Une Nouvelle Terre

« Tu l’as reluqué. Plus d’une fois… »

Rose s’efforça de fuir des yeux le tortillement du fessier du Docteur au-dessus de sa tête alors qu’elle escalada l’échelle après lui, avec l’accusation proférée par Cassandra résonnant encore lourdement dans ses oreilles. En l’absence des circonstances actuelles, elle se serait peut-être permis une petite blague – ou même profité un peu de la vue – mais savoir que c’était vraiment Cassandra là-dedans ruinait tout fantasme de ce genre. Mieux valait rester concentrée sur la tâche en cours et prier pour que les personnes infectées à leurs trousses ne soient pas en état de grimper…

Elle tendit le bras pour attraper une autre prise sur l’échelle, faisant très attention à ne pas accrocher ses bottines sur le métal glissant. Ses cheveux étaient moites de transpiration et leurs longues mèches agaçantes lui tombaient dans les yeux, mais la jeune femme n’avait rien pour les attacher. De telles vanités lui semblaient absurdes maintenant, de toute façon.

Ils continuèrent à grimper de plus en plus haut. Cette échelle, pensa Rose, doit être la plus longue de toute l’histoire de l’humanité ! Elle avait perdu le compte après environ une douzaine d’étages. Le tunnel vertical lui semblait interminable, et son corps avait déjà enduré tout un tas de souffrances – mais les échos des cobayes malades gémissant en bas l’empêchèrent de s’arrêter pour faire une pause. Essoufflée par l’effort, ses muscles déchirés par des courbatures, elle se hissa encore quelques mètres plus haut.

Qu’allaient-ils faire, maintenant ?

Rose se rendit compte qu’elle n’avait même pas réfléchie à une vraie stratégie d’évasion ; elle avait seulement réussi à retarder l’inévitable pendant quelque temps. Ils allaient avoir besoin d’un nouveau plan – et tout de suite – s’il y avait le moindre espoir de s’en sortir vivants.

— Si tu quittes le corps du Docteur, il pourra trouver une solution ! cria-t-elle à Cassandra pour la énième fois, faisant tout son possible de ne pas regarder en bas, pas même une seconde. Cela faisait une éternité qu’elles grimpaient toutes les deux, et le sommet leur paraissaient toujours aussi loin…

— Si tu quitt’ le korps du Dok-t’eur, il trouv’ra une solu-ssion ! l’imita Cassandra avec une voix de gamine alors qu’elle leva ses yeux volés au ciel et continua de monter. Gna-gna-gna … Seigneur, qu’est-ce que c’était ennuyeux, dans ta tête ! Hormone City !

Rose recommençait à s’énerver :

— Écoute, on va mourir si… AÏE !

Elle poussa un grand cri lorsque soudain, juste en-dessous d’elle, quelque chose l’attrapa par la cheville – la tirant si violemment vers le bas qu’elle se cogna les coudes sur l’échelle et faillit lâcher prise. Du coin de l’œil, la jeune femme aperçut un pan de robe blanche dans l’obscurité et se demanda, pendant une effroyable seconde, si c’était fini, si elle était enfin tombée entre les mains des infectés…

Puis, avec une nouvelle torsion vertigineuse, elle entrevit le visage velu de Matrone Casp, sifflant et crachotant dans un terrible feulement. Mais d’où sortait-elle !?

Rose lui donna un coup de pied avec sa jambe coincée :

— LÂCHEZ-MOI !

La matrone ne souriait plus, désormais. Sa coiffe pendait de travers, sa fourrure était pleine de crasse et de poussière. Après avoir ordonnée la quarantaine, elle aurait pu simplement s’éclipser, faire sa propre tentative d’évasion. Mais on ne sait jamais vraiment ce que pensent les chats, et tout ce que Casp avait à l’esprit lorsqu’elle atteignit l’échelle avant les porteurs malades eux-mêmes, c’était l’idée de se venger sur cette diablesse machiavélique blonde qui avait ruiné son héritage...

— Comment avez-vous pu ?! hurla-t-elle, ses moustaches crispés de rage. Tant d’années de travail ! Tant de soins donnés ! L’excellente réputation de cette institution ! Vous avez tout détruit !

À nouveau, Cassandra roula les yeux usurpés du Docteur, n’éprouvant aucune sympathie pour la féline déchaînant sa fureur sur Rose, ni de préoccupation particulière pour la détresse de celle-ci :

— Oh, va jouer avec ta pelote de laine !

Mais Casp n’allait pas se laisser faire. Elle tira plus encore fort sur la cheville de Rose, ses griffes perçant le cuir de sa chaussure. La jeune femme gémit d’effroi lorsqu’elle sentit son autre pied glisser de l’échelle et elle se retrouva suspendue dans le vide, sa prise désespérée sur les barreaux étant la seule chose qui l’empêchait de plonger vers une mort certaine. 

— Partout, la maladie ! vociféra Casp. C’est ça, le monde humain... un fléau !

Rose hurla de nouveau lorsqu’elle sentit les griffes acérées de la chatte s’enfoncer à travers son jean, lui entaillant cruellement le mollet. Une fois encore la jeune femme manqua de peu de se faire arracher de l’échelle – et cette fois-ci, ses doigts moites de sueur commençaient à lâcher. Un autre coup sec sur sa jambe la ferait tomber en chute libre.

Non, non, non, ça ne peut pas se finir comme ça…

Mais alors même que du sang commença à dégouliner le long de son jean, Rose vit la matrone se figer brusquement sur l’échelle, son visage velu déformé par une grimace de douleur.

Elle s’était cramponnée à Rose – mais en-dessous, quelqu’un d’autre avait fait de même.

Incroyablement, il semblait que les infectés étaient capables de grimper, après tout. L’adrénaline que leur avait injecté Cassandra agissait un peu trop efficacement – et elle, Rose et Matrone Casp avaient été si préoccupées à se soucier d’elles-mêmes, qu’aucune n’avait remarquée à quel point les porteurs avaient gagnés du terrain sur l’échelle. Une main couverte de cloques venait maintenant de remonter la jambe de la matrone, dépassant son soulier blanc pour saisir l’articulation de sa cheville.

Le plus léger des contacts – mais c’était tout ce qu’il fallait.

Rose parvint à dégager sa jambe juste à temps alors même que d’énormes verrues apparurent et éclatèrent sur le visage et le cou de la matrone. La bouche de Casp s’ouvrit dans un long hurlement miaulant. Sa peau prenait rapidement une ignoble couleur écarlate sous son pelage – la brûlure de l’infection lui ravageant le corps jusqu’à ce qu’elle se ratatine comme une poire laissée au soleil.

Ne pouvant plus se tenir à l’échelle – ou décidant peut-être que la chute abrègerait ses souffrances – Casp se précipita dans le vide dans une bouffée de poils perdus.

Son hurlement dégringola le long du tunnel, jusqu’à ce qu’elle fut hors de vue. Puis vint un horrible craquement tout en bas et le hurlement cessa.

Rose ravala son haut-le-cœur et détourna les yeux, essayant de se dire qu’elle n’aurait rien pu faire ; que la matrone le méritait, de toute façon. Lorsqu’elle trouva enfin la volonté de jeter un dernier coup d’œil en arrière, elle le regretta aussitôt.

 La horde inexorable de « Chair » – qui avait marqué une pause dans son ascension pour regarder la matrone tomber – s’était maintenant remise à escalader maladroitement l’échelle vers eux. Sans s’arrêter, sans se fatiguer.

Au-dessus, Cassandra était paralysée par le choc.

Elles seraient leurs prochaines victimes !

Rose donna une poussée aux jambes du Docteur pour arracher Cassandra de sa torpeur :

— Bouge-toi !

La Dernière Humaine se ressaisit et commença à grimper aussi vite qu’elle le pouvait en gémissant des petits cris paniqués de terreur. Ignorant la douleur dans sa propre jambe, Rose se hissa après elle.

Quelque part au loin dans l’hôpital, l’interphone tonna : « Quarantaine maximum. Détournez toutes les navettes… »

Au bout de quelques instants seulement, Rose et Cassandra découvrirent avec horreur qu’elles ne pouvaient pas monter plus haut.

L’échelle se termina brusquement en haut du tunnel, juste en-dessous du plafond. Tout ce temps, elles avaient toutes les deux été en train d’escalader les parois d’une cage d’ascenseur désaffectée – sauf que les portes d’ascenseur juste à côté d’elles étaient closes. Et il ne leur restait nulle part où aller.

« Aidez-nous… »

Rose se cramponna aux barreaux sous les pieds du Docteur, son cœur lui martelant les côtes lorsqu’elle vit que les infectés étaient toujours – toujours – en train de grimper vers eux. Ils étaient dangereusement proches, à présent ; elle pouvait distinguer le blanc de leurs yeux exorbités et leurs bouches béantes, appelant encore à l’aide…

Au-dessus d’elle, Cassandra chercha à tâtons une poignée sur les vieilles portes, cogna lourdement contre le métal, et essaya même de les forcer avec les doigts du Docteur – sans aucun résultat. Les nonnes à l’étage avaient dû imposer la quarantaine.

Elle recommença à paniquer :

— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

— Sers-toi du tournevis sonique ! souffla Rose avec agacement.

Cassandra fouilla dans les poches volumineuses du Docteur et sortit le petit instrument métallique avec lequel il l’avait menacée au sous-sol, le pinçant entre son pouce et son index comme si elle venait de ramasser un fruit périmé :

— Tu parles de ce truc ?

— Oui, je parle de ce truc !

— Mais je ne sais pas comment ! se plaignit Cassandra, agitant le tournevis n’importe comment entre ses doigts, au point où Rose était convaincue qu’elle allait le lâcher à tout moment. Ton fichu Docteur m’a cachée toutes ses pensées !

La jeune femme appuya son front contre le métal de l’échelle et jura à mi-voix :

— Cassandra ! Reprends mon corps ! lui cria-t-elle. Le Docteur pourra ouvrir la porte !

L’expression du Docteur se transforma aussitôt en dégoût, visiblement réticent à cette idée. Mais Rose était à bout de nerfs :

— Fais-le !

Cassandra poussa un soupir irrité :

— Tiens-toi bien…

Le corps du Docteur sembla brusquement se contorsionner, alors que la vive lumière fluorescente le quitta en un éclair pour se laisser tomber dans le visage de la jeune femme en contrebas. Rose eut juste le temps de voir le nuage tourbillonnant qu’était l’essence de Cassandra lui foncer dessus avant que le monde entier ne redevienne noir…

— Oh génial, encore Miss Kaïra ! rouspète Cassandra alors qu’elle se réinstalle avec mauvaise humeur dans le corps de la blondasse Tyler.

La griffure sur sa jambe droite l’élance douloureusement alors qu’elle reprend pied sur l’échelle. Bon Dieu, que tout ceci commence à devenir épuisant… Elle veut déjà reprendre l’esprit du Seigneur du Temps – il est sacrément plus spacieux que celui de Rose. Tellement de choses à l’intérieur ! Une histoire, une souffrance, des souvenirs… et il a vécu pendant si longtemps ! Presque aussi longtemps qu’elle, à vrai dire ; mais ça lui semble une éternité…

— Maintenant… (Elle fixe le Docteur depuis sa nouvelle position sur l’échelle, impatiente d’achever leur fuite :) Dépêche-toi D’OUVRIR CETTE PORTE !

Dès qu’il reprit ses esprits, le Docteur gratta furieusement la démangeaison que Cassandra avait laissée dans son nez.

C’était un sacré petit tour qu’elle avait appris, puisant dans l’énergie psychique résiduelle de la psycho-greffe pour passer d’un corps à l’autre à sa guise. Mais il allait mettre fin à tout ça immédiatement. 

Prenant appui sur les barreaux, il s’éloigna du mur et braqua son tournevis sonique sur la silhouette de Rose :

— Pas avant que tu sois sortie d’elle !

Cassandra ne voit pas comment ils ont le temps pour chipoter, surtout maintenant que c’est elle la plus proche des infectés.

— Mais on a besoin du Docteur ! s’écrie-t-elle, la panique gagnant la voix de Rose.

— JE T’ORDONNE DE LA QUITTER ! rugit le Docteur, les yeux embrasés de rage.

Cassandra serre ses dents d’emprunt. Seigneur, il est si possessif, si colérique ! Tout ça pour une petite catin blonde ! Vraiment, c’est incroyable…

Fermant les yeux, elle inspire à nouveau un grand coup.

Le monde reprit forme autour de Rose alors que ses muscles se contractèrent sous l’effet de l’échange corporel. Elle tangua dangereusement sur l’échelle, étourdie et nauséeuse après la brève intrusion de Cassandra, la sueur sur son visage lui dégoulinant dans les yeux…

Mais elle réussit – tout juste – à ne pas tomber.

Au-dessus d’elle, les portes étaient toujours fermées et l’accent snob de Cassandra grinçait à nouveau contre les cordes vocales du Docteur :

— Quelle que soit la difficulté de la situation, ce n’est pas la peine de crier !

— Mais qu’est-ce que tu fous ? s’égosilla Rose.

— Il m’a menacée ! protesta Cassandra de son perchoir.

— Il peut ouvrir la porte !

— Il est désagréable !

— Cassandra, quitte-le immédiatement ! cracha Rose entre ses dents. Elle en avait assez de ce va-et-vient inutile. Ces gens malades se rapprochaient rapidement, leurs râles devenant de plus en plus forts à chaque seconde… et toujours Cassandra ne réagissait pas. Elle allait finir par tous les tuer.

— Il faut qu’on ouvre cette porte tout de suite !

— Mais si je vais en toi, il va simplement refuser ! Ce qu’il peut être malpoli… !

— Je m’en fiche ! brailla Rose désespérément, à bout de patience. Fais quelque chose !

Et pourtant Cassandra hésite encore. Mais faire quoi ? Qu’est-ce qu’elle peut faire ? Le Docteur ne lui dira pas comment ouvrir la porte, et elle sait pertinemment qu’il sera prêt à tout pour l’obliger à laisser sa précieuse petite Rose tranquille. Il n’y a plus vraiment de choix ; pas après avoir ressenti sa détermination par elle-même…

Ils sont, semblerait-il, pris dans une impasse.

Mais alors, par-dessus l’épaule de la jeune femme, Cassandra aperçoit les plaies béantes et les traits difformes du cobaye humain le plus proche. Une horrible pensée lui traverse alors l’esprit, et elle réalise enfin ce qu’il lui reste à faire :

— Oh, je vais vraiment le regretter…

La vapeur fluorescente quitta à nouveau le Docteur avec une grimace, frôlant les cheveux de Rose pour aller s’enfoncer à contrecœur dans une chair malade. L’une des créatures juste en-dessous d’eux – une femme gangrénée aux cheveux sales et à la peau marbrée – poussa un grand râle alors que le Docteur actionna enfin son tournevis sonique :

— Oh, Seigneur Jésus ! s’écria Lady Cassandra à la vue de ses nouveaux bras. Je suis répugnante !

Au-dessus, les portes d’ascenseur venaient enfin de s’ouvrir et le Docteur s’y ruait au travers. Alors que Rose atteignit le dernier barreau de l’échelle, s’apprêtant à faire de même, il lui adressa un bref sourire et lui tendit une main pour la tirer à l’intérieur :

— Content de te revoir !

Même avec tellement de questions en suspens entre eux, Rose sentit son estomac se tordre d’excitation lorsque le Docteur la hissa à travers les portes. Enfin hors de danger, elle lui rendit son sourire avec un tel soulagement qu’elle n’entendit pas la voix rauque de Cassandra derrière elle avant qu’il ne soit beaucoup trop tard :

— Oh, n’y pensez même pas…

Dans un râle de poumons infectés, la vapeur fluorescente se projeta hors de la créature malade. Elle remonta vite la cage d’ascenseur, passa l’embrasure des portes et retourna dans le corps de Rose à la dernière seconde – son élan renversant la jeune femme avec un cri.

Puis le tournevis sonique couina de nouveau, et les portes de l’ascenseur se refermèrent dans un bruit sourd.

Le Docteur était hors de lui. Il s’avança vers Rose et pointa son tournevis sur elle, un titan de fureur !

— C’EST TON DERNIER AVERTISSEMENT, CASSANDRA !

Mais elle ne semblait pas l’avoir entendu.

À bout de souffle, le corps de Rose se souleva du sol, rampa quelques mètres en arrière et s’avachit faiblement contre le mur. Elle était pâle et moite de sueur ; la poitrine haletante après sa montée rapide de l’échelle, la jambe droite de son jean encore tachée de sang là où Matrone Casp l’avait griffée.

Cassandra, cependant, se contenta de frissonner et ne prêta aucune attention à la douleur. Son regard était perdu dans le vide comme si elle était en état de transe, totalement insensible à la colère du Docteur. Lorsqu’elle se décida enfin à parler, ce ne fut pas avec du sarcasme ou même de la répartie – mais avec une voix tremblotante qui était à peine audible :

— Cette femme… dans sa tête… murmura-t-elle, son ton distingué inhabituellement frêle. Ils sont… si seuls… Ils viennent vers nous, juste pour nous toucher…

Le Docteur laissa retomber sa main tenant le sonique et toute sa colère s’évanouit lorsqu’il entendit la petite voix perdue et désespérée à ses pieds – étrangement piteuse pour quelqu’un qui, jusqu’à présent, n’avait jamais montrée la moindre sympathie envers personne.

Pour la première fois, Lady Cassandra ne pensait pas à elle-même...