Divergente 4 - Résurgence

L’enthousiasme est évident sur le quai de l’ancien parc d’attraction de Chicago, à quelques pas de la grande roue rouillée sur laquelle Tobias se souvient avec émotion avoir grimpé à la suite de Beatrice. Une épreuve pour lui, à l’époque, mais un merveilleux sentiment de triomphe sur sa peur du vide et l’extraordinaire sensation d’un courant de feu qui passait alors entre elle et lui.

Aujourd’hui, c’est au pied de cette grande roue qu’il se trouve, accompagné de Tris, la sœur jumelle de Beatrice, sur ce véhicule qu’elle a contribué à mobiliser, pour le plus incroyable projet de renaissance économique et écologique depuis la Grande Paix. Et elle a réussi son pari. Ils ont réussi à atteindre le détroit de Mackinac, à maîtriser le barrage monté par les fondateurs pour assoiffer les terres autour de deux de leurs cinq cités expérimentales, et à réenclencher le retour normal de l’eau dans le lac Michigan.

Une partie des conseillers de la gouvernance se sont déplacés, et même la conseillère Erudite sceptique. Jeff est là, accompagnant sa mère qu’il tient affectueusement par les épaules. Johanna ouvre ses bras avec chaleur à Tobias, le premier à sauter sur le quai. Puis c’est Tris qu’elle étreint avec force, pendant que Tobias échange une poignée de main virile avec Jeff.

• Je suis sûre que vous avez beaucoup de choses à raconter, dit Johanna. Mais avant tout, je veux que vous alliez à l’hôpital subir des examens. Je veux qu’un médecin vérifie que vous allez tous bien.
• Oui, je m’en doutais, nous y allons, approuve Tobias.
• Vous viendrez nous raconter vos aventures demain après-midi au conseil. Je pense que pour l’instant, vous avez besoin de repos et d’un vrai repas.
• Je donnerais tout pour un hamburger ! confirme joyeusement Christina.

Les co-équipiers, après avoir salué les conseillers présents, dont le professeur de sociologie, qui a accueilli Tris avec un large sourire, peuvent aller saluer leurs proches. La famille de Christina a fait le déplacement. Caleb et Susan serrent affectueusement Tris dans leurs bras. Les rancœurs semblent oubliées. En retrait du groupe, Marcus adresse un geste de bienvenue et un sourire à son fils et à Tris quand ils l’aperçoivent. Même Jonah s’est déplacé pour accueillir son petit-fils avec fierté :

• Alors gamin, raconte, il était comment, ce barrage ? demande-t-il avec empressement.
• Juste comme tu l’avais sculpté, grand-père, en plus grand, beaucoup plus grand. Tes recherches étaient très justes, et tes conseils nous ont été très utiles. Je te raconterai tout.
• Donna vous a préparé à dîner à l’orphelinat, vous pourrez vous détendre sans penser à ça et nous détailler ce que vous avez vu.
• C’est une bonne idée, merci ! approuve Tobias avec reconnaissance.

Tobias et Tris saluent fraternellement Mark et Christina, invités chez les parents de la jeune fille pour le dîner. Leur expédition se termine là, mais l’aventure, elle, n’est pas finie. Le retour du lac sera la prochaine étape.

Pour l’heure, Tobias n’a qu’une envie : dîner et se retrouver avec Tris dans l’intimité de leur appartement pour une bonne nuit de sommeil, sans pression, sans enjeu, sans danger, sans inconnu à redouter et sans fauve tapi dans l’ombre.

***

La gouvernance est réunie au complet pour le premier compte-rendu de Tobias et de son équipe.

• Nous sommes très heureux d’accueillir l’équipe de Tobias après son expédition, prononce solennellement Johanna pour asseoir l’attention de chacun. Un rapport précis sera remis à chacun de vous dans quelques jours. Cette réunion n’est qu’un premier débriefing. Tobias ?
• Merci, Johanna. Je pense qu’aucun de nous ne mesure combien ce lac est immense. Quand on est au milieu, on n’en voit plus les côtes, il doit être considéré avec respect et il est très important d’établir dès maintenant les futures règles de navigation qui devront être observées. Dans le passé, les naufrages ont été nombreux, ainsi que les victimes. La carcasse à l’extérieur de notre clôture n’est pas la seule, nous en avons vu une autre. Et un rapport datant de 1913 que j’ai retrouvé fait état de deux cent cinquante morts suite à une tempête ayant provoqué des naufrages et même des dégâts et des victimes sur les côtes. Durant trois jours, des vagues de la hauteur d’un immeuble de quatre étages se sont déchaînées. Personne ici n’a jamais vu ça mais de vieilles images l’attestent. L’hiver, près de la moitié du lac est gelé, parfois plus. Il est arrivé qu’il soit gelé à plus de 90 %. Le dégel peut être particulièrement dangereux pour les populations, occasionnant des phénomènes d’accumulation de glace auxquels nous devons nous préparer. Nous nous situons également dans la partie Nord du couloir des tornades sur le territoire des Etats-Unis. Il peut arriver qu’il s’en forme sur le lac, mettant alors en grand danger toute embarcation. En d’autres termes, faire de Chicago une ville côtière va entraîner un bouleversement d’habitudes mais aussi de climat, auquel plus personne n’est habitué.

Tobias utilise la console incluse dans l’épaisseur de la table, devant lui, pour projeter sur l’écran les images évoquées. Malgré la mauvaise qualité des photos, Tobias espère marquer les esprits et, avant de passer aux bonnes nouvelles, détaille les dangers nouveaux auxquels les populations seront exposées quand Chicago sera redevenu un port.

• Les clôtures protègeront en partie les plus grandes cités des vagues les plus dangereuses mais il faudra réinventer la prudence sur la base de critères que nous ne maîtrisons plus depuis des siècles, et en apprenant des erreurs du passé. Il ne sera plus possible de conserver l’électrification de la structure métallique surmontant la clôture, entre autres. Mark ?

Tobias passe la parole à son ami qui, lors de ses plongées, a des détails à ajouter.

• J’ai plongé plusieurs fois dans le lac, au large ou sur les côtes. J’ai vu une épave engloutie. De nombreuses légendes entourent ce lac, toutes plus étranges les unes que les autres. Disparitions de navires et même d’avions, disparitions inexpliquées de personnels naviguant. Dans toute légende, il y a une part d’Histoire. Il faudra munir toutes les embarcations de systèmes de repérage, et, je pense, tous les marins aussi. Par sécurité. Lors de mes plongées, j’ai recensé un certain nombre de poissons, de crustacés et de plantes aquatiques, dans des proportions variées, et différentes des derniers recensements auxquels j’ai pu avoir accès datant d’avant la Grande Paix. Certaines espèces étaient autrefois protégées, et ont pu sans doute se reconstituer, mais là encore, il faudra apprendre de la surpêche et de la pollution que les hommes avaient fait subir à ce lac. Je ferai un rapport détaillé.
• Nous avons fait escale sur deux îles, North et South Manitou Island, reprend Tobias. Les signes de l’ancien niveau du lac sont encore visibles. Ces îles sont inhabitées, en tout cas par des êtres humains. La vie sauvage s’y est développée, sans doute en relative autarcie, sur des vestiges de villages et de constructions humaines. Dont des phares, qu’il faudra veiller à remettre en fonctionnement si la navigation reprend.

Tobias affiche tour à tour les photos prises des deux édifices sentinelles, puis de la carcasse rouillée croisée au large de l’île.

• Nous avons atteint le but de notre voyage en cinq jours. Le trajet aurait pu être moins long, mais nous avons également pris de temps de faire des observations. Cela dépend bien sûr des conditions météorologiques. L’Hovercraft s’est bien comporté, nous n’avons pas eu de problème technique, il se recharge bien même par temps couvert. Le barrage…

Tobias marque une pause pour ménager son effet et sa crédibilité.

• … est un immense champ de force long de huit kilomètres, large de plus d’un mètre, adossé au pont du détroit de Mackinac. Il est contrôlé par ordinateur. Le système informatique était enfermé dans un bâtiment sécurisé près de la côté, dans la petite ville de Saint-Ignace, où nous avons rencontré quelques centaines habitants. Christina ?

L’existence d’une population organisée, si loin de Chicago, soulève des murmures d’étonnement.

• Ces gens sont très courageux, continue la jolie brune. Ils habitent un village de maisons en bois et béton identiques à celles qui existaient il y a deux siècles dans la région. Ils ont tissé des liens avec d’autres petits villages ou villes plus au nord, voire au Canada voisin. Ils ont l’électricité, grâce au barrage, mais le reste de leur mode de vie est quasiment autarcique, et leurs moyens très limités. Ils n’ont pas de médecin, ils doivent le faire venir d’une ville voisine à plus d’une journée aller-retour, à cheval. Il est de notre devoir de leur apporter tout le soutien possible. Nous serons en contact avec eux, nous leur avons laissé une montre communicante. Tris ?
• Leur système de fonctionnement social est semblable à celui des anciennes villes, mais au lieu d’une élection pour choisir un maire, le dirigeant du village est choisi sur la base de la méritocratie et du charisme, très naturellement et dans le consensus général. Les concertations sont permanentes pour toutes décisions. Ils ont vite compris que la reprise des échanges grâce au lac pourrait améliorer leurs conditions de vie, ils ont été plus compréhensifs que je ne m’y attendais. Bien entendu, ils ne connaissent pas les factions. La langue est la même, elle n’a pas évolué en deux siècles, par rapport à la nôtre, ce qui aurait pu se produire.

Pendant qu’elle détaille l’accueil reçu à Saint-Ignace, Tobias fait défiler quelques photos du barrage, du pont, arrachant des commentaires stupéfaits. Même si personne ne s’est trouvé sur l’aéroglisseur, au pied de l’immense barrage magnétique s’élevant à plusieurs dizaines de mètres au-dessus des têtes et retenant les milliers de tonnes d’eau, chacun peut imaginer le gigantisme de l’ouvrage. Le leader du groupe reprend la parole.

• Le chef du village nous a expliqué que, depuis des générations, nombreux ont été ceux qui ont réfléchi au système de sécurité qui maintenait le centre de contrôle clos. Un avertissement les menaçait d’un désastre et de la disparition de leur alimentation en électricité si ce bâtiment était endommagé ou détruit, ils n’ont donc jamais osé le forcer. C’est Christina et Tris qui ont eu l’idée du système choisi par les fondateurs : l’ADN. Il se trouve que seule une personne de la lignée des ingénieurs en hydroélectricité et en informatique, porteur de leur ADN, pouvait, avec le sien, débloquer la porte. Je pensais qu’il s’agissait de Tris, qui s’était avérée être la Gardienne de la lignée des Prior, mais ce n’était pas le cas.
• C’était toi, n’est-ce-pas Tobias ? interroge doucement Johanna.

Tobias acquiesce.

• C’est ce que nous avons conclu oui. Peter et moi avons donc pu étudier le système informatique utilisé, très proche de celui que nous utilisons, volontairement je pense. Tout avait été organisé pour que nous puissions nous y retrouver sans trop de difficultés. Nous avons donc étudié le fonctionnement de ce barrage, les archives laissées quant à la maîtrise de sa hauteur, les conséquences d’une baisse de chaque centimètre du barrage. Nous avons fait des calculs et programmé la baisse du barrage pour qu’aucun bouleversement brutal ne provoque de catastrophe. Le retour du lac est en marche.
• Il faudra prendre des repères pour mesurer l’avancement du lac, dit un conseiller.
• Il est primordial de vérifier la structure de la clôture pour savoir si elle peut supporter des tempêtes de l’ampleur de celles décrites par M. Eaton, dit un autre.
• Un volontaire doit être désigné pour mettre au point des procédures communes avec Milwaukee, affirme un troisième.
• Mes amis, mes amis, coupe Johanna. Toutes ces idées sont bonnes, et c’était précisément l’objectif de cette réunion. Répondre à quelques questions et… en poser encore plus d’autres. Collectivement, je suis sûre que nous parviendrons à organiser tous ces grands changements. Chacun d’entre nous peut préparer ses questions, ses idées, pour la prochaine réunion. Tous ensemble, nous referons de Chicago un port.

***

Tobias décide d’aller voir Matthew. Son ancien rival reste un généticien de renom et il a besoin de lui parler. Il espère que le scientifique s’est suffisamment rapproché de Lily pour ne plus avoir de vues sur Tris, transfuge de Beatrice, dont il était secrètement amoureux. Plutôt bel homme, brillant, gentil, Tobias a redouté longtemps d’être en concurrence avec lui pour la conquête de la jolie jeune fille.

C’est au centre d’études de la Divergence Beatrice Prior qu’il le rejoint dans son laboratoire, après lui avoir envoyé un message pour s’assurer de sa disponibilité. Les couloirs blancs et propres, éclairés de lumières indirectes blanches et bleues, irriguent de nombreuses pièces, laboratoires et portes sécurisées et privées. Un patio intérieur égaie l’austérité des lieux de plantes vertes et fleuries, ornées pour certaines de gigantesques feuilles striées et brillantes.

Tobias frappe et pousse la porte en verre dépoli du bureau de Matthew. Le généticien lève les yeux de son ordinateur, un écran intégré au plateau de son bureau, dont les formules luminescentes bleues s’élèvent dans l’espace d’un geste des doigts.

• Salut Quatre, assied-toi, j’ai presque fini.
• Matthew. Vas-y.

Mais au lieu de s’asseoir, le jeune Audacieux parcourt des yeux le large bureau, blanc lui aussi, mais dont deux pans de murs sont occupés par de vastes tableaux lumineux sur lesquels figurent des suites interminables de formules. La baie vitrée est occultée par un film opalescent magnétique qui diffuse une douce lumière dans la pièce.

Matthew éteint son écran et les chiffres bleus redescendent dans le plateau du bureau comme s’ils étaient aspirés par un siphon. Le scientifique lève les yeux vers son ami en souriant.

• Alors tu es décidé ?
• Ouais, je suis curieux de savoir, et de voir en quoi consiste le nouveau test. Je voudrais savoir où j’en suis, après… tous les événements, la mort de Beatrice, les révélations sur mon père, Tris, tout ça, quoi.

Matthew acquiesce, se lève, et ouvre une porte communicante juste derrière lui, en laissant le passage à Tobias. Dans la petite pièce aveugle trône un fauteuil luminescent bleuâtre avec de longs accoudoirs creux et un repose-pied relevé. Une console métallique, à côté du siège, supporte une tablette, des électrodes, et un coffret contenant sans doute le sérum de simulation. La lumière se diffuse à travers un faux plafond uniformément blanc. Sans un mot, Tobias s’installe dans le fauteuil. Matthew ouvre le coffret et du flacon qu’il en extrait, verse dans un verre un liquide blanchâtre presque opaque. Après avoir posé sur les tempes du jeune homme les électrodes et connecté la tablette, il lui tend le verre.

• Il y en a plus que dans le petit verre de l’ancien test, constate Tobias.
• Ce n’est pas le même stimulant, répond Matthew en souriant. L’ancien provoquait dans le cerveau la même scène pour tout le monde à quelques détails près. Celui-ci stimule autant la mémoire que l’imaginaire. Les situations provoquées sont issues pour partie du passé de chaque testé, mais confrontés à des choix qui déterminent la compatibilité avec chaque faction. Je verrai ce que tu vois, sauf si tu t’y opposes.
• Ok, peu importe, fais comme tu veux et donne le sérum, tranche Tobias, vaguement tendu.
• Toujours droit au but, hein, s’amuse Matthew, tiens, bois.

Sans hésiter, Tobias avale d’un trait le liquide épais et un peu écœurant, au léger goût d’amande. Devant ses yeux, Matthew disparaît dans une ondulation de l’air, comme celle qu’on pourrait voir au-dessus d’un feu dans un air frais. La pièce s’efface dans un nuage de vapeur qui se dissipe.

Harnaché en position assise, Tobias se retrouve suspendu au dessus du vide. Un mousqueton est accroché à la poulie posée sur le câble de la tyrolienne qui rejoint la tour Hancock au siège des Audacieux. Immobile à un mètre de la rambarde de la tour, il sait qu’il ne sert à rien de tendre le bras, il ne pourra pas l’atteindre et se hisser en sécurité. Il ferme les yeux un instant en essayant d’oublier les trois cents mètres de rien qui se trouvent sous ses pieds. Quand il les rouvre, toujours suspendu au-dessus du vide, il tient dans ses mains le plateau d’une table ronde en verre fumé. Autour de la table sont assis, sur des chaises à haut dossier, flottant doucement en apesanteur, Beatrice, Tris, Marcus, Evelyn, Uriah et Natalie Prior. Tous arborent un doux sourire et ne prononcent pas un mot, dévisageant Tobias patiemment.

Le frein de la poulie se desserre insensiblement, sans que Tobias ne puisse rien y faire. Il réalise que s’il lâche la table pour freiner, tout le monde tombera. Et tout en bas, au bout de la tyrolienne, contre la croix énorme sur le mur, se trouve la fin du voyage. S’il ne freine pas, il va s’écraser sur le terminus. Il a la durée de la descente pour réussir son test.

Alors que ses « invités » flottent en silence autour de la table, Tobias prend de la vitesse, en même temps que son rythme cardiaque. Une voix semblant venir de nulle part, et en tout cas d’aucune des personnes rassemblées autour de la table, souffle d’un ton feutré :

• Tu peux sauver l’un d’eux, Tobias, choisis !
• Je ne peux pas ! hurle Tobias.
• Choisis ! Une deuxième chance…. souffle la voix en résonnant et s’éteignant dans un écho.

Le jeune homme se sent hors du temps, en suspend dans l’espace et il détaille les personnes attablées autour de la table ronde. Evelyn semble délivrée de ses démons, son léger sourire adresse à son fils une lumière qu’elle n’a jamais eue de son vivant. Pour la première fois, Tobias voit autour de ces gens qu’il a tous au moins un jour plus ou moins aimés ou respectés, l’énergie, l’aura que Tris visualisait souvent juste en fermant les yeux. Il prend conscience qu’il est dans une simulation et que lui aussi, sur son fauteuil, dans le laboratoire de Matthew, ferme les yeux et se retrouve en introspection. Il a toujours pu manipuler les simulations, pu en sortir, ou su ce qu’il avait à y faire pour en triompher. Jusqu’à ce jour. Il ne sait pas ce qu’il doit faire.

La tyrolienne le tire vers le bas, à une vitesse folle, mais le temps est arrêté, le câble semble avoir une longueur infinie, comme si on lui laissait une chance de changer les choses, de corriger une faute, juste une. Il ne voit pas défiler Chicago, ses lumières, ses buildings, sa clôture, tout est effacé, il sent juste le vent fouetter son visage, alors qu’il épargne ses invités. Tout juste quelques mèches volètent-elles autour du visage zébré de Tris, juste à côté de celui, presque poupon de sa sœur. Beatrice a beau être l’aînée, elle est pourtant partie plus jeune que Tris n’est aujourd’hui. Tous les visages sont impassibles, pas de supplication, aucun ne l’influence. Tobias ne perçoit que les formes floues, diffuses, mouvantes et colorées, qui les entourent comme des flammes fraîches.

Evelyn ? S’il la sauve, son père ne sera pas condamné. La vérité n’éclatera pas sur lui, son enfance, la déficience complète de ses parents. Il sera épargné de cette honte, du fardeau familial devenu sien. Mais Tris sera en danger permanent, la folie d’Evelyn n’aura pas de fin, que la sienne. Il doit sacrifier sa mère. Dès que sa décision est prise, Evelyn s’efface dans une volute de fumée blanche, laissant un vide autour de la table flottante.

Les muscles des bras lui font mal, Tobias ne sait pas combien de temps il pourra ainsi supporter le poids du plateau de verre rond. Il doit tenir, pour ne pas être déficient total, c’est sa volonté, il peut lutter.

Natalie ? C’était la Gardienne. Le petit chignon juché sur sa nuque et son habit d’Altruiste taché du sang de sa blessure au flanc font comprendre à Tobias l’importance de sa lésion mortelle. Elle a été tuée par un Audacieux, l’un des co-factionnaires de Tobias, aveuglé par le sérum de simulation. Si elle vit, la malédiction des Prior cessera, plus de morts prématurées, plus de sacrifices pour l’hypothétique sauvegarde d’une humanité qui ne veut, ne peut peut-être plus être sauvée. Beatrice pourrait être sauvée… Ou peut-être pas. Elle était sacrificielle, Natalie n’avait comme mission que la sauvegarde, la transmission et l’ouverture de la boîte. Beatrice aussi, mais plus encore.

Uriah ? Comment pouvait-il savoir quel serait le destin d’Uriah, s’il avait vécu ? C’était un Audacieux, puissant, humain et déterminé. Un Divergent, lui aussi. Avait-il un rôle dans ce grand projet de rédemption biologique auquel le peuple de Chicago avait été contraint ? Comment le savoir ? Non, choisir Uriah serait égoïste, il ne s’agirait que de soulager sa conscience, torturée par la culpabilité d’avoir provoqué involontairement sa mort.

Marcus ? En quoi Marcus avait-il besoin d’être sauvé ? De sa culpabilité sans doute. Lui pardonner serait-il suffisant ? Doit-il sauver son père du poids de ses erreurs et de son crime conjugal et paternel ? Laver sa conscience de ses coups à sa femme et son fils ? Et surtout, mérite-t-il, plus que tous les autres d’être sauvé ?

La tyrolienne frôle un bâtiment de béton et de verre, partiellement détruit, hérissé de poutres métalliques et de gravats qui effleurent les étranges convives. Sur la surface en miroir du building, il voit l’image de Beatrice, planant les bras écartés, ivre de liberté. Comme elle était courageuse !

Pour l’avoir descendue déjà une fois, Tobias sait que la fin de la ligne s’approche. 

Tris ? De quoi a-t-elle besoin d’être sauvée à présent qu’Evelyn est morte ? De la malédiction des Prior, évidemment ! Tobias est terrorisé à l’idée de la perdre, elle aussi, prématurément. Il a là le pouvoir de briser l’anathème. Mais quelles conséquences pour l’avenir de la ville, et du reste du pays ? Et la conjuration ira-t-elle au-delà de la simulation ?

Beatrice, sa Tris, la toute première, bien sûr, c’est évident. Mais avec quelles conséquences ? Plus que toute mission, elle considérait toute vie au-dessus de la sienne, plus utile, importante que la sienne. Seule cette sensation d’infériorité dominait sa vie, plus encore que son amour pour lui. Combien de vies en danger aurait-elle croisé au cours de son existence ? Combien de fois lui, Tobias, aurait-il pu lui sauver la vie, retenir sa petite amie qui lui filait dans les doigts pour n’en faire qu’à sa tête, quels que soient les dangers ?

Tobias se concentre, il est dans une simulation, un test. Mais il ne doit pas essayer de le manipuler, il veut savoir, vraiment. La voix monte à nouveau du néant, résonnant dans sa tête :

• Tu dois choisir, Tobias, la fin est proche…

Tobias hésite, réfléchit en apercevant, au loin, la gigantesque croix qui annonce l’urgence de freiner. La voix insiste d’un ton neutre et traînant :

• Tobias, il sera bientôt trop tard…
• Uriah ! Je choisis Uriah !

Aussitôt, la descente folle s’interrompt en douceur, l’étrange groupe reste suspendu dans le vide. Tobias sent ses muscles des bras se figer dans d’insupportables crampes.

• Tu dois justifier ton choix, Tobias…. souffle la voix douce et féminine.
• Evelyn… est ma mère. Mais elle mettrait Tris en danger permanent… Marcus… devait dire la vérité à son procès. Pas pour moi mais pour la génétique, l’espoir que sa sortie de la déficience peut apporter à ceux qui sont dans le même cas que lui… Natalie Prior… n’aurait jamais pu sauver Beatrice, elle avait le sacrifice en elle, dans sa lignée, et y était résignée. Sa mission est accomplie, mais elle n’aurait pas pu empêcher Beatrice d’accomplir la sienne, à tout prix… Beatrice ne pouvait pas être sauvée… articule-t-il un sanglot dans la voix.

Le souffle court, et le rythme cardiaque anarchique, le jeune homme, luisant de sueur, rassemble ses idées pour mettre des mots sur son ressenti. Il ne quitte pas du regard Beatrice, qui lui a tant manqué, pour imprimer dans sa mémoire le visage tant aimé. Par moment, elle et Tris se regardent affectueusement.

• Tris non plus, ne veut pas renier sa lignée, son destin, et son destin de Gardienne. Je ne fais que l’accompagner, je n’ai pas le droit de changer sa route parce que j’ai peur. Elle ne fait jamais rien sans raison, je… dois lui faire confiance.

Essoufflé, Tobias tente de contrôler sa respiration.

• Uriah… C’est lui que je dois choisir, parce que… je dois me pardonner, me laisser à moi, une autre chance… Accepter d’être un Audacieux à nouveau, d’en accepter les risques…

Quand Tobias ouvre les yeux, se sont ceux de Matthew qu’il voit, et une expression inquiète sur le visage.

• Quatre, ça va ? Tu es épuisé et tes muscles sont tétanisés !

Tobias, étourdi, se redresse en passant ses mains dans ses cheveux courts et légèrement bouclés. Puis il adresse un regard droit au psychiatre.

• Ça va. Quel est le résultat ?
• Tu es toujours Divergent. Mais… tu es compatible avec les cinq factions maintenant…
• Je n’ai pas l’impression d’avoir réussi les épreuves des cinq factions ! proteste Tobias. Tu as dû te tromper…

Matthew secoue la tête.

• Non Quatre. Tu t’es attaché à la vérité, en ne choisissant pas ton père, quelles que soient les conséquences pour toi. Cela fait de toi un Sincère. Tu as fait preuve de l’abnégation des Altruistes en ne choisissant ni Beatrice, ni Tris, au risque de modifier le destin de Tris et celui de toute la ville. Tu as su réfléchir et déceler la logique de ton épreuve, comme un Erudit l’aurait fait. Enfin, même si ça aurait pu paraître égoïste que tu choisisses Uriah pour effacer ton erreur, tu l’as au contraire acceptée, tu étais prêt à l’affronter, à te pardonner à toi-même pour sa mort, quoi de plus Fraternel que ça ?
• Et pour les Audacieux ? Le vide ?
• Oui, tu as oublié ton vertige pour te concentrer sur la force nécessaire pour tenir le plateau de la table, pour que personne ne tombe. En cela, tu as protégé ces personnes, en oubliant peur et souffrance, comme c’est demandé aux Audacieux.

Assis au bord du fauteuil de test, la tête et les épaules basses, Tobias semble se renfermer sur ces révélations. Après quelques instants de silence, Matthew s’inquiète sur l’impact de cette nouvelle sur son ami. Son instinct de psychiatre remonte à la surface.

• Tu devrais me parler, Quatre, si ce que tu as vu est difficile à encaisser, poursuit Matthew.
• Non, c’est tout le contraire, Matthew, lui répond le jeune homme avec un sourire. C’était… libérateur.

***

• Vous avez tous reçu le rapport final de Tobias, je pense, mes amis, demande à la cantonade Johanna aux membres du conseil de la gouvernance réunis autour de la table de réunion. J’ai regroupé vos propositions d’action pour la suite des événements. L’expédition est revenue depuis deux semaines et déjà, Milwaukee nous informe que le lac a nettement progressé ! Il est aux portes de la ville !
• Les habitants de Saint-Ignace m’envoient des messages fréquemment, le niveau du lac Michigan remonte. Ils n’ont pas constaté de dégâts notables. L’alimentation en électricité n’a pas subi de variation dans leur village.
• Dans combien de temps pensez-vous que l’eau reviendra jusqu’à Chicago ? demande Jack Kang.
• Le lac a déjà progressé. Sa position antérieure formait une langue qui descendait vers le Sud. Il était plus près de Milwaukee que de Chicago mais déjà, depuis le sommet de la tour Hancock, on l’aperçoit. Clairement, sa progression vers Chicago est très visible. Je dirais qu’il mouillera la clôture dans un peut-être deux mois. Le sol va absorber une partie de la première couche d’eau. Une fois le sous-sol imbibé, l’eau commence à s’accumuler en surface, explique la conseillère Erudite, intéressée par le débat pour une fois.
• Les portes d’entrée à travers la clôture sont terminées, complète Johanna. La ville est prête. Le ponton le sera aussi, très bientôt. Les bâtiments abandonnés de l’ancien parc d’attraction seront réhabilités pour les besoins du port de commerce et l’ancienne plage de loisirs sera nettoyée pour retrouver sa fonction d’origine. Les habitants ont vécu pratiquement sans loisirs pendant des décennies, la détente au bord de l’eau sera un véritable exutoire.
• Mark a listé les espèces végétales et animales aperçues lors de notre voyage, intervient Tris en invitant Mark du regard. Certaines seront utiles à l’équilibre du lac.
• Oui, les guppys sauvages sont des consommateurs de moustiques, approuve l’homme de la Marge, ils contribueront écologiquement à la régulation de ces nuisibles. Comme ils aiment les eaux calmes – je les ai surtout vus dans les criques abritées ou les trous d’eau – la zone du lac à l’intérieur de la clôture devrait leur convenir. J’ai mis tout ça dans mon compte-rendu.
• Nous vous faisons confiance, Mark, sourit Johanna, vos conseils seront les bienvenus à l’avenir. Tris, tu voulais proposer un projet ?
• Oui. Bien que je ne pense pas obligatoire que le conseil le valide, je tenais à vous le présenter. Je souhaite rétablir un système de factions.

L’annonce de Tris fait l’effet d’une bombe. Certains conseillers, bouche bée, ne pensent même pas à commenter. D’autres s’enflamment, pour ou contre, dans un brouhaha désordonné.

• Vous n’y pensez pas, Mademoiselle Prior ! Imaginez le traumatisme des gens qui en ont souffert ! Les familles des victimes de la guerre civile ! proteste un conseiller, révolté.
• Il n’est pas question de l’imposer à qui que ce soit. Mais j’ai recensé de très nombreuses personnes, nostalgiques du système, qui y trouvaient un équilibre et une cohésion. Matthew a reçu beaucoup de patients perdus, sans repères après leur abolition. Je ne vois pas pourquoi l’abolition aurait plus de légitimité que le rétablissement, dans la mesure où chacun a le choix ! insiste Tris.
• C’est inacceptable ! s’insurge le conseiller.
• Vous n’argumentez pas ! fulmine Tris. De toute façon, je ne pense pas qu’il existe de règlement interdisant les regroupements associatifs, les déménagements ou activités de groupes ? Les formations spécialisées ? Car il s’agit de cela ! J’ai aussi l’intention d’un fonder une nouvelle ! Celle des Divergents. Il y a un précédent, à Milwaukeee. Une telle faction a été créée par mon grand-père et elle avait de nombreux adeptes.
• Mademoiselle Prior, il nous faudrait, pour nous prononcer, un projet plus construit qu’une simple annonce, suggère un conseiller prudent.
• Eh bien, Mademoiselle Prior pourrait intégrer cela à son mémoire de sociologie ?

La proposition du professeur, mentor de Tris, attire tous les yeux sur lui.

• Qu’en pensez-vous ? demande-t-il à son élève.
• Heu… d’accord, professeur. J’ai presque terminé, mais je peux ajouter ça.
• Les études de Mademoiselle Prior n’ont rien à voir avec l’organisation sociale et politique de notre ville ! Il faudrait changer toute la composition du conseil !
• Vous croyez ? interroge avec malice la jeune fille. Savez-vous combien sont favorables au rétablissement des factions dans votre assemblée ? Jack était déjà le leader des Sincères. Johanna a mené les loyalistes pour rétablir les factions, et dirige cette assemblée comme une Altruiste. Elle est également l’ancienne leader des Fraternels. Je pense aussi que nous avons la porte-parole des Erudits parmi nous. Tobias, Matthew et moi sommes Divergents, Audacieux ou Erudit de formation. Je ne demande pas une représentativité au conseil, mais elle y est déjà !

Les commentaires, positifs ou négatifs, se bousculent autour de la table de réunion. Johanna peine à ramener le calme parmi ses partenaires de travail.

• Mes amis ! Mes amis ! Voilà ce que je propose. Tris a un mémoire à rendre à son professeur, et des détails sur son projet à nous apporter. Mon enfant, je souhaite que nous puissions associer tous les habitants à ce projet, qui ne peut pas dépendre que de notre décision. Veux-tu le présenter en même temps que tu soutiens ton mémoire, à l’université, en amphithéâtre ?

Tris ouvre des yeux ronds.

• Vous voulez que je présente mon oral de mémoire en public ?
• Si vous voulez fonder et diriger une faction, cela ne peut être qu’une expérience profitable pour vous, argumente son professeur. Je vous encourage à accepter l’offre de Johanna, c’est une excellente idée. Cela pourrait ouvrir l’année universitaire, d’ici quelques semaines, en septembre.

Tris ne se sent pas l’âme d’une dirigeante. Sa sœur Beatrice avait elle aussi refusé d’être leader du groupe des Rebelles, lors de la guerre civile, laissant Tobias, Tori et Harrisson se partager cette responsabilité. Elle avait pourtant guidé par son simple charisme, son tempérament volontaire, les décisions les plus importantes prises pour sauver la ville.

La jeune fille se sent un peu prise au piège de sa propre fougue. Mais en son for intérieur, elle reconnaît que son professeur n’a pas tort. Elle ne doit pas se défiler, si elle veut être crédible, et montrer au moins un comportement à l’image du discours qu’elle prône.