Reunification [nouvelle version]
Des papiers. Encore des papiers. Des tonnes de papiers ! Son bureau ne ressemblait plus à un bureau de général mais à un bureau de secrétaire.
Degenhard laissa tomber sa tête encapuchonnée dans ses mains osseuses. Il était fatigué de toute cette paperasse qui l'occupait depuis plusieurs jours. Oto Mustam, le chef de la Milice Brâkmarienne, lui avait demandé d'y travailler. Bien sûr, il n'avait pas pu lui refuser. Que pouvait-on lui refuser de toute manière ? Le moindre refus envers Mustam pouvait entraîner de graves conséquences.
Après cette courte minute de repos, Degenhard se remit au travail, se plongeant à présent dans les affaires économiques de la cité. Il prit un tas de feuilles toutes froissées et noircies d'encre. Voilà toutes les recettes de tous les marchands travaillant et vendant à la cité Pourpre ! Le général fut rapidement dépassé par tous les nombres à six chiffres qu'il voyait.
Il fut alors surpris par un bruit contre la porte de son bureau. Bientôt, des bruits de pas précipités résonnèrent. Degenhard n'y prêta d'abord pas attention, tentant en vain de reprendre sa concentration. Mais un son plus fort, comme si quelqu'un avait été projeté contre le mur, vint le perturber à nouveau. Des cris sen suivirent.
-Lève-toi ! On doit rejoindre le hall !
N’arrivant plus à retrouver sa concentration, Degenhard abandonna définitivement son travail.
Poussant la chaise contre le mur derrière lui, il se leva en grognant, de mauvaise humeur. Quand il contourna son bureau pour se diriger vers sa porte, il fit voler des feuilles. Elles virevoltèrent un instant dans les airs avant de retomber à leur place. Avec ses longs doigts, il tourna la poignée et découvrit de l'autre côté une assemblée de miliciens bien excités. Poussé par la curiosité, Degenhard suivit les soldats qui couraient à travers les couloirs et descendaient les marches des escaliers deux par deux pour rejoindre le hall principal de la Milice.
Autour de l'imposante statue de Djaul, les miliciens grouillaient de toutes parts. Ils vénéraient tous ce gardien de Descendre qui était également l’impérieux dirigeant de la cité. Ils étaient tous occupés à se préparer, dans le but d'une intervention. Il n'était pas rare que les miliciens eussent à s'interposer dans certains cas. La plupart étaient habillés de leur tenue de combat. Ceux qui ne l'étaient pas se hâtaient à revêtir leur armure. Chacun prenait son arme et en aiguisait la lame, se fournissait en potion chez le marchand habituel de la Milice en échange de quelques précieuses pièces de kamas. Dans des coins assombris, des jeunes hommes emmitouflés dans des capes préparaient des poisons mortels. D’autres dont le visage était recouvert d'un bandeau noir orné d'une tête de mort manipulaient avec précaution de la poudre pour en remplir des sortes de ballons. Ces sphères serviraient de bombes destructrices si la situation les obligeait à utiliser de tels moyens. Les généraux aboyaient des ordres incompréhensibles en essayant tant bien que mal de regrouper leur troupe, mais impossible d'écouter quoi que ce fût dans cette cohue.
Degenhard sentait une tension inhabituelle régner dans les rangs. En temps normal, les soldats n'étaient pas aussi frustrés, ils étaient entraînés à être mentalement résistants. Le général se questionnait de plus en plus. A la recherche de réponses, il plongea dans la foule et, jouant des coudes, essaya de trouver un autre commandant. Après plusieurs minutes à se frayer un passage parmi tous ces soldats qui fourmillaient, il tomba nez à nez avec Corrado, un archer à l’œil droit borné caché par un bandana.
-Que se passe-t-il ici, Corrado ? demanda Degenhard en le regardant choisir ses flèches.
-Les habitants du Nord de la périphérie de la cité ont migré vers le Sud subitement, répondit-il de sa voix grave en testant les pointes de ses flèches. Ils ont prétendu avoir vu une mystérieuse forme au sommet du volcan.
-Une forme ?
C'est alors que le sol se mit à trembler, surprenant tout le monde. La tour de la Milice bascula de gauche à droite, les soldats se tinrent les uns aux autres, s'accrochèrent à tout ce qu'ils pouvaient. Les armes correctement rangées tombèrent et s'étalèrent sur le sol dans un monstrueux fracas métallique. Malgré le marchand de potions qui retenait ses coffres et ses étals de breuvages multicolores, des dizaines de fioles se brisèrent en mille morceaux et leur contenu se répandit sur les pavés de pierre. Les quatre braseros qui éclairaient le hall se renversèrent et la salle fut plongée dans une obscurité presque totale ; seules les braises émettaient encore assez de lumière pour voir à quelques mètres devant soi. La statue de Djaul fut sur le point de tomber de son piédestal aux yeux de tous, mais elle retrouva l'équilibre quand le tremblement de terre cessa aussi rapidement qu'il était apparu. Dans un désordre indescriptible, les soldats se relevèrent et se redressèrent, abasourdis par ce soudain séisme. Alors que les voix s'étaient tues durant l'événement, celles-ci se remirent à parler et crier, s'affolant.
-Silence ! ordonna une puissante voix, et tout le monde se tut.
Des torches sur les murs s'embrasèrent alors pour offrir à nouveau une lumière. Mais l'ambiance restait encore sombre.
En haut des escaliers, grand et mince, le chef Oto Mustam se tenait droit, toujours aussi impassible qu'importait la situation. De premier abord, on n'aurait pu croire qu'un homme aussi fin pût guider la milice de la Cité Noire, mais il était un combattant hors pair, maniant parfaitement son sabre qui avait tué bon nombre de Bontariens. Dans son armure brillante aussi rouge que le sang et aux reflets ténébreux, il arborait là bien l'allure du Brâkmarien. Son haut casque en fer orné de deux grosses cornes sur lesquelles restaient encore quelques poils d'un malheureux animal lui donnait un air d'autant plus effrayant. Mais il n'était pas seulement le chef de la milice : il était un fervent serviteur de Djaul.
Il descendit plusieurs marches, la main sur son fourreau - une habitude qu'ont de nombreux guerriers - et balaya l'assemblée d'un regard perçant. Chaque milicien ravala sa salive et eut un frisson dans le dos quand ses yeux noirs se posèrent sur lui.
-Vous êtes effrayés, reprit Mustam d'un air grave. Vous êtes nerveux.
Tous se détendirent, pensant que le chef comprenait ce qu'ils ressentaient. Mais la vérité était toute autre.
-N'avez-vous pas honte ?! cracha-t-il violemment à ses sujets qui se tassèrent sur eux-mêmes. Vous avez été entraînés pour ce genre de situation et le simple de terme de « mystérieuse forme » vous fait peur à ce point ? Que c'est affligeant de voir des miliciens Brâkmariens dans un pareil état...
Il lâcha un long et profond soupir.
-Cette « mystérieuse forme », ou cette « ombre », quelque soit le terme employé, continua-t-il en prenant un air supérieur, n'est rien face à nous ! Vous allez la combattre, la terrasser et la faire disparaître comme si elle n'était jamais venue.
-Ouais, personne ne peut nous battre, pas même ces Bontariens ! cria quelqu'un en levant son poing.
Bientôt, d'autres le rejoignirent dans son encouragement puis toute l'armée. Oto Mustam sourit face à cette victoire. Mais Degenhard ne semblait pas aussi optimiste, tout comme son compagnon Corrado qui ne partageait pas la joie des autres. Ils avaient vécu de nombreuses batailles et en avaient appris qu'il ne fallait jamais crier victoire avant d'avoir gagné.
Derrière la foule qui était redevenue détendue, les deux généraux observèrent un soldat monter rapidement les marches jusqu'à son supérieur. Il se pencha vers lui et lui chuchota quelque chose à l'oreille. Le sourire du Brâkmarien disparut alors. Une ombre d'inquiétude survola son visage mais s'envola aussitôt.
-Miliciens ! appela-t-il en faisant taire encore une fois ses sujets. Il semblerait que l'ennemi soit plus coriace que ça. Que les généraux regroupent leurs soldats et rejoignent le terrain.
Il avait à peine terminé sa phrase que la cohue reprit. Profitant de cette dispersion pour que personne ne le vît, Mustam s'éclipsa dans les ténèbres de la Milice.
-Je me disais bien que c'était trop facile, fit remarquer Corrado en se rapprochant de son collègue pour se faire entendre. Sur ce...
Il réajusta la sangle de son carquois autour de son torse et commença à s'éloigner.
-On se croisera peut-être sur le front, finit-il par dire en lançant un salut de la main.
Degenhard le regarda disparaître dans le flot de miliciens qui se remirent à s'exciter telles des fourmis dans une fourmilière. Puis, à son tour, il quitta le hall et se dirigea vers son bureau où, il le savait grâce à une totale confiance en elle, sa troupe l'attendait. Il refit donc le chemin en sens inverse, traversant les couloirs où les torches éteintes s'embrasèrent lors de son passage. Arrivé devant sa salle, il passa les portes et ne fut pas surpris de voir une dizaine de personnes l'attendre.
-Salut, chef ! s'écria un jeune homme qui s'était confortablement assis sur un fauteuil en face de son bureau.
Degenhard le salua d'un bref signe de tête en prenant place devant eux. Il ne fit même pas attention aux pieds du jeune milicien qui les avait posés sur sa table.
-Je ne vais pas vous le cacher, annonça-t-il gravement, mais la situation est critique.
-Oui, nous avons entendu ça, affirma une belle jeune femme à l'apparence d'un chat.
Degenhard releva les yeux et les posa sur le visage joliment couvert de poils blancs de la femme. Elle avait un petit nez noirci qu'il trouvait toujours aussi mignon même après des années de contemplation. Ses lèvres étaient fines et lisses, cachant parfois la moitié d'un de ses crocs. Chaque fois qu'il voyait ses oreilles touffues tachées de noir, il résistait à l'envie de les caresser. Il avait toujours adoré les chachas et cette personne, malgré le fait qu'elle n'en fût pas totalement un, ne faisait pas exception. Il ne put cependant pas s'empêcher de jeter un coup d’œil un peu plus bas, sur sa brassière foncée qui ne recouvrait que ses seins.
-Ne pourrais-tu pas être plus discret ? lui fit-elle remarquer en suivant son regard.
Surpris de s'être fait prendre, Degenhard s'affaissa et tenta de faire l'innocent, même s'il savait que ça ne marchait jamais avec Carmélia.
-Nous ne sommes pas là pour parler de ça ! Je vois que vous vous êtes déjà préparés...
-Lors d'un assaut, il faut s'attendre à tout...
-Effectivement, et comme nous devons aller sur le terrain, vous avez bien fait.
Il se retourna et fit face au mur derrière son bureau. Sur deux crochets fixés à la façade en roc, une faux avec un long manche en bois d'ébène entouré d'un lacet en cuir reposait. Il l'empoigna et la retira de son support. Refaisant volte-face, il annonça à sa troupe qu'il était temps de partir.
-Très bien. Allons défendre notre nation !
Faisant virevolter sa cape à capuche dans son dos, il prit les devants, suivi de ses compagnons. Ils retraversèrent le couloir. Les torches s'éteignirent quand ils disparurent dans le hall qui se vidait peu à peu. À l'extérieur, les habitants suivaient d'un œil inquiet chaque unité prendre la route jusqu'à la sortie de la cité.
Degenhard et son bataillon quittèrent le bâtiment de la milice Brâkmarienne. Elle s'élevait haut dans le ciel nuageux et portait fièrement les drapeaux représentant Brâkmar : un glaive orné d'ailes de démons. Sur la grande place, ils contournèrent l'autel rectangulaire sur lequel était posé l'immense crâne d'une bête féroce, éclairé par plusieurs bougies de cire. Il était dépourvu de chair et sa surface osseuse était recouverte de marques causées par les lames tranchantes qui avaient terrassé la créature.
Leurs talons claquant sur les pavés de la ville, ils marchèrent rapidement vers le nord, sous les regards des marchands et des artisans qui s'interrompirent dans leur travail.Les lampadaires de ville éclairaient à peine les avenues avec leur flamme qui propageait une luminosité rouge et effrayante. Entre les dalles sombres dont étaient composés les sols de la Cité des Démons, du sang coulait pour se déverser dans les égouts où de nombreux rats vivaient. Ils passèrent devant des rues étroites où, dans les coins assombris, des cadavres gisaient, abandonnés après leur dernier duel et dépouillés de leurs biens et fortune par les pauvres passants.
Après une dizaine de minutes de marche, ils arrivèrent enfin à la grande porte Nord. Haute de plusieurs mètres, elle permettait aux Brâkmariens de quitter la cité et d'en fouler les abords. Son sommet était décoré d'une grande épée sculptée dont la garde était empoignée par deux mains gantées. Comme à toutes les portes et sur tous les bâtiments publics, le drapeau de la nation y avait été accroché grâce à des clous plantés entre les pierres. Généralement, il flottait agressivement dans le vent, mais Degenhard nota que l'étendard restait inerte dans l'air tiède.
Avec ses frères d'armes, il passa sous la grande grille en métal qui était maintenue ouverte par le soldat Thoof. Celui-ci salua ses collègues en faisant claquer ses bottes et leur souhaita bon courage. Ils le remercièrent et lui rendirent son salut tandis qu'ils traversaient le haut pont surplombant la rivière de lave qui encerclait les remparts.
De l'autre côté des immenses murs de la cité, l'atmosphère changeait du tout au tout. Il n'y avait là aucun bruit. Pas un oiseau ne s'était posé sur l'un des rochers sombres, ni même un fantôme hantait les parages. Cela changeait des bruits de la ville où l'on pouvait entendre les forgerons frapper avec leurs lourds marteaux, les nombreux pious piailler ou les animaux se plaindre de leur mauvais traitement aux enclos publics. Ici, tout était parfaitement calme.
Soudain, une explosion accompagnée d'un séisme plus faible que le précédent éclata. Les miliciens virent une lumière transpercer les nuages qui couvraient le ciel et s'abattre sur le sol. Une centaine de flèches enflammées répliquèrent à cette attaque. Les soldats les suivirent du regard se planter sur une mystérieuse forme noire et floue au sommet du volcan duquel commençait à s'échapper de la fumée. La silhouette semblait s'être faite toucher et tomba sous le poids des projectiles. Un instant, Degenhard se détendit, pensant peut-être que la bataille était déjà terminée et que lui et sa troupe n'aurait pas besoin d'aller prêter main-forte. Mais la situation en fut tout autrement.
Sous les yeux ébahis de tous, l'ombre se redressa en écartant les bras et renvoya les flèches vers leurs archers qui les reçurent de plein fouet.
-Quel genre de personne peut bien faire ça ? s'interrogea l'un des hommes de Degenhard en regardant la scène avec un air effrayé.
Le général n'avait pas de réponse à cette question qu'il se posait également.
-Nous n'avons pas le temps de nous questionner plus, répliqua Degenhard en serrant le manche de sa faux. Nous devons nous hâter de rejoindre les autres !
Sa troupe acquiesça et, prenant un air impassible, ils s'élancèrent d'un pas décidé, prêts à protéger leur cité coûte que coûte. Ils coururent tout en évitant les pics rocheux qui gênaient le déplacement dans les environs des remparts. Ils passèrent devant le Brakdad Café dont toutes les lumières étaient éteintes. Dehors, des choppes vides et pleines étaient renversées, témoignant du départ précipité des clients. Ils atteignirent le premier camp Ouginak et le dépassèrent en voyant qu'il était désert. Puis ils gagnèrent la route 666 qu'ils longèrent jusqu'à retrouver toutes les unités qui s'étaient regroupées en un point et tentaient d'attaquer la silhouette du volcan.
Organisées, les troupes s'étaient réparties en plusieurs lignes. À l'avant, les protecteurs brandissaient leur bouclier afin d'empêcher les attaques de toucher les soldats qui étaient derrière. Ceux-ci étaient tous ceux qui pouvaient lancer des attaques à distance, principalement les archers. Tout derrière, bien plus petits, les soigneurs se chargeaient de guérir les blessés. Il y en avait beaucoup, suite à la précédente réplique de l'adversaire.
Degenhard donna les ordres à son groupe.
-Que tous ceux qui peuvent frapper à longue portée rejoignent les archers, dicta-t-il sur un ton stratégique et la moitié de ses hommes disparut, se mêlant à l'armée. Les soigneurs, partez à l'arrière et les protecteurs à l'avant, ceux qui peuvent encaisser les attaques également.
Écoutant attentivement ces ordres, tout le monde le quitta, sauf une personne.
-Carmélia ? appela-t-il, étonné qu'elle ne soit pas partie avec les autres.
-Somme toute, n'es-tu pas content au fond de toi de ne pas pouvoir te battre ? demanda-t-elle puisqu'il ne pouvait pas frapper à une distance pareille.
-Est-ce vraiment le moment d'en parler ? répliqua-t-il en soupirant.
-On n'a jamais vraiment pu en parler et je pense que, vu la gravité de la situation, c'est bien le moment. Tu aurais pu partir mais tu ne l'as pas fait. Pourquoi ?
-Je n'ai pas eu le choix.
-Mais on a toujours le choix !
-Avec Brâkmar, pas vraiment, riposta-t-il, énervé qu'elle poursuivît cette discussion qui ne mènerait sûrement à rien. Et actuellement, je ne pense pas que je puisse tourner le dos à ma nation. Va rejoindre les autres, un soldat en plus peut grandement aider.
Elle hésita un instant et finalement, le général la regarda s'éloigner tandis qu'elle sortait des cartes à jouer de ses sacoches.
-Archers ! entendit-on une voix crier. En position !
Tous les archers, ainsi que tous les miliciens spécialisés dans le combat à distance, se préparèrent en armant leur arc et en tendant les cordes. Carmélia, qui les avait rejoints, serra ses as de trèfles entre ses doigts griffus. « Que la chance soit avec nous... » pria-t-elle mentalement.
-Feu !
À ce mot, les cordes des arcs claquèrent et les flèches s'envolèrent. Carmélia lança avec force ses cartes à jouer qui s'enflammèrent à cause des frottements de l'air, planant aux côtés des armes des archers qui sifflaient dans le vent. Elles montèrent en cloche, semblèrent s'arrêter un instant au sommet de la parabole formée par leur trajectoire, et retombèrent en piqué pour atteindre leur cible.
Mais cette fois-ci, la silhouette ne se laissa pas toucher. Une barrière magique d'un bleu perçant l'enveloppa et la protégea des projectiles qui partaient en fumée lorsqu'ils entraient en contact avec le bouclier immatériel.
Les soldats se figèrent face à cette réaction soudaine, déconcertés.
Ils entendirent tous alors un bruit étouffé semblant provenir des profondeurs de la terre qui se mit une énième fois à remuer. Les combattants essayaient de garder leur équilibre tout en regardant leurs pieds et le sol qui commençait à se craqueler et à se fissurer à certains endroits. Les tentes des camps environnants s'effondrèrent, les murs et les maisons du village de Gisgoul s'écroulèrent dans un vacarme fracassant. À tout cela s'ajouta une puissante explosion qui attira tous les regards vers le sommet du volcan.
La fumée qui en sortait était maintenant devenue plus noire et plus épaisse et s'élevait dans le ciel à une vitesse impressionnante. Des points lumineux se joignirent au spectacle, s'enflammant dans le ciel. De la lave se mit à couler du cratère et entama sa descente vers les plaines ténébreuses de Brâkmar. À chaque seconde, le liquide épais gagnait en vitesse et se rapprochait toujours plus rapidement.
-Attention ! s'exclama quelqu'un quand des masses s'écrasèrent brutalement autour d'eux.
Toutes les troupes se dispersèrent afin de les éviter dans un désastreux chaos. Tout le monde se poussait, plusieurs trébuchèrent et se firent piétiner par les autres qui cherchaient désespérément un abri. Malheureusement, la plupart n'en ressortirent pas vivants, abattus par les rochers qui volaient de toutes parts.
De son côté, Degenhard s'élançait vers les grottes des montagnes opposées, en face du volcan. Au moins, il y serait à l'abri et pourrait rejoindre le territoire voisin. Il courrait, s'obligeant à garder le regard levé et droit devant lui. Il avait vécu de nombreuses batailles et pertes, il restait cependant répugnant de voir tout ce sang imbiber le sol et ces corps écrasés dont on retrouvait parfois un membre plus loin. Le général remonta son foulard sur son nez pour cacher l'odeur méphitique qui emplissait ses narines malgré le tissu.
Il entendit alors un gémissement à sa droite. Il s'arrêta dans sa course et rejoignit le malheureux qui était à moitié aplati par une pierre.
-Eros ! interpella Degenhard en reconnaissant le jeune soldat qui avait rejoint son bataillon quelques années auparavant.
Il s'agenouilla devant lui.
-Chef... ? bredouilla l'autre dans une plainte.
-Ne bouge pas, je vais te sortir de là !
Il se releva et brandit sa faux, prêt à briser la pierre pour l'en défaire.
-Non... J'ai beau avoir résisté à de puissantes attaques, mais là... c'est trop tard.
Le milicien s'arrêta net dans son geste, fixant son jeune protégé.
-S'il vous plaît... allez-vous-en avant que vous ne finissiez comme moi...
Mais son chef restait immobile, ne semblant pas vouloir bouger. Il reposa le bâton de sa faux sur le sol et baissa la tête, enfin conscient qu'il ne pouvait plus rien. Le regard sombre, il accompagna Eros dans ses derniers instants et l'observa rendre son dernier souffle. Il n'était qu'un gamin, pourquoi avait-il fallu qu'il partît aussi tôt ?
Il connaissait ses disciples depuis leur arrivée à la Milice et avait passé presque tout son temps à les former. Il les avait vus se battre maladroitement jusqu'à devenir de grands guerriers aussi doués que lui. Durant les entraînements et les moments libres, ils avaient appris à se connaître. Cela faisait depuis bien longtemps que Degenhard n'avait pas été aussi proche de quelqu'un. Ce sentiment d'apprécier et d'être apprécier était agréable. Mais en étant leur général, il se sentait responsable d'eux. Et voir mourir l'un d'eux sous ses yeux, c'était comme s'il était coupable de leur mort. Il n'avait pas su les protéger, et il avait l'impression d'avoir manqué à son devoir.
Degenhard ne se soucia plus du reste qui l'entourait, dépassé par tout ce qui était en train de se produire.
-Degenhard ! entendit-il au loin mais il ne s'y intéressa pas plus que ça.
Il sentit alors quelqu'un lui prendre les bras et le tirer énergiquement en arrière. Quelques secondes après, quand il eût atterri sur les fesses, ses yeux s'écarquillèrent en voyant une pierre s'abattre violemment à son ancienne position.
-Réveille-toi Degenhard !
Il fut secoué par les épaules. Enfin, il remua la tête, cligna des yeux et revint à la réalité. Il fut content de voir Carmélia en face de lui. Il savait qu'au moins un membre de sa troupe était en vie. Mais cela n'effaça pas la récente mort d'Eros ni la disparition des autres qu'il n'avait pas revus.
-Relève-toi et suis-moi vite ! le prévint-elle en s'élançant à travers le champ de bataille.
Degenhard sauta sur ses jambes et partit à sa poursuite. La situation était pire que précédemment. Des centaines d'autres pierres avaient fait leur atterrissage et il ne restait que peu de personnes encore debout.
Tout en évitant les débris du volcan qui crachait toujours de la lave et de la fumée, ils rejoignirent rapidement l'une des nombreuses grottes qui s'étaient formées dans les montagnes Ouest. Ils furent soulagés en se retrouvant à l'abri, éloignés du danger. Ils jetèrent un regard à leur région et eurent à peine le temps de voir une dernière fois la forme sombre. Du haut de son perchoir, elle semblait se régaler du désastreux spectacle tandis que la lave commençait à grignoter les remparts de la cité.
C'est alors qu'un éboulement entraîna la chute de plusieurs cailloux qui bouchèrent l'entrée du passage, séparant définitivement les deux soldats de leur nation.