Prévarication

Chapitre 1 : Prévarication

Chapitre final

1223 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 14/09/2023 20:23

PRÉVARICATION

 



Planté devant sa console de navigation hexagonale, le Docteur était faussement occupé à presser des boutons dont il avait oublié l'usage depuis longtemps. Il lançait des œillades peu amènes vers Clara Oswald, sa demoiselle de compagnie qui était assise sur le rebord, son postérieur dangereusement proche de cadrans sûrement très importants. Elle croisait ses jambes gansées d’un collant opaque, son genou servant de reposoir à un paquet de feuilles. Ce n’était pas sa jupe écossaise très courte, le problème, au contraire, elle lui plaisait bien – plutôt parce qu’il aimait tout ce qui était écossais et qu’on le prenait souvent pour l’un d’entre eux. Le problème, c’était que faire une remarque sur sa tenue et sa posture aurait pu l’inciter à penser dans sa jeune tête qu’il lorgnait ses mollets comme un vieux dégoutant. Notez qu’il était tout aussi vieux que dans sa régénération précédente et qu’il avait eu son lot de jeune compagnes enthousiastes à l’idée de porter des mini-jupes difficiles à ignorer… Mais, au moins, il n’avait alors pas cette tête d’arrière-grand-père.

— Calmez-vous, Docteur, dit-elle sans lever le nez en écrivant quelque chose au crayon. Je me dépêche.

— C'est long. Vous auriez dû avoir fini vos copies depuis dix minutes. Les esprits brouillons de vos mini-humains ne peuvent pas réclamer autant d'efforts...

— En effet. J'ai fini tout à l'heure. Là, je fais des mots croisés.

— Quoi ? Mais pourquoi vous ne l’avez pas dit tout de suite ! s'exclama-t-il, son visage ridé enfin éclairé d'un sourire impatient et ravi. Laissez-cela, on s’en va !

— Non, pas tout de suite. Adrian a parié que je ne finirais pas en deux heures. Je veux gagner mais je suis bloquée par un long mot.

Douché, le Docteur souleva un de ses impressionnants sourcils gris.

— S'il n'y a que ça... Dites-moi ce que vous avez comme lettres, et qu'on en finisse !

— Mais ce serait de la triche.

— Clara, Clara, Clara… C'est le moment d'invoquer « l'appel à un ami » !

Il lui prit le magazine des mains. C'était une grille de quatorze. Certains mots inscrits étaient faux, même s’ils rentraient dans les cases...

— C'est pourtant facile, commenta-t-il après un coup d’œil sur l'intitulé.

Ce fut au tour de la jeune femme de le regarder de travers. Avec une moue pincée, elle se leva en lissant son adorable tartan et le haut de son fin gilet de laine noire.

— Ok, très bien... Votre manque de patience fait gagner Adrian par forfait. J’ai toujours su qu’il était votre chouchou, et ça depuis le premier jour. J’ai perdu, n’en parlons plus. On peut y aller.

Il contempla ses immenses iris chocolat qu'il avait toujours aimés, son nez en trompette, son doux visage carré aux joues rondes. Dans une autre vie, il était tombé amoureux d’elle, avant même de la connaître vraiment. Morte deux fois à des décennies d’écart, le mystère insoluble de « la fille impossible » l’avait rendu follement monastique dans le fond de sa boîte bleue…

Il allait falloir qu’il arrête d’être un vieux machin alien mélancolique car ça ne servait strictement à rien.

— Ce n’est pas « prévaxination » avec deux C s’il vous plaît, mais « prévarication », lâcha-t-il en pirouettant pour aller lancer le rotor qui les propulserait dans le Vortex. Vous ne connaissez pas ce mot-là ? Et vous vous dites prof ?

Boudeuse, elle haussa les épaules pour se justifier.

— Écoutez Monsieur l’anti-« vax », figurez-vous qu'il n'est pas tellement facile à placer dans la conversation...

— Et pourtant, les exemples ne manquent pas sur votre planète !

Elle s’attendait à ce qu’il développe mais il n’en fit rien pendant plus d’une minute. Après avoir attendu en vain, elle joignit les mains dans son dos et s’approcha pour lui donner un petit coup de hanche taquin sur le côté, pour le motiver.

— Allez, Docteur… Donnez-les, vos exemples, vous en mourrez d'envie !

— Si je le faisais, vous iriez dire encore que je suis condescendant...

— Et alors ? Ce n'est pas comme si ça vous dérangeait vraiment qu’on le pense de vous... On va où finalement ?

— Il y a bien longtemps, dans une galaxie lointaine, très lointaine, répondit-il pince-sans-rire.

Elle scruta son long visage parcheminé de Don Quichotte sous ses bouclettes grises, tentant d’évaluer s'il se payait de sa bouille de Sancho Panza.

— Votre culture geek m'impressionne.

— La vôtre beaucoup moins, mais je compte y remédier. Je vous emmène voir le politicien le plus prévaricateur qui soit.

— Ah non ! Les plus prévaricateurs, ils sont tous de chez vous : Harold Saxon, Rassilon…

— Allons, vous m’en voulez mais pas de coups bas ! Nous allons voir le sénateur Palpatine ! Quête insatiable de pouvoir, corruption, dissimulation, manipulations, détournement de fonds à son compte…

Un flash mi-excité mi-inquiet brilla quelques secondes dans les yeux de la jeune femme.

— Attendez, l’empereur Palpatine existe ?

Comme en confirmation, le choc sourd du Tardis qui venait de se poser la laissa interdite.

— Hop hop hop, fit-il en claquant des doigts tandis qu'il lui ouvrait la porte. Le spectacle commence ici et vous allez être aux premières loges...

— Vous fichez de moi, là ? On est sur Naboo ?

Quand il la fit passer devant lui pour sortir, son sourire tendre qu’elle ne vit pas était déjà une réponse en soi.

 

En fait d’exotisme galactique, ils venaient d'atterrir à l’arrière d’un cinéma quelle reconnut aussitôt comme celui de son d’enfance à Blackpool. On était en 1999, l'affiche de La Menace Fantôme s'étalait en éclipsant toutes les autres... Quand il esquissa le geste de se taire alors qu’il s’ouvrait un accès avec le tournevis sonique, elle avait le cœur battant et tremblait un peu. Comment avait-il osé ?

Là-bas, au premier rang d’une grande salle bourrée de monde, trépignait une petite Clara de treize ans, assise à côté de sa mère toujours en vie à l’époque. Les yeux embués à s’observer de loin, elle resta les bras ballants.

Qu’il ne s’inquiète plus pour son inculture supposée ! Il y avait dorénavant peu de chances qu’elle oublie le sens de ce mot un jour.



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Notes :

Clara Oswald est professeure de français, elle connait très bien le sens du mot, sauf s'il est dans une grille de mots croisés chronométrée.

Adrian est l'un de ses collègues. Le Docteur s'est persuadé qu'il est le petit ami parce que l'intéressé ressemble (vaguement) à la tête qu'il avait avant sa régénération.

Harold Saxon et Rassilon sont des Seigneurs du Temps (comme le Docteur), l'un se fait appeler "le Maître" et a voulu dominer l'univers, et l'autre plus ou moins éternel est considéré comme un dieu vivant sur leur planète.

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