New Birth

Chapitre 10 : Doutes et essayages

2194 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 20/11/2016 00:13

Suzan m'a donné rendez-vous dans la grande galerie marchande Manhattan Mall, sur la 33ème avenue. J'y vais souvent : ce centre commercial multi-centenaire manque cruellement de modernité mais son charme intemporel en fait un des lieux incontournables pour n'importe quelle shopping addict new-yorkaise. J'aime déambuler sur les différents niveaux, marcher sur le damier noir et blanc des allées, passer sous les superbes colonnes ou m'appuyer sur les sublimes rambardes blanches en fer forgé. Evidemment, comme j'aime l'ancien, j'y suis comme un poisson dans l'eau. Même si aujourd'hui, je vais pénétrer dans l'unique boutique dans laquelle je ne suis jamais entrée au cours de mes nombreuses expéditions : le magasin spécialisé dans le mariage.




Je m'arrête devant la vitrine, dubitative. Au milieu des robes blanches ou beiges, des taffetas et des satins, des voiles et des traînes de plusieurs mètres, des strass et des perles, se trouvent les robes de cocktail que Suzan rêve de me faire essayer. Je jette un coup d'oeil et ce que je vois me conforte dans mon idée de départ : c'est « trop ». Trop long ou trop court, trop voyant, trop brillant, trop décolleté, trop fendu. Pas du tout mon style. Veut-elle vraiment me faire porter ça ? Je balance entre mon désir de prendre mes jambes à mon cou et celui de faire plaisir à mon amie, quoi que cela m'en coûte. Je peux quand même faire l'effort de jouer le jeu, rien qu'une journée. Je soupire, remonte le menton et pénètre dans la boutique. Suzan est déjà là ; elle me saute littéralement dessus, le sourire jusqu'aux oreilles. Définitivement, oui, je peux le faire. Je lui retourne mon plus beau sourire à mon tour. C'est son jour, et je vais tout faire pour qu'il soit parfait.



— Viens – voir ! me dit-elle en me prenant par le bras. J'ai fait une présélection de plusieurs modèles, qu' est-ce que tu en dis ?



Effectivement, une pile de robes m'attend sur un vieux meuble de drapier sorti tout droit d'un magasin d'antiquaire. Cela va peut-être être plus sympa que prévu ? Suzan a du goût, pas de doute. Et elle me connaît bien : les couleurs sont subtiles et les matières nobles. Rien de clinquant, rien de bling-bling. Je jette mon dévolu sur un fourreau bleu nuit et une robe en dentelle prune. Des couleurs sombres mais plus remarquables que le noir.



— Je me doutais que celles-là te plairaient, commente mon amie en s’esclaffant. Allez hop, aux essayages ! dit-elle en me poussant vers les cabines du fond.


Je commence à me prendre au jeu ; tout cela est finalement assez amusant, comme une parenthèse futile dans notre vie rangée et monotone.

J'enfile la première, la bleue ; c'est la couleur profonde qui m'attire le plus. Je me sens comme hors du temps et de l'espace en l'enfilant, comme une enfant qui se déguise pour devenir la princesse d'un jour, comme quand j'étais petite fille et que je passais mes journées affublée d'une longue robe et d'une traine gigantesque. Malheureusement, la fermeture éclair met subitement fin à mon enthousiasme et je retombe sur terre. Impossible à fermer. Je sors de la cabine en pestant.


— Mince Suzan, tu m'as filé quelle taille ? Je n'arrive pas à la fermer !


Et je m'arrête net. Stoppée dans mon élan. En lieu et place de Suzan, je trouve Tobias, posté devant les cabines d'essayage. Il est vêtu d'un élégant costume trois pièces bleu nuit, le cou cerclé d'un noeud papillon assorti à une pochette qui dépasse de sa poche sur la poitrine. J'ai failli ne pas le reconnaître d'ailleurs, tellement le contraste est grand entre son uniforme de Newbirth et cette tenue habillée.


— Moi la taille est bonne je crois, s'amuse-t-il à me rétorquer, un sourire aux lèvres.


Je reste sans voix. Mais je me reprends assez vite :


—Tobias ? Je ne savais pas que tu serais là, j'avoue à voix basse.

— Je me doute, vu ta tête, me répond-il avec ironie. Moi non plus, je n'ai pas été averti de ta présence. Un essayage collectif donc ? Sans doute pour assortir les témoins, non ?


Fort heureusement, l'arrivée de ma collègue met fin à ma situation embarrassante. Enfin presque :


— Dis donc Clare, t'aurais pas un peu grossi ? Là c'est évident que ça ne fermera pas. Attends, je vais voir s'ils ont la taille au-dessus, me dit-elle en s'éloignant précipitamment.


Je lui aurais bien rétorqué que non, mais la vérité c'est qu'elle a raison. Même mes vêtements habituels me serrent. Je l'ai remarqué depuis quelques temps. La faute aux écarts alimentaires que je me suis permise depuis ma rencontre avec Tobias. Ou plutôt depuis mes déconvenues amoureuses, quand il m'a ôté toute illusion quant à une éventuelle histoire entre nous deux. Je me suis repliée sur mon canapé, en compagnie d'aliments salvateurs en terme de réconfort mais fatals pour ma ligne.


Tobias a dû se rendre compte de mon malaise, parce qu'il change subitement de sujet.


— Toi aussi tu as été obligée de venir hein ?


Je relève la tête pour le regarder franchement. Il sourit. On dirait qu'il a laissé son costume de professionnel pour celui de chic type, celui que j'aime tant et qui me fait craquer littéralement. Je commence à me détendre.



— Oui, je n'ai pas eu le choix, réponds-je en souriant. Mais peut-on résister à Suzan ? Et puis, soyons honnête, faire du shopping avec sa meilleure amie, ce n'est pas tout à fait de la torture. Pour toi par contre, j'imagine que ça s'y apparente non ?


Il rit franchement. Qu'est-ce que c'est agréable de le voir rire. Il donne subitement l'impression qu'il s'ouvre, et que je n'ai pas rêvé cette nuit-là.


— Disons que ce n'est pas mon passe-temps favori. D'autant que je n'ai vraiment pas l'habitude de ce genre de choses. J'ai été élevé chez les Altruistes, où l'oubli de soi occulte totalement le choix d'un vêtement pour autre chose que son utilité. Et chez les Audacieux, le noir était de rigueur. Et on choisissait celui qui était le plus confortable pour le combat. Donc acheter des vêtements c'est … une découverte. Pas désagréable.

— Mais futile non, pour quelqu'un comme toi ?

— La futilité, c'est parfois ce qui permet de lâcher prise. On en a besoin, je crois, pour notre équilibre. C'est pour ça que je suis venu. Je me suis dit que ça me ferait un peu de légèreté.

— La couleur doit te sembler bizarre, hein : le bleu, c'est la couleur des Erudits à Chicago, non ?

— Exact, murmure-t-il, étonné. Dis donc, tu es drôlement au courant, pour quelqu'un qui n'est pas de Chicago. Je pensais que les expérimentations dans les colonies n'intéressaient absolument personne ici à New York.

— Pour la plupart non, effectivement. Disons que j'ai eu un plus plus de motivation pour chercher un peu …

— A cause de moi ? finit-il par demander.


Ses yeux sont interrogateurs. Il les plonge dans les miens. Qu'est-ce qui m'a pris de lui avouer ça ? Je triture mes doigts sans répondre.

Contre toute attente, c'est lui qui poursuit.


— Et si je te dis que je ne suis pas un vrai Divergent ? Mes gènes ont été testés, je suis un Déficient aussi, même si tout semblait indiquer le contraire. Est-ce que tu vas continuer à me regarder de la même façon ?


Sous l'effet de la surprise je relève la tête et je soutiens son regard. Qu'est-ce qu'il essaie de faire ? De me dégoûter de lui ? Ou essaie-t-il de me tester ?


— Tu crois que ça pourrait me faire changer d'avis sur toi ? réponds-je. La plupart des gens d'ici ne se soucient pas des gens qui vivent en dehors de New York. Ils pensent qu'ils sont inférieurs.

— Et toi ?

— Je pense qu'un individu ne se résume pas à ses gènes. Ce serait trop facile. Que nous sommes tous la somme de ce qui nous détermine et des choix que nous faisons.Nous ne sommes pas mauvais ou bons parce que c'est dans notre ADN. Nous le sommes parce que nous le décidons. Tu es toujours le même homme à mes yeux.




Ma dernière phrase reste en suspens. Tobias semble perturbé par mes paroles. Peut-être ne me croit-il pas. Pourtant je lui dis strictement la vérité. J'y ai beaucoup réfléchi ces dernières semaines. Et plus j'y pense, plus je me dis que mon monde, que je trouvais parfait, et que je n'avais jamais remis en cause jusqu'ici , est bancal. Imparfait. Injuste. Parce que les gens qui ont été parqués à l'extérieur, qui ont été bannis à cause d'un ADN jugé incomplet, ont les mêmes droits, la même valeur que nous. Qui sommes-nous pour les juger comme impurs, comme inférieurs ? Des escrocs, des menteurs, des meurtriers, il y en a aussi ici à New York, et sans doute dans les mêmes proportions qu'à Chicago ou Milwaukee.



Et puis tout à coup, quelque chose fait tilt dans ma tête.

— Mais si tu es Déficient, comme es-tu entré à New York ? L'accès y est interdit pour les gens … Je me mets à chercher mes mots.

— au patrimoine génétique altéré ? finit-il sans me laisser répondre. Personne n'est au courant. Les habitants de Chicago sont répertoriés sur les observations du Bureau qui s'occupait de l'implantation. Je suis classé comme Divergent, donc pur, mais un simple test m'a suffi à constater que ce n'était en fait pas le cas. Je pense pouvoir compter sur toi pour ne pas le révéler, non ? termine-t-il doucement.

— Tu le sais très bien, c'est d'ailleurs pour ça que tu me l'as avoué, réponds-je lentement. Mais ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi tu as accepté ça ? Je veux dire, aucun individu n'accepterait de pénétrer sur un territoire contaminé et devenir stérile comme les autres Newyorkais ? A moins d'être dans la misère, comme les pauvres de l'extérieur. C'est bien pour ça que nous vivons dans notre bulle avec pour seul avenir le clonage. Quiconque met les pieds ici fait une croix sur ses descendants.

— Tu connais mon histoire, tu sais que ça n'a aucune importance pour moi.




C'est vrai, il me l'a dit. Il vit avec son fantôme et ça lui suffit. Qu'il soit à Chicago, Milwaukee, Washington, ça lui est égal. Il a fait une croix sur son désir de fonder une famille. Alors New York pourquoi pas ?

Mais je ne sais pas pourquoi, j'ai l'impression qu'un truc cloche dans ce beau discours. Pourquoi choisir New York ? Il vient d'une ville de Déficients, il s'est battu pour qu'ils obtiennent leur liberté, qu'ils soient autonomes vis – à – vis du gouvernement des Etats - Unis. Il a siégé comme politicien pour défendre leurs droits, pour que les Déficients soient reconnus comme égaux des Purs. Quel intérêt de venir vivre au milieu de gens qui pensent tout le contraire ? Il ne peut pas y trouver son compte, il ne peut pas être heureux ici ! Il y a autre chose, c'est sûr. Tobias me cache la véritable raison de sa présence à New York, j'en suis certaine.



Il doit avoir senti que je ne gobe pas le joli mensonge qu'il vient de me servir, parce qu'il me regarde avec un air de suspicion et d'interrogation mêlées. Ses yeux fouillent les miens, et je soutiens son regard pour la première fois. Va-t-il admettre qu'il ne m'a pas tout dit ?




L'arrivée de Suzan met fin à notre discussion. Elle doit sentir la tension qui s'est établie, parce qu'elle passe de l'un à l'autre sans trop savoir à qui s'adresser.


_ Tobias, c'est tout simplement parfait. Rien à changer ! s'exclame-t-elle avec un peu trop d'exagération. Et toi ma belle, continue-t-elle en s'adressant à moi, voilà la taille au-dessus. Hop, tu essaies tout de suite ! dit-elle en me poussant à l'intérieur de la cabine.


Je me laisse faire, un peu déboussolée par notre conversation. Lorsque je sors de la cabine, ma robe enfin fermée, Tobias a disparu. Ce que je comprends. Il n'a sans doute pas apprécié mes doutes sur sa présence à New York. J'imagine que cela ne me regarde pas : il n'a pas de comptes à me rendre, hélas. Je n'ai sans doute aucune légitimité à essayer de trouver la vérité, mais tout cela tourne et retourne dans ma tête sans que je puisse chasser de mon esprit toutes les questions que je me pose à présent.









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