Une Nouvelle Terre
Les voix qu’elle entend parfois l’appellent un « rat ».
Rien d’autre qu’un bout de chair, seulement apte pour des tests. Elle ne voit que les ténèbres. Ne connaît que la douleur et le désespoir.
Ce que la Chair ne connaît pas, c’est pourquoi elle est condamnée à cette existence infernale. À supposer qu’elle existe vraiment. Car vivre dans cette cellule d’agonie ne peut pas vraiment être une vie…
Si ?
Comment la Chair sait qu’il existe autre chose que son état végétatif actuel, elle n’en est pas tout à fait sûre – mais elle sait qu’il existe quelque chose. Les voix qui la soignent parlent de « maladie » et de « bien-être ». Elles disent que la Chair souffre pour le plus grand bien.
Mais le plus grand bien de quoi ? La Chair ignore ce que cela pourrait vouloir dire. Elle n’est pas sûre non plus que ces voix qui parlent de « maladie » et de « bien-être » soient véritablement réelles…
Ni même pourquoi elle est enfermée ici ; dans cet endroit qui est si vert et froid et sombre. Tellement, tellement sombre. C’est le seul endroit que la Chair ait jamais connu, depuis le jour où elle est née, et c’est le seul endroit qu’elle ne connaîtra jamais – jusqu’au jour de sa mort.
La Chair se demande brièvement à quoi cela va ressembler ; la mort, la vraie, qui arrive. Puis la douleur brise ses pensées une fois de plus, tout comme elle a brisé son corps.
La douleur, l’horreur, la solitude… La Chair s’entend hurler, bien qu’elle sait que les autres n’entendront pas. Il n’y a pas d’ « autres »...
…n’est-ce pas ?
Quelque chose lui dit que si. Peut-être que les « autres » sont les voix qu’elle peut entendre et les ombres qu’elle peut voir à l’extérieur. S’il y a bien une telle chose qu’un « extérieur » …
Mais une fois encore, quelque chose lui dit que oui. Il doit y avoir un extérieur. Peut-être est-ce quelque chose dont la Chair se souvient vaguement d’autrefois. Quelque chose dont elle arrive presque à s’en souvenir…
Mais juste alors que la mémoire lui revient, la douleur revient elle-aussi. Encore et encore et encore – et ses pensées sont brisées, et la Chair sait uniquement qu’elle ne vaut rien, piégée ici dans le noir, et que son supplice ne s’arrêtera jamais.
La Chair se réveille. Elle se réveille et appelle à l’aide, et ne reçoit aucune réponse. Aucune sympathie. Aucun contact. Aucun confort.
Elle n’est pas censée être ici. C’est impossible, complètement impossible, qu’elle soit ici. Et pourtant… elle est là.
Elles n’ont pas encore remarqué que la Chair s’est réveillée. Qu’elle respire et qu’elle vit, et qu’elle est même capable de bouger.
Les voix. Les nonnes.
Les chats.
Pour l’instant, elles ne sont pas au courant, mais la Chair sait qu’elle ne pourra plus tenir très longtemps. Les gaz et les fluides dans sa cellule la rendent malade, violemment malade ; et elle est forcée de tout retenir sous peine de se faire remarquer. Encore et encore et encore, alors que les félines viennent faire leurs inspections.
Parce qu’elles savent. Elles ne sont pas censées savoir.
Mais elles savent.
La Chair ne peut pas sortir. La porte vitrée de sa capsule et les tubes pompés à travers son corps rendent cela impossible – du moins, de l'intérieur…
Quelqu’un doit me laisser sortir.
Mais qui ? Qui me trouvera ici ? Qui peut bien m’aider ? Personne d’autre ne connaît l’existence des Soins Intensifs. Personne, à part les chats.
Les Soins Intensifs… c’est comme ça que les voix appellent cet endroit. L’accès est interdit, les a-t-elle entendues dire. Enfoui profondément sous terre, dans le noir ; loin de la surface d’un brave nouveau monde au-dessus, où là-haut, tout brille. Rien que splendeur et cocktails, disent les voix.
Je dois aller là-bas. Je dois sortir d’ici.
La Chair écrase un poing contre la porte, comme elle l’a fait des centaines – non, des milliers de fois auparavant. Mais ça ne sert à rien. La vitre épaisse ne se brisera pas, quelle que soit la force ou la fréquence avec laquelle elle la frappe.
Je dois sortir d’ici !
La Chair se raidit. Des bruits de pas. Puis, une fois encore, les voix ; elles sont deux, résonnant à travers l’obscurité.
Quelqu’un vient.
— On lui faisait un lavage tout à fait normal du sang, dit l’une d’entre elles. Et puis tout à coup… elle s’est mise à pleurer. C’est celle-ci…
Le bruit d’une serrure, d’un verrou sur la porte. Le sifflement des gaz comprimés dans la capsule s’échappant à l’air libre. Des klaxons aigus qui percent le silence.
Et puis deux visages moustachus, froids et cliniques, en train de l’observer. La Chair sait que l’un d’entre eux est celui de l’Infirmière Chef – la matrone, ses traits félins lisses et calculateurs, se glissant dans son champ de vision comme une rafale glaciale.
Ses propres mains sont malades, boursouflées des nombreuses furoncles et pustules qui recouvrent sa peau. Mais la Chair tend quand même les bras vers elle, vers toutes les deux, implorant dans un souffle faible :
« Pitié… Aidez-moi… »
Les félines la regardent supplier sans broncher :
— Regardez ses yeux, murmure la première à la matrone d’un ton admiratif. Si vivants… !
La matrone hoche la tête, tout aussi étonnée :
— En effet, ils sont brillants !
« Pitié… » tente à nouveau la Chair, ses mains tremblantes, tendues en avant dans un geste pathétique. « Arrêtez la douleur… »
Encore une fois, elles l’ignorent.
— Et elle parle ! s’exclame la matrone, ses yeux jaunes écarquillés de surprise. Mais comment peut-elle posséder un tel vocabulaire ?
L’autre féline hausse les épaules :
— Eh bien, Sœur Corvine a écrit une thèse sur la migration de la conscience. Elle l’a intitulée « L’Écho de la Vie ». C’est assez intéressant à lire…
« Aidez-moi… »
Et maintenant la matrone grimace, s’écartant avec un frisson de dégoût :
— J’en ai assez vu, merci.
L’infirmière à ses côtés acquiesce et referme promptement la porte sur la Chair et ses supplications, la laissant à nouveau dans le noir.
— C’est la quatrième fois cette année. Si cela se reproduit, nous devrions peut-être revoir notre politique sur le pédoncule cérébral…
— Et qu’allons-nous faire du patient ?
Alors que leurs pas s’éloignent, sa bouche halète, et son cœur battant se serre.
Car la Chair sait ce qui vient ensuite.
— Oh, la procédure standard : incinération.
L’ordre est donné avec indifférence, voire presque avec nonchalance. Mais il est obéi sur le champ. Un code est saisi sur un terminal informatique quelque part à proximité, et un levier est abaissé d’un coup sec.
La capsule verte flambe au blanc, et puis la Chair peut ressentir les flammes sur sa peau – et tout son monde désormais n’est que flammes, et cendres, et douleur.
La mort, la vraie, qui arrive.
Enfin.
Les terribles cris d’agonie de l’homme demeurent sans réponse, retentissant à travers les Soins Intensifs alors que les deux félines poursuivent leur chemin.
Elles ne restent même pas pour le voir brûler.