New Birth

C'est sous une météo bien grise que je sors de mon immeuble en ce lundi matin. Le ciel est à peu près de la couleur de mon humeur. Je sursaute en me rendant compte que je ne suis pas seule. Près de moi, à l'abri de l'avancée de toit, se tient le vieux George, un de mes voisins, l'oeil noir, qui m'observe. Il doit avoir dans les 70 ans, il habite l'immeuble depuis des dizaines d'années, d'après certains. Je n'ai jamais réussi à engager la conversation avec lui : son regard glaçant, son visage fermé et le fait qu'il n'ait jamais parlé à personne dans l'immeuble me le font fuir. Je ne sais même rien de lui, ou si peu. Il vit seul depuis la mort de sa femme, il y a de cela plus de 30 ans. Je ne sais même pas ce qu'il pouvait bien faire dans la vie, avant. Je décide de l'ignorer, en premier parce qu'il me fait peur, en second parce que mon esprit est pris par un problème bien plus important. Je suis nerveuse, ne sachant pas trop à quoi m'attendre au travail. Qu'est-ce que je vais dire à Tobias ? Comment me comporter ? Le fait qu'il ne m'ait pas contactée ne me facilite pas la tâche. Tout en pensant à mon attitude à adopter, je finis par me retrouver devant la porte de Newbirth, sans savoir vraiment comment j'y suis arrivée aussi vite.

Je marque un temps d'arrêt, respire profondément puis m'engage dans le hall. Suzan est déjà là, affairée à s'installer ; elle ne m'a devancée visiblement que de quelques minutes : elle porte encore sa veste courte blanche passée sur sa robe noire ajustée. Suzan est toujours un modèle d'élégance, en n'importe quelle situation. Ce n'est pas vraiment mon cas. Enfin si, pour le travail, je me dois d'être impeccable. Le reste du temps, ce n'est pas ma préoccupation principale.

Sans doute à l'affût de mon apparition, elle relève soudain la tête et me regarde arriver, l'air fébrile.

_ J'ai essayé de te joindre tout le week-end ! Me hurle-t-elle à moitié dessus. T'étais où ?

_ Chez moi, réponds -je tranquillement en déposant mes affaires. Je n'avais juste pas envie de répondre.

_Merde, Clare, c'est n'importe quoi ! Je me suis inquiétée moi ! La dernière fois que je t'ai vue, c'est quand tu t'es précipitée dehors avec Tobias sur tes talons.

_ Ben tu vois, je vais bien, tranquillise -toi.

_ Attends, se radoucit-elle. T'étais peut-être pas toute seule ce week-end, c'est ça hein ?

Je la sens pétiller à côté de moi. Je lui réponds dans un soupir :

« Si, j'étais seule ».

J'enlève mon blouson, le posant sur l'étagère en dessous de mon plan de travail, en espérant qu'elle en restera là. Visiblement, je me trompe. Elle est toujours là, penchée sur moi :

_ Merde ! Quand je vous ai vus partir ensuite, je me suis dit que c'était bon. Il ne t'a pas raccompagnée ?

_ Si.

_ Et ?

Comment répondre à cette question.

_ Et quoi ? Je finis par m'énerver. Que veux-tu que je te dise ? Qu'il avait déjà filé le matin ? Et qu'il n'a même pas daigné me rappeler. Voilà. Fin de la discussion.

_ Ah mince, continue ma collègue, dépitée. Puis soudain, elle s'immobilise : Attends, il est resté chez toi cette nuit ?

_ Rhôô, lâche-moi. Il a oublié ça avant-hier hier en partant, va falloir que je trouve un moyen de le lui rendre, dis-je en montrant la carte à Suzan.

_ Ben voilà, sourit-elle, une bonne entrée en matière !

La conversation prend fin avec l'arrivée d'un couple venu remplir un dossier de candidature. Je me plonge avec bonheur dans ce dérivatif arrivé à point nommé. A moi de vérifier que les conditions sont remplies : être un couple marié depuis au moins 5 ans, stable, avec un bon revenu, et en parfaite santé. L'homme et la femme, tout sourire, semblent parfaits en tous points. Je leur confirme que leur dossier sera transmis au plus vite et qu'ils recevront sous peu un rendez-vous pour une première entrevue. Ils semblent un peu déçus : peut-être espéraient-ils une issue plus rapide ? Je les regarde s'éloigner bras dessus-bras dessous. Aurai-je la chance moi-aussi de déposer un dossier de candidature un jour ? Il faudrait pour cela un couple stable, et vu le désastre de ma vie amoureuse actuelle, c'est mal engagé.

Une voix familière me sort de ma rêverie : »

« Bonjour Mademoiselle Simon. »

Je relève brusquement la tête. Tobias se tient devant le comptoir, impassible. Il a repris sa tête de professionnel de la sécurité, l'oeil vif, la mâchoire serrée, le dos droit.

Devant mon silence il continue :

_ J'ai égaré mon badge. Aurait-il été retrouvé ? Me demande t-il d'une voix neutre, en désignant du regard le morceau de plastique à son nom posé à côté de ma main.

J'attrape machinalement la carte et la lui tends.

_ Le voilà, balbutié-je.

_ Merci Mlle Simon, me dit-il tout en fixant son badge à sa poitrine. Bonjour Mlle Davis, bonne journée !

Je reste scotchée à mon siège pendant que Suzan le remercie. Merde, c'était quoi ça ?

_ C'était quoi ce sketch ? finit par lâcher ma collègue. Il doit bien se douter que je suis au courant non ?

_ Je crois que je n'ai pas envie de savoir, murmuré-je en le regardant partir, sans un regard pour moi.

_ Tu vas faire quoi ? M'interroge -t-elle

_ Que veux-tu que je fasse ? Grommelé-je entre les dents ; visiblement va falloir que je chasse de ma mémoire ce week-end pourri.

La sonnerie du téléphone, qui vient de retentir, met heureusement fin à cette conversation. Je n'ai plus envie d'en parler.

Visiblement, à vouloir commencer par la fin, notre histoire a déjà tourné court.