Kaléidoscope en noir et blanc
Elle flanque tout de même un peu la chair de poule…
Daisy Robinson – enfin, non, Daisy Robinson-Mason plus précisément, selon un état-civil qu’elle préférait oublier – était assise à l’office, feuilletant distraitement un illustré tout en laissant son esprit vagabonder et son regard glisser furtivement vers la nouvelle recrue que Mrs Hughes avait embauchée quelques mois auparavant pour renforcer les effectifs du personnel de maison.
Et ces cicatrices… je sais bien que ce n’est pas de sa faute, bien au contraire, mais tout de même…
Alice Dillon, apparemment totalement ignorante de l’examen dont elle faisait l’objet, était plongée dans la lecture de quelque publication qui semblait absorber en ce moment même son attention pleine et entière.
Et cet air de toujours faire la tête… Ça lui couterait quoi de sourire une fois de temps en temps ?
Daisy tenta de chasser ces désagréables pensées en se replongeant dans les nouvelles de la semaine. Mais celles-ci ne semblaient pas suffisamment fascinantes pour chasser l’impression de malaise qui l’avait prise l’instant d’avant en avisant la dernière venue de Downton Abbey.
Et puis ce regard ! C’est parfois comme si… ben comme si rien, en fait. Comme s’il était mort. Rien. Vide. Ou alors aussi froid que ses mains.
Daisy avait eu un frisson, physique celui-là, lorsqu’un peu plus tôt dans la journée elle avait pris un torchon propre des mains de la nouvelle servante qui venait d’aller ramasser le linge sec sur le fil où on l’avait étendu.
Glaciale. Sa peau était glaciale. Daisy, qui venait de s’activer en cuisine, avait senti ce contact déplaisant contre sa propre peau, agréablement tiédie par la chaleur des fourneaux. Elle avait senti le frisson se propager jusque sa colonne vertébrale et avait de justesse retenu un petit cri.
Et puis, franchement, elle pourrait dire plus de trois mots une fois de temps en temps ! Des mois qu’elle est là et on ne la connait toujours qu’à peine… à croire que chaque mot qu’elle prononce lui coute une certaine somme retenue sur ses gages.
Daisy regarda encore subrepticement Mrs Dillon – Alice, même s’il paraissait incongru que pareille personne eût un prénom, ou quoi que ce soit d’humain et de personnel, en fait – pour essayer de débusquer chez elle un soupçon de sentiment, un début de commencement de quelque chose qui trahît une quelconque émotion, mais rien. Tout au plus si, ce creusement de la ride du lion, là, entre ses deux yeux, alors que son regard et apparemment toute son attention restaient fixés sur cette revue dans laquelle elle était absorbée.
Quelque part aux entournures, cette femme a tout de même de quoi faire un petit peu peur.
Cinq jours plus tôt, Daisy et Ivy, accompagnées de Jimmy et de Thomas – non ! Mr Barrow maintenant, quand donc allait-elle s’y faire ? – étaient allés assister à une séance de cinématographe. En tout bien tout honneur, cela allait sans dire, et monsieur Carson avait veillé à bien insister sur cet aspect des choses avant de finalement les autoriser à s’absenter tous les quatre à la fois.
Et le film qu’ils avaient vu les avait beaucoup impressionnées, elle et Ivy. En apprenant que c’était un film allemand, elle avait tout de même hésité. Après tout, les Allemands avaient tué William. Alors n’était-ce pas un peu trahir sa mémoire que d’aller voir un de leurs films ? Mais Jimmy avait l’air très enthousiaste à son sujet, et Thomas semblait curieux de le découvrir. Et puis après tout, ce n’était pas parce que c’était allemand que c’était forcément mal ou mauvais. D’autant que c’était inspiré d’un roman écrit par un Irlandais, alors on pouvait presque dire que ce n’était pas complètement allemand.
Thomas – non ! "Mr Barrow", bon sang ! – s’était amusé à leur dire que c’était une histoire qui faisait peur. Daisy s’en était senti peu rassurée mais tenta de ne rien lui en montrer, cela lui aurait fait trop plaisir ; Ivy quant à elle parut en voir sa résolution d’aller voir ce film redoubler.
Et c’était ainsi qu’après deux nuits remplies de cauchemars, Daisy se surprenait à comparer une de ses collègues de travail à ce comte Orlok qu’elle avait vu dans le film ; elle n’avait pourtant ni ses longues dents, ni ses oreilles pointues, ni son crane chauve, ni sa peau blanche, ni ses longs doigts noueux, mais c’était une impression générale.
Suffisante pour qu’elle sentît le besoin de se lever et de quitter la pièce pour gagner le cocon rassurant de la cuisine, royaume de madame Patmore.
C’est là que, quelques heures plus tard tandis que Daisy et Ivy s’activaient à tout ranger avant d’aller se coucher, alors que telle une ombre noire et blanche Alice Dillon passait dans le couloir en souhaitant la bonne nuit à ceux qui étaient encore debout en cette heure avancée, Daisy Robinson se pencha vers Ivy Stuart et lui glissa discrètement à l’oreille :
— Dis… après tout… et si les vampires existaient vraiment ?