir bien se l’admettre, et après que le souvenir de Jane Moorsum fût revenu à la surface, Lord Grantham éprouva un certain soulagement d’apprendre que la nouvelle servante n’était pas très attirante.
— Oui, intervint-il alors dans la conversation, nous nous devons de protéger George et Sybil. Et on ne peut tenir rigueur à cette femme de blessures acquises au champ d’honneur à convoyer nos blessés.
— Tout à fait monsieur le comte, approuva Mrs Hughes. Et la valeur d’une femme de ménage ne se mesure pas à son joli minois.
Lord Grantham se souvint alors de ce que Carson avait dit à propos des deux jeunes valets de pied, Alfred et James, lorsqu’il les avait embauchés : le travail et l’application valent mieux que la beauté dans le monde réel. Mais aussi de la remarque dont sa mère avait complété cette affirmation : si seulement c’était vrai !
— Et puis d’ailleurs, poursuivit Lord Grantham pensivement, c’est plus sûr ainsi.
— "Plus sûr", monsieur le comte ? répéta Mrs Hughes sans comprendre.
Dieu tout puissant, pensa-t-il alors, ai-je vraiment dit ça à haute voix ? Il faut absolument que je rattrape ça…
— Oui, répondit-il embarrassé, nous ne voulons pas de tension entre les jeunes gens en bas, n’est-ce pas ?
Bien joué. Elles ont l’air d’accepter cette explication.
Par contre, Mrs Hughes a un drôle d’air… Est-ce que quelque chose m’aurait échappé à propos du personnel de maison ?