Divergente 4 - Résurgence

Chapitre 38

6074 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 24/03/2017 12:57

  • Mmmh, Mark, c’est décidé, le canard est ma viande préférée, c’est un régal ! gémit délicieusement Tris.
  • Surtout quand on n’a pas mangé depuis deux jours, hein ! la pique Christina. Quatre et toi, je vous ai jamais vus manger autant !
  • Je peux plus rien avaler… souffle Tris. Vous auriez vu ce bel oiseau ! Sa tête vert profond, et ses belles plumes blanches et marron ! J’ai des scrupules quand même…
  • Scrupules d’Altruiste ! pfff ! ricane l’ancienne Sincère.
  • Pas moi ! se délecte Tobias, c’est vrai que c’est super bon, Mark. Tu es notre assurance survie dans cette expédition, je sais pas comment on va te rendre la pareille.
  • J’ai tout ce dont je rêvais, dit Mark en jetant un œil enamouré à Christina.

Il glisse sa main discrètement dans le dos de la jeune femme assise à côté de lui. Mais le geste n’échappe pas au limier en face de lui : Tobias esquisse un imperceptible sourire à l’attention de Christina, et pose sa main sur le haut de la cuisse de Tris, sous la table, pour attirer son attention sur la direction de son regard. Dès que Tris comprend ce que Tobias lui montre, elle sourit avec une émotion sourde et profonde, qui remonte à sa conscience les restes de culpabilité, les miettes de regrets, que Beatrice lui a légués. Christina s’en aperçoit.

  • Tris ? A quoi tu penses ?
  • Christina, ton bonheur, c’est ce qui importerait le plus à Beatrice aujourd’hui, je le sais… dit doucement la jeune femme.
  • Ouais, je sais, répond Christina en jetant un regard gêné à Tobias.

Tris se demande comment lui, il peut ressentir ça, la renaissance émotionnelle de celle dont Beatrice a dû tuer le petit ami pour survivre. Le jeune homme lui-même a subi la culpabilité de Beatrice, rongée jusqu’à en avoir envie de mourir.

  • Mais, je n’arrête pas de penser que, s’il n’y avait rien eu entre moi et Will, Tris – je veux dire ta sœur – n’aurait pas eu cette charge de culpabilité supplémentaire. Elle aurait peut-être agi avec plus de prudence…
  • Elle a dû abattre plusieurs Audacieux, et en était totalement ravagée, dit Tris, les yeux fermés. Elle était tellement aveuglée par sa souffrance qu’elle a oublié de se dire que, dans ces actes de guerre, et en… tuant Will, c’est aussi notre mère qu’elle protégeait, elles étaient en fuite, et poursuivie par les Audacieux sous simulation.
  • Je n’y avais jamais pensé, murmure Tobias. En fait, je crois que je n’ai pas su, ou occulté, le déroulement de cette journée-là. Je ne savais pas que sa mère était encore en vie quand le drame est arrivé.
  • Elle protégeait sa mère… répète Christina hébétée.

Tris acquiesce. Plus personne ne s’étonne maintenant qu’elle sache des détails issus de la vie de Beatrice, que personne n’a pu lui raconter. Les liens qu’elle tisse entre les souvenirs qui lui ont été transférés, ses recherches et une mystérieuse hérédité mémorielle, lui construisent de plus en plus de ponts entre les récits entendus et la réalité.

  • Je… crois que j’aurais peut-être aussi pu tuer un ami, pour sauver ma mère… articule Christina.
  • C’est ça qui te rongeait ainsi ? demande Mark doucement en mettant son bras autour de ses épaules plus ostentatoirement. Savoir si tu aurais fait la même chose qu’elle pour protéger ta vie ?
  • Je lui avais pardonné… Tris n’a jamais prémédité la mort de Will. Elle a sauvé la vie de centaines d’Altruistes, elle nous a évité de commettre un génocide abominable. Et elle nous a sauvé la vie, quand Jeanine nous a manipulés par le transmetteur, Hector, Marlène et moi. Mais je n’avais jamais pensé qu’elle avait pu protéger sa mère aussi… Et en y réfléchissant, quand elle m’a rattrapée dans le vide, j’aurais pu l’entraîner dans ma chute, elle était tellement poids plume… Elle… enfin, elle ne prenait jamais en compte sa propre sécurité quand elle agissait. Elle fonçait sans se poser la moindre question…
  • Tris… raconte moi, s’il te plaît, je n’ai jamais su, tu sais, pour ses gestes suicidaires, tu l’as dit une fois. Elle… ne me l’a jamais raconté, prie Tobias d’un ton grave.
  • Elle… ne voulait pas que tu aies peur… argumente la sœur de Beatrice.
  • Raté.

Le ton de Tobias est presque sec, quand il dit ça. Tris ferme les yeux pour rassembler les images qu’elle a effleurées de ces événements.

  • C’était après… le procès, chez les Sincères. Elle t’en voulait de lui avoir fait avouer la mort de Will, lors de ce procès, mais elle avait décidé que vous méritiez la vérité, tous, vous ses amis. Elle ne supportait plus la culpabilité, elle ne se supportait plus elle-même. Le sérum ne l’avait pas complètement asservie, elle aurait pu mentir.
  • Hein ? Le sérum de vérité non plus, il ne marchait pas sur elle ? s’écrie Christina.
  • Aucun sérum. Elle pouvait lutter contre, à la force de la volonté. Peut-être pas indéfiniment, ni à très haute dose, mais elle pouvait compenser les doses normales par la concentration, précise Tobias.
  • Pourquoi a-t-elle avoué ? demande Christina dans un souffle.
  • Elle estimait ne pas mériter une amitié basée sur un mensonge, je crois, dit Tris. Son vécu a ajouté la faction des Sincères à sa Divergence… explique Tris. C’est après ça que Beatrice est… retournée dans la salle de l’interrogatoire, il n’y avait plus de vitres aux fenêtres, elle est montée sur le rebord de l’une d’elles, elle a fait tomber une chaise tout en bas, elle l’a regardée se casser en mille morceaux, elle s’est penchée. Je ne sais pas pourquoi elle a finalement renoncé. Avec le recul, je pense que sa mission n’était pas accomplie, même si elle n’en avait pas conscience.

Le regard posé sur celui de sa compagne, les coudes sur la table, Tobias écoute. Il n’a plus ce poids immense qui lui enserre la poitrine, qu’il ressentait à chaque fois que quelqu’un parlait de Beatrice, ou que lui-même y pensait, ou y pense encore. Il écoute. Comme on écouterait le récit d’une guerre, gravement, mais avec un recul raisonnable. Tris a guéri ses blessures les plus profondes, il a juste besoin de connaître les plaies qui torturaient Beatrice. Il croit maintenant dans ce lien invisible et vivant qui relie encore Beatrice et sa sœur jumelle. Il y croit : tout ce qu’il comprendra, maintenant, Beatrice le saura, là où elle est. Il acquiesce avec un petit sourire triste pour signifier à sa petite amie qu’il comprend.

  • Et aussi quand elle s’est livrée à Jeanine, poursuit Tris. Peter l’a conduite au labo pour la soumettre aux simulations destinées à ouvrir la boîte. Elle a désarmé Peter, mais ne s’est pas résolue à le tuer.

A nouveau, Tobias hoche la tête, c’est grâce à ce geste que Peter s’est aperçu de la duplicité de Jeanine et de la grandeur d’âme de Beatrice. Il a alors décidé de lui sauver la vie, en se retournant contre Jeanine.

  • Beatrice… a pointé l’arme sur sa tempe, elle pensait ainsi mettre un terme à l’expérimentation de Jeanine. Mais… Caleb est arrivé pour prendre l’arme. Elle a réalisé que son frère n’était pas chez les Altruistes comme il l’avait annoncé, elle a compris que Jeanine n’hésiterait pas à faire payer à Caleb sa désobéissance, elle a renoncé.
  • Toujours pour les autres… articule faiblement Christina. Tout ce qu’elle a fait, jamais elle ne l’a fait pour elle…

Mark resserre son bras autour de Christina et pose un baiser sur ses cheveux. La jeune fille brune est secouée, elle n’avait jamais envisagé qu’une autre interprétation de la mort de Will pouvait exister.

  • En fait, il y a même une troisième fois, enfin, presque, lâche Tris les yeux fermés comme à son habitude quand elle s’enferme dans ses connexions mentales.
  • Comment ça « presque une troisième » ? s’étonne Tobias, les sourcils froncés.
  • C’est sa septième peur, au test final, dans son paysage de peurs…
  • Sa septième peur était celle d’avoir à tuer sa famille, Tris, pas de mourir elle-même, lui dit l’ancien instructeur des Audacieux gentiment.

Tris rouvre les yeux et acquiesce. Elle regarde intensément son petit ami. Il va comprendre, elle sait qu’il va comprendre. Que tout va s’éclairer.

  • Elle… elle se suicide pour ne pas leur tirer dessus ? Dans la simulation… c’est sur elle qu’elle tire ?
  • Oui. Pour toutes les peurs, elle n’a fait que se répéter tes conseils pour s’en sortir, les surmonter, ou trouver des outils pour en triompher. Pour cette peur-là, elle s’est souvenue de ce que tu as dit après le suicide de Al, quand les Audacieux ont glorifié son courage pour ce geste. Elle s’est dit… que c’était en accord avec les exigences des leaders, un acte de courage, et aussi en accord avec elle-même.
  • Mais… balbutie Christina, puisqu’elle contrôlait les simulations…
  • Je comprends maintenant, dit Tobias en entrecroisant ses doigts sur la table avec ceux de Tris. Beatrice était Audacieuse, mais Altruiste avant tout. C’est comme ça qu’elle était au fond d’elle-même.
  • Qu’est-ce-que tu veux dire, je comprends rien ! geint Christina dans une sorte de sanglot retenu.
  • Que quelles que soient les circonstances, ça aurait fini comme ça… soupire Tobias. Elle aurait pu se sauver quand elle a compris que les Audacieux étaient sous simulation pour attaquer les Altruistes, mais elle les a suivis, pour sauver ses parents. Elle aurait pu être tuée pour venir me chercher quand les Erudits m’ont capturé et mis moi-aussi sous simulation expérimentale. Une autre fois en retenant Christina dans le vide, elle aurait pu être emportée par l’élan et le poids, elle ne pesait rien… Et encore quand elle s’est rendue aux Erudits pour faire cesser les suicides. Ça n’aurait pas eu de fin, jusqu’à la sienne. Jusqu’à ce qu’elle trouve plus fort qu’elle, et c’était David, pour sauver Caleb. Si ça n’avait pas été son frère, ça aurait été moi, ou n’importe qui d’autre. Toute vie valait la peine qu’elle se sacrifie pour la sauver, à ses yeux.

La gorge nouée, Tris acquiesce mais arbore un petit sourire de soulagement et écrase les doigts de Tobias entre les siens. Le jeune homme n’a pas quitté ses yeux en parlant, comme si Beatrice lui dictait ses paroles. Mark est grave et essuie du pouce une larme qui, en roulant, trace un sillon brillant sur la joue dorée de sa compagne. Tobias a compris. Beatrice a vécu comme elle le devait et est morte pour ce qu’elle était. Rien, personne, n’aurait pu changer ça.

Malgré la solennité de la discussion, Tobias constate que l’atmosphère n’est pas lourde, la conversation devait avoir lieu, sereinement, et c’est fait. Il se demande dans quelle mesure les destins aussi puissants que ceux de Beatrice pouvaient continuer à guider les actions de leurs légataires, même après leur disparition. Pourtant plutôt cartésien, le jeune Audacieux se prend à le penser. Tris inspire une voie comme celle-là. Et même s’il craint l’avenir que lui réserve le poids de son hérédité familiale, Tobias ne voudrait pas être ailleurs, ni avec quelqu’un d’autre. Il prend sa part dans ce destin et ne veut être que le compagnon, le protecteur de la personne hors normes qu’est sa petite amie.

  • Beatrice aimait le gâteau au chocolat, je crois, non ? risque Mark doucement.
  • Un Audacieux qui n’aimait pas le gâteau au chocolat était voué à être condamné à l’exclusion ! dit Tobias avec un sourire.
  • Alors on va s’en faire un morceau, à la mémoire de Beatrice, reprend Mark en se levant. Christina en a fait. Tu viens chérie ? Tu m’aides ?

Il offre sa main à sa copine pour l’inciter galamment à se suivre. Christina, encore un peu vaseuse suite à la discussion qu’ils viennent d’avoir, lève la tête comme une automate vers Mark en acquiesçant. Elle se lève de sa chaise pour le suivre. Mais Mark est resté sage trop longtemps, par respect pour les souvenirs qu’avaient à évoquer ses amis. De sa main qui emprisonne celle de Christina, il l’attire contre lui et l’enlace. Il attend juste une seconde avec un sourire complice pour savoir s’il va se prendre un coup de poing dans le foie, ou un coup de coude dans les côtes, mais Christina est étonnamment calme. Il ne lui laisse pas le temps de réfléchir plus, prend ses joues dans ses mains chaudes et un peu rugueuses de travailleur manuel, et il l’embrasse avec tendresse, les yeux clos.

Tris et Tobias ne savent pas s’ils sont plus surpris de la passivité de Christina ou de l’audace de Mark. Les bras ballants pendant quelques secondes, Christina finit par envelopper le cou de Mark de ses bras courts mais puissants, et se lover contre lui, sa bouche répondant à son baiser. Avec un soupir de victoire, Mark pose ses mains sur sa taille pour l’attirer plus près.

Tobias, le bras sur le dossier de la chaise de Tris, la serre contre lui et tourne son visage vers le sien. Sur les lèvres de Tris, alors qu’elle a les yeux dans le vague, différent du sien qui est légèrement altéré par sa cicatrice, flotte le sourire inimitable de Beatrice.

 

***

 

Pendant que les femmes sont à la cuisine en train de préparer la chicorée, papotant à voix basse, Mark et Tobias discutent dans le canapé de l’emploi du temps du lendemain. Ils ont troqué la vaisselle contre la chicorée. Tris et Christina arrivent chacune avec deux tasses, en en tendant une à l’élu de leur cœur. Christina s’assoit sur le touret reconverti en table basse, Tris prend place par terre, aux pieds de Tobias, une place qu’elle affectionne. Mark dévore Christina des yeux, alors qu’elle le nargue avec malice.

  • Demain matin, nous avons rendez-vous à la sortie de Chicago, le pilote habituel de l’Hovercraft va nous monter à tous les quatre comment le conduire.
  • Tous les quatre ? relève Tris. Peter ne vient pas ?
  • Je ne l’ai pas vu à l’entraînement depuis plusieurs jours, dit Christina à Tobias.
  • Je sais, il m’a prévenu, il y a deux jours. Il a profité d’un convoi d’échange pour faire l’aller retour à Milwaukee. Il dit avoir à y faire, et veut en profiter pour parler du projet au conseil de Gouvernance de sa ville, qui a lieu demain. Le nôtre a lieu dans trois jours. Lui revient dans deux. Il sera présent pour la partie liée à l’expédition, comme vous tous. Nous lui apprendrons à piloter l’aéroglisseur en route. Si tout va bien, nous partons dans une semaine. Tu as eu assez de temps pour préparer tes plantes, Mark ?
  • J’irai tous les deux jours à la ferme, ça devrait aller.
  • Je t’accompagnerai, Mark, dit Tris.
  • Pourquoi veux-tu y aller ? demande doucement Tobias.

La jeune fille inspire, l’explication risque de ne pas lui plaire beaucoup. Mais pas question pour elle de se défiler de la question, elle a juré.

  • Le test ADN était assez coûteux. Je travaille un peu pour compenser et apprendre, j’aime le concept de cette exploitation.
  • C’était ça les légumes ? Viens vers moi, Tris, demande son compagnon.

La jeune fille se lève de son assise au sol, pour s’asseoir près du jeune homme dans le canapé. Christina et Mark, étonnés, attendent la suite. Tobias la dévisage. Voir devant lui cette femme incroyable lui donne une furieuse envie de vivre, elle est la vie, qu’elle sème partout où elle passe, par poignées du contenu de son cœur. Il se demande, à chaque fois qu’il essaie de sonder son regard, où elle puise tant de force, dans un corps si fin. Et dire qu’elle a pensé le perdre en lui cachant une information qui aurait pu le rebuter… Comme s’il avait le choix de rester ou de partir. De respirer ou pas.

  • Tu t’es endettée pour faire ce test ? demande-t-il doucement, le bras autour de ses épaules.
  • Ça valait la peine, argumente Tris. Quelques jours de travail manuel ne me feront pas de mal, et j’apprends beaucoup de choses.
  • Je t’aurais crue sans cette preuve, et j’aurais pu t’aider, dit Tobias, un peu ennuyé.
  • Ah ouiiii, c’est vrai, raconte ! prie Christina que l’aspect pécuniaire de l’affaire n’intéresse pas du tout. On n’en a pas reparlé.

Le jeune homme ne s’appesantit pas sur l’aspect financier du test génétique, ce n’est pas si grave, et Tris ne semble pas contrariée par sa découverte du travail agricole. Il est plus circonspect quant aux conversations que son père pourrait avoir avec la jeune fille, mais il doit lui faire confiance. Il se décide à répondre à Christina, qui attend le récit croustillant des dernières frasques de Tris.

  • A force de recherches, de recoupements, et en le confirmant par un test génétique, Tris a réussi à retrouver mon grand-père, Jonah Johnson, le père d’Evelyn, dit Tobias avec émotion.
  • Ouaiiis, elle m’a dit que c’était son petit vieux préféré à l’orphelinat, c’est dingue ! Comment ça se fait qu’il s’était pas annoncé ?
  • Sérum d’oubli, explique Tris l’air attristé.
  • C’est super cool quand même, Quatre ! s’extasie Christina.
  • Oui c’est un grand bonheur, on est proches, lui et moi, dit Tobias. Un cadeau du ciel. Enfin, un autre.

Il sourit à Tris et pose un baiser sur ses cheveux.

  • C’est grâce à la statue en forme de cascade, que j’ai eu cette idée, explique Tris.
  • Son truc bleu, là ? demande Christina, étonnée.
  • Oui, le grand-père le regardait étrangement, ça lui rappelait quelque chose, il était ingénieur de génie civil, il s’occupait de l’approvisionnement en eau des Fraternels notamment.
  • Vous lui avez parlé de l’expédition ? Et de votre histoire de barrage, j’imagine ? demande Mark.

Tris et Tobias se regardent en silence. Non, aucun n’a envisagé de questionner le vieux monsieur pour profiter de ses connaissances.

  • Franchement, c’est récent, et non, on n’a pas pensé à lui demander son avis, mais c’est une très bonne idée, Mark, reconnaît le leader du groupe.

 

***

 

  • Comme vous l’avez vu, le pilotage de l’Hovercraft ne présente aucune difficulté technique, récapitule le pilote. Le principal écueil, c’est la maîtrise de l’inertie. Entraînez-vous pour comprendre comment la masse influe sur le freinage. Jamais l’aéroglisseur ne s’arrêtera net, même s’il est lourd et ne continuera pas sur des dizaines de mètres, mais il faut prendre en compte cette inertie, qui dépendra de la vitesse et aussi un peu du sens du vent.

Tris regarde attentivement tout ce que montre le pilote. Tobias sait que si elle regarde une fois, ce sera définitivement enregistré dans sa mémoire absolue, elle pourra rappeler la procédure à quiconque l’aura oubliée.

La console de commande est très simple, et étanche, placée à l’arrière, au centre du boudin, sur un pupitre oblique derrière lequel se trouve un petit banc. Quelques boutons tactiles pour contrôler le démarrage du moteur des deux grosses hélices blanches orientables, et séparément, de la soufflerie sous la jupe. Un joystick permet de faire pivoter les hélices et diriger le large véhicule. Repliée sur le bord arrière du boudin entourant l’espace de vie, l’immense capote de protection, fine et solide, se détend rapidement sur des arceaux fins et solides supportant l’ensemble de la structure. Une fois refermée sur le centre de l’Hovercraft, la capote rectangulaire recouvre les boudins et n’offre qu’un espace d’une hauteur réduite à un mètre en dessous. Les bords verticaux de la capote, tout autour, sont faits d’un plastique fin, très transparent, permettant le continuer à avancer en ayant une vue à presque trois cent soixante degrés tout autour.

Tobias redoute cet espace large, mais bas et ramassé, qui lui rappelle l’exigüité du placard où son père l’enfermait dans son enfance. Il n’a jamais pu se débarrasser de sa claustrophobie et espère que la pluie les laissera en paix.

  • Vous ne pouvez pas survoler des surfaces trop accidentées. Evitez les irrégularités de sol prononcées, de plus de cinquante centimètres de hauteur. Vous risqueriez d’endommager les jupes et la soufflerie sous le véhicule. Il est équipé d’une coque, sous le plateau, à la fois souple et résistante, permettant de s’arrêter sur le sol et de flotter sur l’eau. Evitez également les pentes de plus de dix pourcents, l’Hovercraft ne les montera pas, et, dans l’autre sens, les descendrait si vite que vous ne pourriez plus contrôler la direction. Ce n’est pas un tout-terrain.

Stationné sur l’embouchure de la rivière, proche de l’endroit où Tobias et Tris sont ressortis de la bouche souterraine après y avoir été entraînés par le courant furieux, le véhicule attire les gamins curieux des environs. Mais l’allure sérieuse et intimidante des co-équipiers vêtus en Audacieux les dissuade de seulement demander à y grimper. En guise de père Fouettard, c’est en menaçant leurs enfants de faire venir un Audacieux pour les réprimander que les parents obtiennent un peu d’obéissance. Les légendes d’actes tant héroïques que violents de la part d’Audacieux presque surhumains, enflaient proportionnellement à la diminution de la criminalité dans les quartiers pacifiés depuis la fin de la guerre civile.

En arrivant, chaque membre de l’expédition est chargé d’un important matériel. Ils se répartissent les casiers, sous leurs pieds dans l’espace de vie, et y mettent sous clé duvets, affaires de rechange et de toilette, mais aussi trousse de secours, armes, informatique et les fameuses plantes en tous genres de Mark. L’eau, la nourriture, seront embarqués au dernier moment.

Il est prévu que l’Hovercraft, garé dans son entrepôt habituel, soit gardé jusqu’au départ de l’expédition, par de jeunes recrues aux dents longues de George Wu. Ils se sont portés volontaires, excités par l’idée fantasmagorique qu’ils se font des sauveurs de l’humanité qu’ils veulent devenir, à l’instar de Beatrice, sa sœur Tris Prior et du viril Tobias Eaton. Peter, lui, chargera son matériel la veille du départ. Il doit revenir de Milwaukee dans la soirée, et faire part des messages de ses collègues de la gouvernance lors du conseil de Chicago le lendemain.

 

***

 

Le conseil est réuni au grand complet pour le bilan de l’exploration du mur. Grâce aux données géolocalisées transmises par Tobias, les ingénieurs ont pu se rendre sur place et étudier les fissures, les abris dissimulés et surtout, les énormes accumulateurs. Des équipes composées pour moitié d’anciens Erudits et de scientifiques du Bureau du Bien-Etre Génétique s’y sont retrouvés pour mettre en commun leurs connaissances. Ces accumulateurs représentent un formidable espoir énergétique pour l’avenir, la technologie de stockage de l’électricité issue des éclairs n’ayant jamais été étudiée auparavant par les Erudits. Les scientifiques du Bureau, eux, ont eu connaissance de leur existence, mais avant d’être soumis au sérum d’oubli. Il leur a fallu se remettre en mémoire le projet et son usage. Mais les perspectives sont d’une importance et d’une utilité colossales pour la ville, les lieux habités alentours et même au-delà.

  • La clôture autour de Milwaukee n’a pas été conçue pareil, expose Peter. On y a trouvé aussi des abris, trois aussi, mais pas de tunnel et pas d’accumulateurs.
  • Contrairement aux idées reçues, l’énergie des éclairs n’est pas si colossale que ça, explique l’ingénieur. De quoi alimenter la clôture et le Bureau, pendant quelques mois, pas plus. Chicago n’est pas une région très orageuse. Si la clôture de Chicago est plus ancienne, les scientifiques ont dû s’apercevoir que la récupération autarcique de l’énergie de la foudre n’était pas aussi rentable qu’ils l’avaient espéré, et ils n’ont pas réitéré l’investissement dans les autres cités… fermées. Mais nous avons matière à réfléchir, travailler, et chercher pour des années rien qu’avec la technologie de ces accumulateurs, que nous pouvons peut-être perfectionner.
  • Il faut desservir la Marge, dit Tris soudainement.

Les regards convergent vers la jeune fille.

  • Nous avons été accueillis dans un village qui vit dans des conditions précaires. Certains viennent en ville par obligation. Il faut leur laisser le choix de rester dans leur village s’ils le souhaitent, qu’ils ne soient pas contraints de le quitter faute de moyens de subsistance décents !
  • Tout cela coûte cher, mademoiselle Prior, objecte la conseillère Erudite.
  • Construire ou rénover des logements en ville pour les accueillir à leur corps défendant aussi ! Ces gens ont bien plus à nous apporter que vous ne l’imaginez, ce sont des survivants ! Ils connaissent, et respectent la nature, alors que nous, l’avons détruite ! Ceux qui veulent vivre dans leur village doivent pouvoir y rester, dans des conditions dignes !

Comme à chaque fois que cette femme ouvre la bouche, Tris sent la colère lui vriller l’estomac. Pour canaliser son énergie, elle serre dans ses mains le gobelet d’infusion que Johanna a fait servir. A côté d’elle, Tobias pose sa main sur sa cuisse pour l’inciter à la modération.

  • Mademoiselle Prior, quelle formation avez-vous pour nous donner tant de conseils ?! Vous n’êtes ni ingénieur, ni comptable je pense ? répond l’Erudite d’un ton acide.

Sous l’accusation, Tris rougit. C’est vrai, elle n’a aucun diplôme. Juste, dans sa tête, le vécu de deux cents ans d’une lignée de serviteurs de la paix, chose que ne peut imaginer cette femme à l’esprit étriqué.

  • Elle a mieux que ça, s’échauffe Christina, elle a une chose qui vous manque, l’intelligence !
  • Christina ! intervient Tobias. Nous ne sommes qu’invités ici ! Les décisions se prennent en votant, pas en déclarant une nouvelle guerre !
  • J’ai peut-être une solution à votre double problème, mes amis.

Toutes les têtes se tournent vers un conseiller discret, que Tris n’a jamais entendu s’exprimer autour de cette table en sa présence. Il est très grand, mince, les cheveux courts châtains et il porte une paire de lunettes rondes. A la quarantaine, il a un charme discret et parle d’une voix apaisante.

  • Je vois que la relève arrive pour insuffler de nouvelles idées dans cette société, il faut l’écouter. Personnellement, j’aspire à me recentrer sur l’enseignement et sur mes recherches. Johanna, corrige-moi si je me trompe, le règlement de ce conseil prévoit que si un membre démissionne avant la fin de son mandat, il désigne son successeur pour la période restant à courir, et en propose la candidature à titre de remplaçant au vote du conseil, c’est exact ?

Stupéfaite, Johanna acquiesce.

  • Aucun membre de ce conseil n’est issu de la Marge, si je ne me trompe pas. Vous avez accompagné et suivi nos amis dans leurs recherches et leur expédition, n’est-ce-pas ? Comment vous appelez-vous ?

L’enseignant s’adresse maintenant spécifiquement à Mark, silencieux depuis le début de la réunion. En voyant que tous les yeux se tournent vers lui, il ouvre des yeux ronds.

  • Moi ? souffle-t-il, sidéré qu’on s’adresse à lui dans une telle assemblée.
  • Mais oui, vous ! sourit l’enseignant.
  • Je… Mark Couplan. Mais…
  • Vous permettez ? J’ai lu tous les comptes-rendus établis par Monsieur Eaton sur vos activités pendant les recherches pour rendre l’eau au lit de notre rivière et à notre lac. Il semble aussi que votre connaissance de la nature ait permis à l’expédition menée par Monsieur Eaton de découvrir les abris, et donc, les accumulateurs qui intéressent tant nos ingénieurs. Je sais aussi les apports dont vous avez fait bénéficier la ferme Fraternelle de Jeremy Sommers, dont l’action s’inscrit dans une politique en faveur de l’environnement et la génétique végétale. Est-ce exact, Monsieur Eaton ?
  • Parfaitement, se contente d’approuver le jeune homme devant l’assistance muette.

Personne n’avait encore jamais fait appel à ce point du règlement. L’éclat insidieux et argumenté de l’enseignant claque bien plus fort dans les esprits que l’intervention rageuse de Christina.

  • Aussi, s’il en accepte la responsabilité, mes amis, je vous propose de voter pour la candidature de Monsieur Mark Couplan à ce conseil, à ma place.
  • Eh bien, c’est parfaitement réglementaire, commente Johanna. Mark ?
  • Mais c’est de la folie, je n’ai jamais exercé une fonction comme celle-là ! Je ne suis qu’un ouvrier et…

Il ne peut pas finir sa phrase, le coup de coude de Christina dans ses côtes lui coupe la respiration, sous l’œil amusé de Tris et Tobias. Le reste de l’assistance est trop surpris pour s’exprimer.

  • Justement, Monsieur Couplan, un homme de terrain, voilà ce qui manque à ce conseil. Je vous propose de réfléchir quelques minutes pendant que j’expose mon idée pour résoudre le problème de notre amie Erudite sur les compétences de Mademoiselle Prior.

Tris se tend. Quoiqu’elle pense de son attitude, la remarque de la conseillère n’est pas dénuée de fondement.

  • Vos recherches, Mademoiselle Prior, tant pour rétablir le cours de notre rivière, qu’expliquer l’origine et le fonctionnement du système des factions, de ses dérives, sont fort intéressantes. De même que vos recherches généalogiques.
  • Vous… avez lu mes comptes-rendus ? s’étonne Tris.
  • Avec grand intérêt, et croyez-moi, votre raisonnement vaut bien celui de certains de nos étudiants les plus assidus. Je suis professeur de sociologie dans notre université. Aussi, je vous propose de m’établir un mémoire sur le lien entre vos recherches socio-géographiques, généalogiques et politiques. Argumentez, et proposez des solutions telles que vous les imaginez. Je vous propose de valider votre diplôme de sociologie sur ce sujet, après une soutenance.

Tris n’en croit pas ses oreilles. Malgré les sommes énormes de connaissances qu’elle a acquises durant sa courte vie, elle a pourtant toujours regretté de ne pas avoir pu rester au lycée et y valider un diplôme. C’est inespéré. Mais…

  • Je n’ai… pas étudié assez longtemps pour en être capable… Je
  • Accepte, Tris ! l’incite Christina. Qu’est-ce-que tu risques ?
  • Tu le mérites… lui glisse Tobias à l’oreille.
  • T’as quoi, toi comme diplôme ? lui demande-t-elle à voix basse, tu me l’as jamais dit !
  • Informatique… Tris, le prof attend ta réponse, souffle-t-il en lui souriant.

Tris hoche la tête, sans trouver d’autre argument à opposer. Si ça peut clouer le bec à l’Erudite grincheuse, après tout…

  • Parfait ! Nous nous verrons en privé pour les détails. Et vous Monsieur Couplan ? Je garderai le poste jusqu’à la soutenance de Mademoiselle Prior, afin de diriger ses travaux en tant que conseiller, puis je vous laisserai la place, cela vous laissera le temps de vous former et de réfléchir aux sujets qui vous tiennent à cœur !
  • Lui aussi il accepte ! répond pour lui Christina.
  • Chris ! se fâche Mark sans croire lui-même à son indignation.
  • Nous devons voter, intervient doucement Johanna, et pour cela, il faut avoir ton consentement, Mark.
  • Après tout… je ne pourrai plus me plaindre que les gens de la Marge ne sont pas écoutés… J’accepte.

Le remplacement du conseiller enseignant par Mark est approuvé par le conseil, moins une voix…

Tobias présente rapidement les derniers détails de leur expédition sur le lac, le budget a été tenu. Peter répercute que le conseil de Milwaukee est favorable au projet également et accueillera et ravitaillera l’équipe à son arrivée, à l’aller comme au retour. L’Hovercraft bénéficiera également d’une surveillance policière. Le départ est donc entériné pour le surlendemain, à huit heures.

Les sujets suivants, inscrits à l’ordre du jour du conseil, ne concernant pas l’équipe, tous se lèvent et saluent l’assistance avant de quitter la pièce. En direction de la sortie, Tobias prend Tris par les épaules et lui glisse à l’oreille :

  • On ne s’ennuie pas avec toi… Tu m’étonneras toujours…

Une fois dehors, Mark, très heureux, soulève Christina pour la faire virevolter autour de lui avant d’écraser sa bouche de la sienne.

  • Prends pas la grosse tête, hein ! lui dit Christina pour le piquer.
  • Tout ce qui m’intéresse, c’est de pouvoir rester à Chicago avec toi et de ne pas être à ta charge après les travaux sur les ponts, lui dit Mark contre sa bouche. Venez, on va fêter ça, je vous offre un verre !
  • J’ai l’impression qu’il y a un séisme à Chicago toutes les semaines, avec vous ! attaque doucereusement Peter. T’as réussi à faire fondre le glaçon avec qui tu vis, Mark à ce que je vois !
  • Eh bien, tu trouveras peut-être ton bonheur pendant l’expédition, toi aussi, pleure pas ! grince Christina. On va bien te trouver une araignée venimeuse !
  • Ne te donne pas tout ce mal, Chris, j’ai tout ce qu’il me faut… répond Peter d’un air énigmatique.
  • Ah ouais ? T’as pris un chien ? ricane la jeune fille.
  • Non ma chère, je suis marié.

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