Une Nouvelle Terre
Le Docteur ouvrit une autre porte avec son tournevis et tout à coup lui et Cassandra étaient revenus à leur point de départ, dans la blancheur aveuglante de la Section 26. Non loin de là ils pouvaient voir la forme ancienne de Face de Boe, encore endormi, et (au grand dam du Docteur) Novice Hame, recroquevillée dans un coin et bel et bien vivante.
Les murs blancs stériles et la lumière du jour qui s’infiltrait à travers les fenêtres étaient un heureux contraste après la pénombre du sous-sol et des Soins Intensifs, mais ils eurent tous les deux un choc lorsqu’ils virent Frau Clovis – l’assistante personnelle du Duc de Manhattan – en train de foncer tout droit sur eux armée d’un tabouret de visiteur, pieds nus et rugissant comme un taureau enragé.
— On n’a rien ! On n’a rien ! On n’a rien ! s’écria le Docteur, essayant de la calmer alors que lui et Cassandra se mirent aussitôt dans une position accroupie, les mains levées en signe de paix. On n’est pas touchés ! Regardez !
— Montrez-moi votre peau ! hurla la femme avec effroi, alors qu’elle brandit les pieds de son tabouret à quelques mètres d’eux.
Le Docteur se dépêcha de remonter ses manches, agitant frénétiquement les deux mains en guise de preuve. À côté de lui, Cassandra faisait de même – puis il se rendit compte que non, au contraire, elle prenait l’instruction au pied de la lettre ; rouvrant un par un les boutons du chemisier que Rose avait sagement refermés dans l’espoir d’exposer le maximum de peau possible…
Le Docteur lui chassa les mains d’un geste :
— Regardez ! On n’a rien ! dit-il. Regardez. Si on avait été touchés, on serait morts.
À leur immense soulagement, Frau Clovis sembla accepter la vue de leur chair propre. Elle reposa sa chaise au sol avec un bref hochement de tête, les regardant toujours d’un air méfiant. Ses traits sévères étaient marqués par le stress et la fatigue, et elle paraissait beaucoup moins impressionnante sans ses talons-aiguille aux pieds.
Le Docteur déglutit et lui rendit son hochement de tête en guise de remerciement :
— Alors, comment ça se passe ici ? Où on en est ?
La situation n’était pas exactement réjouissante ; il n’avait pas besoin de Clovis pour juger de cela. Les patients et les dignitaires qu’il avait vus plus tôt étaient presque tous sortis de leurs lits, regroupés ensemble dans un attroupement hystérique contre les portes vitrées à l’entrée du service dans un effort collectif pour les maintenir fermées. Comme le Duc de Manhattan avant eux, ils avaient déboursé une fortune pour faire soigner leurs maladies incurables. Et maintenant qu’ils étaient remis sur pied, ignorant que le vrai prix à payer avait été les milliers de mourants sous leurs pieds, ils paraissaient tous terrifiés d’être réinfectés à nouveau.
Frau Clovis rajusta son tailleur et tenta de retrouver un peu de la dignité qu’elle avait perdue avec sa réaction barbare :
— L’hôpital est sous confinement, dit-elle au Docteur d’une voix tremblante. Il n’y a que du silence radio des autres secteurs. Je crois que nous sommes les seuls encore en vie. Mais j’essaie d’outrepasser la quarantaine… (Elle leur montra un petit appareil de communication dans sa main avant d’indiquer par la fenêtre les tours et les immeubles qui se découpaient à l’horizon :) Si j’arrive à envoyer un signal à New New York, ils pourront nous envoyer une brigade privée de soldats d’élite !
Les yeux usurpés de Rose s’illuminèrent à cette idée, mais le Docteur secoua la tête :
— Vous ne pouvez pas faire ça. S’ils forcent une entrée, ils briseront la quarantaine.
Frau Clovis le fusilla du regard, devenant visiblement de plus en plus hystérique à la minute.
— Je refuse de crever ici ! cracha-t-elle.
— Bienvenue au club… marmonna Cassandra. Elle se laissa tomber sur une chaise et fit signe à une infirmière-chat de venir s’occuper de la griffure sur la jambe de Rose. Ce corps ne lui serait d’aucune utilité endommagé…
— On ne peut pas laisser une seule particule de maladie sortir ! dit le Docteur furieusement, élevant de nouveau la voix alors qu’il indiqua lui aussi les gratte-ciels au loin. Il y a dix millions d’habitants dans cette ville, et ils courent tous un risque ! Alors éteignez-moi ça tout de suite !
Il tenta de s’emparer de l’appareil, mais Clovis le lui arracha vivement des mains, sa décision étant prise.
— Pas si ça peut me faire sortir !
Et, le nez en l’air, elle tourna le dos au Docteur, ses pieds nus faisant flip, flap, flop sur le sol alors qu’elle se dirigea dignement vers le Duc de Manhattan, faisant signe à son majordome de la suivre :
— Il nous faut ce lit pour bloquer la sortie de secours, aidez-moi à le déplacer !
— Ceci est un scandale ! disait le Duc. (Contrairement aux autres, il n’avait pas bougé de son lit.) J’essaye d’appeler le Palais, mais la quarantaine n’arrête pas de me couper les communications ! Frau Clovis, vous devriez porter plainte…
— Je devrais, en effet, répondit cette dernière. Et vous, Votre Grâce, vous devriez bouger vos grosses fesses de là !
L’énorme Duc bafouilla de surprise lorsqu’ensemble, sa secrétaire et son majordome s’emparèrent de son matelas et le firent basculer sans ménagement hors du lit. Toujours attaché à ses cordes de traction, il s’étala lourdement par terre.
— Frau Clovis ! rugit le Duc. Vous êtes virée !
— Toute tentative de me licencier sans préavis entraînera le versement d’une somme de compensation massive ! rétorqua Clovis dans un crachat mutin. Alors merci infiniment… Maintenant, dégagez de mon chemin !
Le Docteur grinça des dents. Encore une fois sa patience ne tenait plus qu’à un fil, mais il se força à garder son calme. C’était vraiment une chose après l’autre aujourd’hui : les infirmières-chats, Cassandra, la peste ambulante, Rose toujours en danger… Et maintenant les humains – les gens qu’il essayait de sauver – se chamaillaient entre eux et ne faisaient qu’aggraver les choses !
Mais tant mieux. Il était le Docteur. Il travaillait bien sous pression.
— D’accord, très bien… (Il lança un regard de mépris à Clovis et tous les patients et infirmières autour d’elle :) Donc je vais devoir vous stopper, aussi. Ça me va !
Le Docteur sentit tous les regards sur lui alors qu’il se mit à arpenter la pièce comme un animal en cage. Allez, réfléchis, réfléchis, réfléchis ! Ils étaient dans un hôpital. Toutes ces machines avancées et ces médicaments miracles… La réponse était forcément ici quelque part !
Il jeta un coup d’œil à Rose. Cassandra avait vraisemblablement repris un peu de confiance et retrouvé son air vaniteux maintenant qu’ils étaient barricadés dans la Section 26. Elle était déjà remise sur pied ; occupée à recoiffer sa chevelure blonde dans le reflet brillant d’un plateau qui avait autrefois contenu des fournitures médicales. Combien de fois avait-elle fait ça dans son donjon, s’appropriant le corps de Rose pour son usage personnel… ?
Le Docteur sentit l’angoisse lui tenailler les tripes. Rose n’allait pas pouvoir supporter ça encore longtemps. Cassandra lui avait peut-être déjà sérieusement endommagé l’esprit – voire même causé une lésion cérébrale… Mais pour l’instant, il ne pouvait pas lui venir en aide.
Oh, tout ça était de sa faute ! Combien de peine aurait-il pu leur épargner à tous les deux s’il ne l’avait pas oubliée en bas dans le foyer d’accueil ? Au moins ils auraient pris le même ascenseur et fait face au désinfectant ensemble…
Et puis la réponse le frappa comme une douche froide.
L’ascenseur. Le désinfectant.
Si évidents… et pourtant cachés en pleine vue !
Le Docteur repensa aussitôt à ces moments désespérés dans les Soins Intensifs. Il s’était demandé ce qui poussait autant les porteurs malades à se rapprocher les uns des autres… s’il s’agissait de leur besoin inné d’être entourés d’autrui, ou bien un sentiment de communauté qui les reliaient entre eux. Qu’avait dit Cassandra à leur propos, tout à l’heure ?
« Toutes leurs vies, et ils n’ont jamais été touchés… »
C’était insensé, ridicule même, mais tous ses meilleurs plans l’étaient.
Le Docteur passa aussitôt à l’action :
— Cassand… Rose! Novice Hame ! Vous tous ! Pardon, Votre Grâce… (Il contourna le Duc affalé au sol et cria pour être entendu de tous :) Tout le monde ! Il me faut les solutions intraveineuses qui traitent chacune des maladies !
Au son d’une voix autoritaire parmi le chaos, toutes les têtes se tournèrent vers le Docteur :
— DÉPÊCHEZ-VOUS !
Tous s’empressèrent de lui obéir en voyant à quel point il était sérieux. Et d’un seul coup la Section 26, autrefois si calme et silencieuse, devint un tourbillon d’activité ! Le personnel et les patients se précipitaient dans toutes les directions ; se ruant sur les chevets et les cabinets médicaux autour de la pièce pour ramasser le plus grand nombre de perfusions colorées possible.
Dégainant son tournevis sonique, le Docteur le pointa sur le système de traction qui avait était spécialement construit pour soulever l’énorme personnage du Duc de Manhattan dans son lit. Avec une pluie d’étincelles, un large treuil circulaire en acier s’en détacha. Le Docteur passa son bras au travers et contempla les forces qu’il avait rassemblées autour de lui – chats et humains, œuvrant ensemble.
Novice Hame, quittant son coin pour se joindre à la mêlée.
Frau Clovis, penchée sur le Duc étendu par terre et le faisant rouler comme un gros saucisson afin d’arracher une longue ceinture de soie dorée de sa robe de chambre, tandis que ce dernier pleurnichait et protestait dans un tas pathétique au sol.
Même Cassandra s’était décidée à participer – dévalisant les stocks de perfusions dans les armoires jusqu’à ce que tout un tas de poches multicolores soit empilé dans les bras de Rose.
Clovis lui lança le cordon et le Docteur le sangla autour de son torse à la manière d’un harnais improvisé, avant d’attraper une brassée de médicaments qu’on envoya valser dans sa direction. Une par une, il accrocha rapidement les poches intraveineuses à lui-même tel un guerrier se préparant au combat. Puis il fonça à l’autre bout de la salle pour en ramasser d’autres :
— Rose, avec moi – j’ai besoin d’un coup de main !
S’ils allaient s’en sortir, il y avait encore beaucoup à faire…
Le Docteur refusa catégoriquement d’identifier Cassandra devant les autres. Il ne voulait pas que Rose soit tenue responsable pour ce qui s’était passé ici. Ni qu’on la méprenne pour Cassandra.
Il était assis à côté de Face de Boe, attendant avec appréhension à ce qu’on lui apporte les derniers remèdes du service. Par la fenêtre, la ville de New New York scintillait au loin – une métropole débordant de vie même maintenant, ses habitants inconscients du chaos qui sévissait entre ces murs blancs stériles…
Il n’y avait aucun moyen de savoir si son plan allait fonctionner. Le Docteur lui-même avait ses doutes. Mais il avait généralement des coups de chance avec ce genre de choses. Tout ce qu’il savait, c’était que rester assis là à s’occuper l’esprit – régulant la densité de la fumée dans l’aquarium de Face de Boe, comptant le nombre de solutions dont il allait avoir besoin, vérifiant et revérifiant que les poches à perfusion soient correctement fixées – n’allait pas calmer le flux de ses pensées.
Pour la seconde fois maintenant, Cassandra avait mis Rose en danger. Plus monstrueux encore, Cassandra l’avait violentée. Avait volé le corps de Rose, envahi son esprit, fouillé ses pensées – les preuves accablantes
énoncées de sa propre bouche par Cassandra elle-même :
« Tu l’as reluqué. Tu aimes ça… »
Cassandra avait violenté le Docteur, aussi. Déjà assez horrifiant, mais quelque chose qu’il pouvait peut-être pardonner. Les Seigneurs du Temps étaient, après tout, télépathiques. Des intelligences extraterrestres bien plus anciennes et terrifiantes que Miss Dernière Humaine s’étaient déjà introduites dans son esprit par le passé, pliant son corps à leur volonté. Néanmoins, le Docteur ne pouvait s’empêcher de frissonner au souvenir de sa présence dans sa tête. Elle lui avait parue… onctueuse ; se glissant autour de ses pensées tel un serpent ; et depuis l’avait laissé avec le sentiment d’être légèrement contaminé. Un peu paranoïaque, même.
Mais un esprit comme le sien était équipé pour encaisser la pression. Le cerveau humain, en revanche, était fragile ; peu accoutumé à supporter le fardeau de deux consciences en même temps. Par miracle – d’après ce que le Docteur pouvait voir, du moins – Cassandra n’avait pas encore réussi à éradiquer toute trace de Rose après s’être emparée de son corps. Rose était toujours là-dedans, quelque part. Toujours en train de lutter pour le contrôle de sa personne bien longtemps après que d’autres auraient cédé.
Et Rose l’avait embrassé.
Bien sûr, s’empressèrent d’ajouter ses souvenirs, ce n’avait pas été Rose du tout à ce moment-là – mais Cassandra qui s’était jetée sur lui.
Mais tout de même… Rose l’avait embrassé.
Le Docteur supposa qu’il ne pouvait pas vraiment lui en vouloir, au final. Peut-être que c’était ce qui résumait au mieux le nouveau lui : jeune et charmant et fait pour être embrassé ! Ce n’était pas sa faute. Ce n’était pas comme s’il l’avait planifié ainsi ; juste un coup de chance avec les dés de la régénération. Et il y en avait eu d’autres, bien entendu : d’autres femmes qui étaient entrées et sorties de ses vies. Certaines étaient belles, certaines étaient brillantes, et certaines étaient les deux.
Mais un baiser peut signifier maintes choses. Et dans le cas du Docteur, ça avait toujours voulu dire « au revoir ».
Lui et Rose s’étaient déjà embrassés une fois ; sur le Satellite Cinq, dans les dernières minutes désespérées de sa précédente incarnation. Enfin, plus ou moins. À l’époque, elle avait l’entièreté du vortex temporel dans sa tête. On ne pouvait même pas appeler ça un vrai baiser, d’ailleurs – plutôt une affaire de simple bouche-à-bouche, ses lèvres et les siennes et la puissance sauvage du continuum espace-temps qui déferlait entre eux…
Mais ici, sur Nouvelle Terre, ça avait été Rose qui s’était soudainement ruée sur lui, Rose qui l’avait empoigné derrière la tête et lui avait roulé une pelle monumentale… et franchement, le Docteur avait été laissé un peu étourdi. D’accord, beaucoup étourdi. La sensation mettait des heures à s’estomper : le contact de des doigts de la jeune femme, féroces et désespérés dans ses cheveux alors qu’elle pressa contre lui tout ce dont elle était capable de presser ; la douce chaleur de sa peau ; la saveur chimique de son gloss à lèvres frétillant tous les nerfs de sa langue jusqu’au dernier…
Mais ce n’était pas Rose, répéta la petite voix sévère quelque part à l’arrière de son esprit. C’était Miss Trampoline. C’était Cassandra.
OK, donc Cassandra avait été la première, alors. Ou bien Rose ? Le Docteur n’était pas même pas sûr laquelle des deux comptaient, puisqu’il s’agissait d’un autre baiser où Rose n’avait pas été vraiment elle-même. Une autre étreinte dont elle ne se souviendrait pas.
Oh, tant pis ; ça n’avait rien voulu dire, de toute façon. R-I-E-N, se dit fermement le Docteur. Rose et lui ne faisaient que voyager ensemble ; ils étaient juste amis. Meilleurs amis. Qu’est-ce qu’un baiser occasionnel entre meilleurs amis ?
Oh… mais ça aussi c’était un mensonge, n’est-ce pas ? Car le Docteur était encore tout frais de son changement, encore en train de trouver ses marques. Savait-il vraiment qui il était ? Où il se situait ? Il avait encore besoin de quelqu’un comme Rose dans sa vie. Avait besoin de voir les merveilles de l’univers à travers ses yeux, de tenir sa main dans la sienne, de ses câlins pour le maintenir lucide. Il avait failli la perdre sur le Satellite Cinq. Et si cette fois il la perdait pour de bon ? Et si…
— Docteur ?
C’était Rose. Le son de sa voix, l’éloignant du bord du gouffre. Le ramenant à ce qui importait vraiment en cette seconde.
Le Docteur se remit debout. Rapidement, il secoua la tête pour se vider l’esprit et calma les battements de ses cœurs. Pour Rose. Car à présent elle avait besoin de son aide, pas de ses idées sur les embrassades.
— Docteur, tiens… dit Rose – non, Cassandra. Elle lui passa les dernières solutions intraveineuses, et le Docteur nota la lueur de désir dans les yeux bruns de la jeune femme alors qu’elle l’aida à les accrocher à son torse. Après avoir vérifié trois fois d’affilée qu’elles étaient toutes bien attachées, il écarta les bras, décoré de partout des poches et des perfusions multicolores du service comme un sapin de Noël à rayures :
— Alors ? demanda-t-il. Tu crois que ça va suffire ?
— J’en sais rien ! dit Rose hargneusement, d’une manière qui laissait entendre qu’elle ne savait même pas de quoi il parlait (et maintenant le Docteur savait que c’était Cassandra qui parlait). Suffira à quoi ?!
Mais le Docteur s’éloignait déjà en courant, ayant retrouvé son énergie de tout à l’heure, et sortait à toute vitesse de la Section 26 en direction des ascenseurs. It fit bourdonner le tournevis sonique contre les portes une fois de plus, et celles-ci s’ouvrirent avec un « ding ! » poli.
— Mais les ascenseurs ne fonctionnent pas… ! Cassandra s’empressa de lui rappeler, alors qu’elle et Frau Clovis parvinrent à le rattraper.
— Ne bougent pas ! C’est différent !
Le Docteur se pencha à travers les portes ouvertes pour contempler le gouffre silencieux devant lui. Après aujourd’hui, il n’était pas sûr que sa nouvelle personne appréciait trop les hauteurs. Mais au moins il n’y avait pas de gens infectés dans cette cage d’ascenseur…
Pas d’ascenseur, non plus.
Le Docteur jeta un coup d’œil vers le haut – juste pour en être sûr – puis s’éloigna avec détermination, reculant de quelques mètres jusqu’au mur en face et sautillant d’un pied à l’autre pour atteindre le double-rythme cardiaque dont il allait avoir besoin. Puis il lança le tournevis sonique entre ses dents, prit une grande inspiration et dit :
— C’est parti !
Cassandra avait soudainement l’air alarmée :
— Mais tu ne vas quand même pas…
Avant même qu’elle ne puisse achever sa phrase, le Docteur sprintait à toute vitesse vers les portes ouvertes de l’ascenseur et la chute mortelle qui l’attendait au-delà.
D’un bond prodigieux, il se jeta dans le vide.
Pendant une fraction de seconde, Cassandra pense sincèrement que le Docteur vient tout juste de se donner la mort.
Mais ensuite elle passe la tête par l’ouverture et voilà qu’il est encore là, cet homme ridicule – portant toujours sa bandoulière de solutions intraveineuses, suspendu en plein milieu de la cage d’ascenseur avec les bras et les jambes enroulés autour du gros câble central comme un singe sur une liane.
— Mais qu’est-ce que tu fabriques ? s’écrie Cassandra.
— Che fé dessendr’ ! annonce le Docteur.
— Quoi ?
Il enlève le tournevis de sa bouche :
— Je vais descendre !
Et il se met immédiatement au travail, les mains crispées sous l’effort de se maintenir contre le câble glissant tandis qu’il y accroche le treuil et le verrouille avec son tournevis, avant d’agripper deux petites poignées qui dépassent de chaque côté. Puis il se retourne vers Cassandra, qui le regarde toujours d’un air incrédule depuis les portes de l’ascenseur, et lui fait signe de sauter sur son dos :
— Allez, viens !
Elle aboie un petit rire sarcastique et croise les bras d’indignation :
— Jamais de la vie !
— J’ai besoin d’un coup de main !
— Eh bien va t’en chercher, tu n’auras pas les miennes !
— Oh, allez ! cajole le Docteur, impatient de finir son travail. Il doit bien rester un petit bout de Rose là-dedans. Elle le ferait, elle. Elle viendrait avec moi…
— Oui, sans doute, rétorque Cassandra, arquant un sourcil indifférent. Mais je la refoule avec beaucoup de succès, merci !
— Et Cassandra, alors ? (Les yeux du Docteur sont brillants alors qu’il soutient son regard avec un sourire taquin.) Qu’en penses-tu ? Allez, Cassie ! Si tu tiens tellement à rester en vie… pourquoi ne pas vivre un peu plus ?
— REFERMEZ LES PORTES !
Cassandra fait volte-face. Frau Clovis vient de regagner à vive allure la Section 26, une paire de portes se refermant automatiquement à son instruction vocale. Bloquant la seule issue possible. Se retournant vers le passage caché qu’elle et le Docteur ont laissé ouvert suite à leur découverte des Soins Intensifs, elle voit…
Les infectés. Plus nombreux que jamais.
La horde est enfin parvenue aux étages supérieurs de l’hôpital, leurs corps malades et décharnés serrés les uns contre les autres alors qu’ils se déversent ensemble dans le couloir comme une coulée de boue. Se dirigeant tout droit vers Cassandra.
Le cœur de Rose se remet à palpiter.
« Sauvez-nous… »
Cassandra regarde la foule qui s’approche d’elle par la droite, puis la chute vertigineuse qui l’attend devant. Tiraillée entre deux maux.
— À l’aide… souffle-t-elle.
Mais il n’y a personne pour l’aider. Ces horribles créatures tendent leurs bras vers elle, et dans la cage d’ascenseur, le Docteur – maudit soit-il – l’invite avec un regard.
Plus le temps d’évaluer tes options. Décide-toi maintenant.
Avec un grand cri de désarroi, Cassandra ferme les yeux et effectue un bond paniqué vers le câble, mettant toute sa confiance dans les muscles fatigués de Rose pour ne pas rater son saut.
Le Docteur grogna lorsqu’il sentit Cassandra atterrir sur son dos, ses jambes s’enroulant fermement autour de lui. Rose était plus lourde qu’elle n’en avait l’air…
— Tu es complètement cinglé ! gémit Cassandra en passant ses deux bras autour du cou du Docteur dans une emprise désespérée alors qu’elle tenta de s’accrocher à lui sans l’étrangler. Puis les lèvres de Rose esquissèrent un sourire, sa bouche à quelques centimètres de son oreille :
— Je comprends pourquoi tu lui plais…
— Et on descend !
Le Docteur son tournevis sonique contre le treuil, et Cassandra hurla à tue-tête alors qu’ensemble, ils plongèrent à la verticale.