Divergente 4 - Résurgence
- Ceci est le procès de Marcus Eaton ! clame Jack pour réclamer le silence.
La salle de jugement est comble. Le public est rassemblé au Marché des Médisants, dans la salle d’interrogatoire aux murs sombres, sur l’un desquels trône une sculpture en relief de l’énorme symbole blanc et noir des Sincères : la balance de la Justice. Les fenêtres, dont certaines sont brisées et n’ont plus de vitres, éclairent faiblement certaines zones du pourtour, pendant que, au plafond, des néons, placés en petits groupes formant des pentagones, projettent une lumière blafarde sur l’assistance. Au centre de la pièce, tranchant sur le carrelage blanc, un siège et un autel attendent, vides, qu’un témoin ou un accusé les rejoigne. Autour de la partie centrale, plusieurs demi-parois sombres et ajourées séparent virtuellement le coin « accusé » du public, comme pour retenir les fauves de sauter sur les coupables.
Nombreuses sont les personnes, dans l’assistance, qui connaissaient de près ou de loin Marcus. Il a été pendant de nombreuses années le leader du gouvernement de la ville. C’est donc un procès hors normes, pour une personnalité hors normes. Depuis la mort de sa mère, Tobias a été très occupé. Entre les obsèques, l’envoi d’un suppléant à la ferme des Fraternels et l’organisation du procès, il n’a pas eu une minute. La discussion prévue entre lui et Tris n’a pas pu avoir lieu. Leur appartement a fourmillé de visites de courtoisie et de compassion. Et même d’une certaine curiosité malsaine, ce qui a agacé le jeune homme.
Dans le tribunal, un garde guide Marcus jusqu’à une chaise, placée en face du large et haut bureau derrière lequel Jack est debout dans un costume entièrement blanc, un juge assis de chaque côté de lui.
Tris regarde autour d’elle, elle n’était jusque là jamais entrée dans cette pièce. Elle y ressent une intense tension, celle des peurs, des secrets dévoilés, le poids des culpabilités, la moiteur des précédents accusés. Et peut-être la présence diffuse de sa sœur, qui y a ouvert son cœur à ses amis, à son peuple lors d’un autre procès hors normes, pendant la guerre civile. Elle pense que les Sincères, restés fidèles à leurs costumes, ressemblent à des pies. Leur habit bicolore et leur raideur la ferait presque sourire. Le garde approche une seringue de son cou et injecte à l’accusé le sérum de vérité. En quelques secondes, Marcus respire plus fort et son front luit de sueur.
- Confirmez votre identité, exige Jack Kang.
- Je suis Marcus Eaton.
- Marcus Eaton, vous êtes accusé de meurtre sur la personne d’Evelyn Johnson, votre ex-femme, de conspiration contre la cité de Chicago, et de violences sur votre fils Tobias Easton alors qu’il était mineur.
La salle bourdonne à l’énoncé des accusations portées contre l’ancien leader des Altruistes. Jack Kang attend que le silence revienne pour continuer.
- Pourquoi vous êtes vous présenté à Chicago avec une autre identité ?
- Je… ne voulais pas alerter mon fils, et je ne voulais pas éveiller la méfiance d’Evelyn.
- Sous quel nom vivez-vous maintenant à Chicago ?
- Jeremy Sommers.
Un brouhaha se fait entendre dans la salle. Certains citoyens commercent avec la ferme Fraternelle, mais n’avaient encore jamais vu son porte-parole.
- Expliquez à ce tribunal pourquoi vous êtes revenu à Chicago, poursuit Jack.
Marcus lutte quelques secondes contre le sérum, mais les crampes dans son cou, son dos, sont trop fortes.
- Je n’ai jamais cessé de lire les journaux de Chicago, pour avoir des nouvelles de mon fils. Je sais qu’il assiste Johanna. J’ai appris l’arrivée de Tris Prior et puis la création du centre de formation, dont la responsable était Evelyn Johnson, la mère de mon fils. Je savais que ça dégénèrerait tôt ou tard.
- Pourquoi ?
Dans le public, Tobias, très tendu, fixe son père les sourcils froncés.
- Evelyn détestait Beatrice Prior, je savais que ce serait pareil avec Tris, surtout vu les… circonstances de son arrivée, poursuit Marcus.
- Pourquoi ? insiste Jack Kang.
- Evelyn considérait que Beatrice influençait mon fils contre elle. Elle détestait les Divergents, ils étaient tout son contraire. Beatrice a contrarié ses projets d’utiliser notre fils pour renverser les factions, elle ne pouvait pas s’adapter au système.
- Expliquez-nous la raison.
- Quand Evelyn a fait son test, à l’âge de seize ans, il a révélé qu’elle n’était compatible… avec aucune faction, contrairement aux Divergents, articule péniblement Marcus.
Des murmures stupéfaits parcourent l’assemblée, personne n’avait jusqu’à présent entendu parler de personnes incompatibles avec toutes les factions.
- Le résultat du test a été maquillé en Altruiste, la seule faction qui la protègerait de l’exclusion vers les Sans-faction.
Protestations et approbation partagent la salle, selon que les spectateurs étaient plutôt Altruistes ou Erudits autrefois. Beaucoup, dans l’assistance, découvrent également que les résultats pouvaient avoir été dévoyés.
- Silence ! réclame Jack Kang. Connaissiez-vous cette incompatibilité quand vous l’avez épousée ?
- Oui, Natalie Prior me l’avait dit, c’est elle qui lui avait fait passer ton test. Elle a conseillé ce mariage.
- Pourquoi ? persiste Jack Kang.
Marcus tente de résister à la force qui l’oblige à parler, à dire ce qu’il tait depuis près d’un quart de siècle. Il grimace de douleur, haletant, et cède.
- Je n’étais compatible moi non plus avec aucune faction lors de mon test, lâche-t-il enfin.
Un vent de protestations scandalisées soulève le public. Comment une personne sans aucune des qualités caractéristiques des factions avait-il pu diriger la cité pendant tant d’années ? Tobias, décomposé, reste figé comme une statue. Pour lui, cela explique sans doute sa déficience. Il sent dans sa main la douceur de velours de celle de Tris qui s’y glisse. Il cligne des yeux pour sortir de sa torpeur et lui jette un regard désespéré, malgré lui. Il est l’héritier de deux Sans-faction de naissance. Comment peut-elle être encore là, à le supporter, elle qui est génétiquement pure ?
Le marteau de Jack Kang s’abat plusieurs fois sur son socle pour réclamer le silence dans la salle.
- Pourtant, j’ai parfaitement le souvenir que vous vous êtes déclaré Divergent, il y a plus de trois ans maintenant, après l’attaque des rebelles Audacieux au siège des Sincères. Pourquoi avoir menti ?
- Mon fils l’était, Divergent, il venait de l’avouer à tous. Et je ne voulais pas qu’il soit considéré comme un danger ou une bête de foire. Me déclarer Divergent me permettait d’espérer convaincre les réticents qu’on pouvait être comme ça, mais avoir l’air « normal », assumer des responsabilités, comme j’en avais au gouvernement. Je… voulais réhabiliter les Divergents…
- Marcus Eaton, vous êtes accusé d’avoir frappé et séquestré votre fils Tobias Eaton tout au long de son enfance. Est-ce la vérité ?
Tobias se contracte. Des dizaines de paires d’yeux se sont tournées vers lui. Il tente de les ignorer, en gardant les siens obstinément fixés sur la silhouette voutée de son père. Ces souvenirs qu’il essaie désespérément de chasser lui sont projetés en pleine figure par une foule surexcitée par les révélations qu’elle entend. Mais il a voulu cette confrontation, pour obtenir enfin des réponses. Il l’a.
- Oui, souffle Marcus.
La salle semble se soulever dans une vague de protestations outrées. « Au moins », pense Tris, « la défense des enfants les unit… ».
- Pourquoi avez-vous fait preuve de tant de cruauté envers un enfant innocent ? s’indigne Jack.
- J’avais peur que Tobias soit… comme nous. J’ai voulu que, par tous les moyens, il se forge un tempérament faisant émerger une qualité correspondant à une faction, qu’il soit… meilleur que nous. Compenser ma… rigueur par de la gentillesse et le pardon des Fraternels, le mensonge de mes faux-semblants par la vérité des Sincères… Je l’enfermais pour qu’il n’aime qu’aller à l’école pour devenir Erudit. Qu’il ait, comme les Altruistes, envie de donner alors qu’il n’avait rien reçu. Et peut-être, pour qu’il se révolte assez pour devenir Audacieux. J’aurais tout fait pour qu’il ne soit pas Sans-faction à son test.
Tris se cramponne à sa main comme pour empêcher Tobias de s’enfuir. Le jeune homme, blême, regarde sa peur la plus ancrée s’étaler dans la pièce comme une tache de sang le ferait au sol. Les affres de la honte de sa famille l’éclaboussent d’une onde acide.
- Votre fils Tobias a fini premier de sa promotion quand il a intégré les Audacieux, il a sauvé des milliers de vies, sans jamais en sacrifier une seule inutilement. C’est un assistant au gouvernement actuel, brillant et dévoué. Il est capable d’aimer son prochain. Croyez-vous que ce soit le fait de votre éducation violente ? gronde Jack.
- Je… je ne sais pas…
- Connaissez-vous le résultat de son test ?
- Oui…
- Quel était-il ?
- Divergent... Il était compatible avec deux factions. Mais Tori Wu a indiqué un autre résultat pour le protéger.
La salle murmure à nouveau à cette annonce.
- Pourquoi pensez-vous qu’il a fait défection ?
- Pour… me fuir.
- Parlons de votre femme Evelyn. La frappiez-vous ?
- C’est… arrivé, quand elle me menaçait ou menaçait notre fils.
- De quoi menaçait-elle votre fils ?
- De le… tuer…
Des « Oh ! » révoltés se font entendre dans la salle.
- Pourquoi voulait-elle le tuer ?
- Elle le pensait… anormal, bégaie Marcus, parce qu’il ne se révoltait pas contre moi. Elle en voulait au système des factions de l’avoir rejetée…
- De quoi vous menaçait-elle, vous ?
- De révéler mon test et me faire expulser des Altruistes et de la présidence du conseil vers les Sans-faction…
Manifestement, de nombreuses personnes dans l’assistance expriment leur approbation à cette perspective.
- Pourquoi ne l’a-t-elle pas fait ?
- Natalie Prior l’en a dissuadée, elle lui a proposé de la faire passer pour morte pour qu’elle puisse partir, m’échapper… Me dénoncer aurait… déstabilisé tout le système des factions et remis en cause les tests d’aptitude... Ça aurait été la fin de l’expérimentation du Bureau à Chicago, répond Marcus dans un râle de fatigue.
- Quand avez-vous appris qu’elle n’était pas morte à ce moment-là ?
- Quand la guerre civile s’est déclenchée… J’ai tenté alors de parler à mon fils, mais il ne voulait plus m’adresser la parole.
- Votre fils s’est-il vengé de vous ?
- Non… il m’a sauvé la vie pendant la guerre civile….
Des dizaines de murmures se lèvent à nouveau dans l’assistance. De martyr, l’image de Tobias glisse vers l’héroïsme dans l’esprit du public. Tris serre la main de son ami pour l’encourager. La poitrine du jeune homme se lève et s’abaisse rapidement, ce procès est une épreuve. Le fils de Marcus, tendu comme un arc, sent se poser affectivement une main sur son épaule. Il jette un regard derrière lui et aperçoit Matthew, qui s’est rapproché de lui.
- Etes-vous partisan du rétablissement des factions ? reprend Jack à l’attention de Marcus.
- Oui…
- Depuis quand êtes-vous revenu à Chicago ?
- Deux ans et demi après la guerre civile, ça fait plus d’un an maintenant.
- Qu’avez-vous fait ? insiste le juriste.
- Je me suis installé dans le bâtiment abandonné à l’ouest de Chicago que le conseil m’a attribué et j’ai essayé de fonder une nouvelle ferme avec d’anciens membres de factions partisans de leur rétablissement, pour pouvoir rester autonome et surveiller Evelyn de loin… J’avais appris que mon fils lui avait permis de revenir…
- Et après ?
- J’ai piraté l’ordinateur du centre de formation d’Evelyn, pour surveiller ses projets et j’ai vu qu’elle complotait contre Tris Prior, dans un message crypté à son complice. Mais c’est moi qui lui avais appris ce cryptage, je l’ai ouvert…
La salle s’énerve à nouveau et cette fois c’est sur Tris que convergent tous les yeux.
- Est-elle responsable de l’agression au couteau qu’a subie Tris Prior ?
- Oui…
- Pourquoi ne pas l’avoir signalé à la police pour que les forces de l’ordre l’empêche ?
Très affecté, tant par l’épreuve que par le sérum, Marcus est penché en avant, tout le haut de son corps repose sur ses coudes appuyés sur les genoux. Son regard est au sol, mais il jette parfois un œil à son fils dans l’assistance, sur sa droite.
- Je ne l’ai su qu’après, quand elle a dit à un complice que ça avait échoué et qu’elle s’était débarrassée du couteau... Si j’en avais parlé, j’aurais révélé ma couverture et je ne pouvais plus la surveiller… Il me fallait des preuves.
Tris soupire profondément, enfin, la vérité est connue, même si elle ne faisait plus de doute dans leur esprit. Tobias la regarde avec un sourire triste, il est heureux que cette agression soit officiellement élucidée, la mort d’Evelyn éteignant leur crainte permanente d’une récidive.
- Comment avez-vous su qu’elle allait à nouveau tenter de tuer Tris Prior ?
- J’ai intercepté le message qu’elle lui a envoyé en prétendant que c’était mon fils qui l’avait envoyé.
- Qu’avez-vous fait ensuite ?
- Je suis allé au siège des Audacieux, le lieu du faux rendez-vous, pour intervenir, et j’ai prévenu la police... Quand je suis arrivé, Evelyn menaçait Tris Prior. Tobias s’est interposé pour la protéger. Mais… je ne voulais pas qu’il tue sa mère, qu’il ait ça sur la conscience, ou qu’elle le tue parce qu’il avait hésité. J’ai tiré, j’ai visé la tête…
- Monsieur Eaton, aviez-vous le projet de tuer votre ex-femme en dehors de toute situation de légitime défense ?
Marcus respire fort et souvent, la fatigue se lit sur son visage, et la sueur fait luire son front plissé. Il paraît dix ans de plus. Sa chemise turquoise est ombrée de transpiration sur son dos et le long de sa colonne vertébrale.
- Non, c’était la mère de mon fils, répond Marcus.
La salle bruisse d’une série de bruits, de murmures et d’exclamations. Jack Kang doit jouer de son marteau pour rétablir le calme. Tobias ferme les yeux. L’un de ses parents est mort, et l’autre est un meurtrier. Et lui, dans tout ça, que va-t-il devenir ? Peut-on enfanter autre chose qu’un monstre quand on en est un ?
- Qui est le complice d’Evelyn Johnson, celui qui a participé à l’agression de Tris Prior ?
- Je… ne sais pas, articule Marcus dans un râle d’épuisement. Quand ils ont raté leur coup, il a dit à Evelyn qu’il quittait Chicago…
- Marcus Eaton, vous pouvez disposer. D’autres témoignages vont être entendus, vous devez rester à la disposition de ce tribunal, déclare Jack Kang.
Tris et Tobias regardent leur ami juriste avec étonnement. Ils ne savaient pas que Jack avait prévu d’autres témoignages. Un greffier vient chercher Marcus, qui marche péniblement et semble très fatigué, et le raccompagne vers un fauteuil sur le côté. Un médecin s’approche immédiatement de lui, lui tend une bouteille d’eau et s’occupe de vérifier ses paramètres vitaux. Tout de suite après, un garde s’approche de Tobias. Les yeux ronds d’étonnement, le jeune homme se demande pourquoi Jack veut le faire témoigner, puisque son père l’a fait. Mais c’est Matthew, placé juste derrière lui, qui sort du public et suit le garde. Une injection de sérum de vérité lui est faite dès qu’il s’assoit au centre de la pièce.
- Confirmez votre identité, demande Jack Kang au nouveau venu.
- Matthew Sanders.
- Quelle est votre qualification et où travaillez-vous ?
- Je suis généticien et psychiatre. J’ai travaillé autrefois pour le Bureau du Bien-Être génétique. Je suis maintenant généticien au centre d’Etude de la Divergence et praticien hospitalier à Chicago, j’étudie notamment la mémoire.
- Pouvez-vous nous dire pourquoi Marcus et Evelyn Eaton n’étaient compatibles avec aucune faction ?
- Ils étaient ce que le Bureau appelait des Déficients Complets. Leurs gènes étaient aussi détériorés que ceux des personnes qui avaient subi des modifications génétiques avant la Grande Paix.
- Comment cela s’explique-t-il ?
- Les gènes peuvent se transmettre aux générations sans occasionner parfois de déclenchement pathologiques. De plus, les factions ne représentaient pas la totalité des potentiels humains.
La salle s’échauffe à cette annonce.
- Que voulez-vous dire ?
- Que les Humains sont imparfaits, quoiqu’on fasse, parfois au point de n’avoir aucune des qualités que représentaient les factions. Et que par ailleurs, les factions ne représentent pas toutes les qualités humaines.
- Vous insinuez que nous sommes tous potentiellement porteurs de ces gènes de déficience complète ? insiste Jack.
- Oui…
Le public du procès s’agite tellement à cette annonce que Jack doit frapper plusieurs fois de son marteau pour pouvoir poursuivre. La tension dans la salle a encore grimpé d’un cran, comme s’il s’agissait d’une flamme qui se rapproche d’un explosif puissant. Tris sent un énorme poids se lever de ses épaules. Elle espère que Tobias va enfin cesser de se considérer comme un animal de foire indésirable.
- Pensez-vous que le système des factions ne pouvait pas permettre aux citoyens, génétiquement, de se bonifier au fil des générations ?
- Je pense qu’il peut pour certains, et pas pour d’autres. Il était illusoire de vouloir l’imposer à tous. Tout autant que de l’abolir pour tous.
Autour de Tris et Tobias, la salle se déchaîne dans un tonnerre de contestations autant que d’approbation. Jack Kang hausse la voix et menace de faire évacuer le tribunal.
- Comment en êtes-vous arrivé à ces conclusions ?
- Tris Prior et Tobias Eaton ont accepté de m’aider dans mes recherches, en participant à mon étude. J’ai étudié l’évolution de leurs gènes sur de courtes périodes, mais aussi en comparant avec ceux de leurs ascendants dont nous avions des traces scientifiques. J’ai découvert que la mémoire transgénérationnelle, et la façon dont nous sommes éduqués, dont nous vivons, les épreuves que nous traversons, sont capables de réparer, ou détruire plus encore, nos gènes, de notre vivant.
- Soyez plus clair, demande Jack.
- Génétiquement, Tris Prior est strictement identique à Beatrice Prior. Mais Tris est compatible avec les cinq factions depuis son arrivée. Beatrice l’est devenue en quelques mois, du fait de ce qu’elle a vécu. Les gènes de Beatrice étaient dits « purs » c’est-à-dire entièrement réparés des manipulations génétiques qui avaient eu lieu autrefois et avaient déclenché la Guerre. Pourtant, elle n’était compatible qu’avec trois factions lors de son test. Il n’y a donc pas nécessairement de lien entre la Divergence et les gènes. Notre vécu et notre mémoire collective influent sur la réparation de nos gènes. Marcus et Evelyn les ont détruits plus encore, en cultivant la violence et la conspiration. Tobias, en recherchant le courage, l’honnêteté, la sincérité, l’amour, a réparé déjà une partie de sa déficience, qui n’était que partielle.
Tobias écoute et regarde Matthew avec une sidération totale. Sa déficience, qu’il croyait être un héritage maléfique, il pouvait lutter contre, lui, tout seul. Le généticien ne lutte pas contre le sérum, rien de ce qu’il sait ne l’inquiète, mais le produit agit sur le rythme cardiaque, la respiration et la volonté. La fatigue l’envahit petit à petit.
- Que peuvent apporter vos travaux au procès de Marcus Eaton ? poursuit Jack.
- Les faits racontés… par Marcus Eaton sont de nature à laisser penser qu’il est sorti, seul, de sa déficience complète, en protégeant son fils et Tris, et en faisant preuve d’abnégation.
- Vous pensez que, s’il refaisait un test maintenant, le résultat ne serait plus le même ? demande Jack stupéfait.
- C’est ce que je pense. Le test était valable au moment où il était fait, aux seize ans des citoyens. Il peut évoluer en fonction de leur vécu, par la suite.
- Donc, vous pensez qu’en tuant Evelyn Eaton, Marcus Eaton a fait preuve d’altruisme, au sens des factions ?
- Oui… souffle Matthew, luisant de transpiration, et le souffle court.
La salle gronde à nouveau la protestation, ou l’assentiment, selon les voix qui se lèvent.
- Matthew Sanders, merci pour votre témoignage.
Matthew se lève pour regagner le public. D’un pas hésitant, il retourne à sa place. Au mépris des conventions, Tris sort du public et va à sa rencontre. Elle le serre dans ses bras et lui souffle un « merci Matthew, merci pour Tobias ». Le généticien, embarrassé, ne sait pas quoi faire de ses bras, et finit par lui tapoter le dos, faisant onduler ses longs cheveux, puis Tris le raccompagne près de Tobias. Ce dernier a regardé la scène et se demande ce que Tris mijote, renfrogné et en proie à une piquante jalousie. Tris lui sourit et agrippe son bras comme si rien ne s’était passé.
- Faites reparaître Marcus Eaton, commande Jack.
Marcus revient, seul, s’asseoir sur la chaise des accusés, toujours sous l’emprise du sérum.
- Marcus Eaton, il est du devoir de ce tribunal de s’assurer que vous n’êtes pas un danger pour la société. Briguez-vous encore le pouvoir à Chicago, ou ailleurs ?
- Non, souffle Marcus.
- Avez-vous encore de l’animosité en vous, contre une autre personne, qui serait de nature à la mettre en danger ?
- Non, répond-il encore. Tant que personne ne s’en prend à mon fils, ni ne veut le mettre en danger.
- Marcus Eaton, le tribunal se retire pour délibérer. Reprise de la séance dans trente minutes ! annonce Jack Kang d’une voix de stentor.
La salle n’attendait que cette annonce pour se soulever en vagues de bavardages intenses, mouvantes comme une tempête annoncée. Tobias se tourne vers Tris, le regard sombre et accusateur, puis il prend fermement son poignet dans sa main et l’entraîne.
- Viens, lui dit-il sans lui laisser le choix.
Tris lui emboîte le pas vivement. Ils fendent la foule qui les regardent avec curiosité et parfois compassion. Tobias ne leur jette pas un regard, sort de la salle. Il marche résolument, sans un mot, vers un couloir à l’écart, desservant les bureaux des juristes. Mais à ce moment-là, tous sont dans la salle pour assister au procès inhabituel qui s’y tient. Le lieu est désert et plongé dans la pénombre. Tris doit faire des pas larges et précipités pour parvenir à suivre son instructeur qui la tire toujours fermement par le poignet. Les veilleuses du couloir projettent leurs ombres fantomatiques sur les murs blancs, comme s’ils étaient suivis par leurs doubles maléfiques.
Soudain, au milieu du couloir, après un coude, Tobias s’immobilise, en tenant toujours avec force le bras de Tris, et se retourne face à elle. Ses yeux sont noircis de colère, ses sourcils se rejoignent tant il est crispé.
- A quoi tu joues, Tris ? demande-t-il sèchement.
- Quoi ? articule la jeune fille, sidérée par l’agressivité du jeune homme. Qu’est-ce-qui te prend, Tobias ?
Le fils de Marcus, la joue agitée de son tic nerveux, attend une réponse à une question que Tris semble ne pas comprendre.
- Es-tu amoureuse de Matthew ? lance-t-il finalement, sans douceur.
Tenant toujours la jeune fille fermement par le poignet, il colle le dos de Tris contre le mur, de sa main libre plaquée sur sa clavicule, pour l’empêcher de fuir sa question.
- Non ! Qu’est-ce-que tu imagines ? Je… Je ne sais même pas vraiment ce que ça fait, comment… s’indigne Tris.
- Tu as promis de ne pas mentir ! coupe Tobias, furieux.
- Je ne te mens pas, je ne te mentirai jamais ! se défend fermement la jeune femme les yeux droits dans les siens. Pourquoi m’accuses-tu de ça ?
- Parce que ta sœur me mentait, elle me cachait des choses. ON se cachait des choses, et ça nous tuait intérieurement ! Pourquoi ne mentirais-tu pas, toi aussi, sa jumelle ? l’agresse Tobias.
- Je ne suis pas Beatrice ! crie Tris en tentant de se dégager. Je ne mens pas !
Mais Tobias n’est pas décidé à la laisser partir, il veut sa réponse.
- Matthew, tu lui as sauté au cou ! réplique Tobias. Et l’autre jour, à l’hôpital, tu semblais très proche de lui, je l’ai bien vu ! Tu passes ton temps dans son labo ces derniers temps, sois franche et ne me prends pas pour un idiot !
- Matthew est psychologue, c’est mon médecin, il me soutient, il m’aide à tisser mes racines, à me construire des repères ! Il m’aide à comprendre ma mémoire, à me reconstituer un passé ! C’est tout ! A l’hôpital, j’étais heureuse pour lui, il m’a dit qu’il s’était rapproché de Lily ! Mais peut-être voudrais-tu que je reste faible, effacée, inutile et coupable d’être là ?
Tris s’est mise franchement en colère, elle fixe Tobias, très indignée, en se tortillant pour desserrer la pression de la main du jeune homme sur son épaule. Pendant une seconde, Tobias, les sourcils froncés, regarde Tris en papillonnant d’un œil à l’autre, pour tester sa sincérité, lire dans son esprit les réponses aux questions qui le taraudent. Le geste de la jeune femme l’a rendu fou de jalousie, plus qu’il ne s’en croyait même capable, il sent son cœur cogner dans sa poitrine et ses veines dans son cou battre la chamade.
Tris est furieuse, mais elle sent pourtant son cœur se gonfler à en exploser, il est jaloux. Et tout au fond d’elle-même, elle adore ça. Mais ses accusations lui ont percé le cœur, elle n’entend pourtant pas en rester là :
- Et toi, Tobias, est-ce que tu sais vraiment ce que tu veux ? assène Tris sèchement avec un ton vengeur. En quoi ça t’intéresse, de qui je suis amoureuse ? Commence par balayer devant ta porte, et donne aux autres la confiance que tu attends d’eux !
Tris vrille son poignet violemment pour se libérer de la poigne de Tobias. Elle tourne les talons pour s’éloigner d’un pas nerveux et rejoindre la salle d’audience.
Mais elle n’a pas fait cinq pas, que Tobias la rattrape par le bras, saisit sa tête entre ses mains, se penche sur elle et pose sans ménagement sa bouche contre la sienne. Ses mains enveloppent ses joues, sa nuque et ses doigts se mélangent à ses cheveux. Il se battra pour elle, il le sait aujourd’hui. Il l’embrasse comme si c’était la dernière chose qu’il ferait de sa vie, furieusement, avidement.
Mais Tobias sent la jeune fille lui répondre, alors qu’il pensait être repoussé violemment. Tris sent sa colère tomber d’un coup et se muer en passion fébrile. Elle pose ses mains sur sa taille, et les remonte sur ses épaules, puis sa nuque, en une caresse si douce, et si forte à la fois, que les yeux de Tobias le piquent sous ses paupières closes.
Il enroule un bras derrière la tête de la jeune fille et accentue son baiser, respirant son air, humant la peau de son visage, alors que Tris répond à ses lèvres devenues douces.
Tobias serre sa petite amie par la taille pour la coller contre lui, aspirant tout son corps contre sa poitrine. Sa bouche refuse de libérer la sienne, avide d’elle, enfin rejointe, il voudrait fusionner totalement. La jeune fille n’a plus envie de lâcher ces lèvres dont elle rêve depuis des mois, elle embrasse l’homme qui la serre tout son soûl, jusqu’à ne plus avoir de souffle, de conscience, de présence, de réalité. Elle l’embrasse comme elle l’a vu faire par des couples dans la rue, comme elle l’a lu, et surtout, comme le jeune homme la guide de le faire. Il lui semble que le couloir tout entier sert de caisse de résonance à son cœur tambourinant.
Après un long temps à s’embrasser, furieusement, doucement, langoureusement, un temps qu’aucun des deux n’a pu mesurer, Tobias fourre son visage dans son cou drapé de cheveux discrètement parfumés à la pomme, en la serrant si fort que Tris pense qu’il va lui casser des côtes. Mais elle ne sent rien, elle ne veut pas que ça s’arrête, elle aime cette douleur qu’il lui inflige car elle les rapproche enfin. Elle le veut tout entier, maintenant et toujours. Chacun des muscles du jeune homme se consacre à l’étreinte, à une caresse. Ses mains s’emmêlent dans ses cheveux.
La bouche haletante de Tobias effleure son oreille, longe sa cicatrice dans un souffle, ferme son œil d’un baiser, et caresse son nez pour arriver encore à ses lèvres. Tris, les yeux clos, la bouche entrouverte, laisse échapper un souffle à chaque caresse, priant pour la suivante. Le baiser qui suit est comme la délivrance d’une insoutenable attente, une eau fraîche sur la brûlure de leur désir inassouvi depuis si longtemps. Le couloir blanc plongé dans la pénombre danse autour de la jeune femme. Le baiser de Tobias lui donne le vertige. S’il ne la tenait pas fermement par la taille, elle aurait déjà coulé au sol.
- Tu m’as rendu fou quand tu as enlacé Matthew… avoue doucement son tendre ami presque pour s’excuser, la joue contre la sienne, serrant sa taille.
- Je ne savais pas qu’on pouvait ressentir tout ça... lui souffle la jeune fille contre son oreille.
Tobias pousse un grand soupir pour tenter de contrôler sa respiration rapide. Il s’écarte un peu pour la regarder, repousser une mèche qui recouvre sa joue, il soulève à peine son menton pour déposer un baiser léger comme l’air sur ses lèvres.
- Je ne peux plus lutter pour rester éloigné de toi, murmure Tobias.
- Pourquoi toute cette lutte, cette souffrance contenue ? lui demande doucement Tris, son front appuyé contre le sien.
- J’avais peur de l’avenir, que tu meures, de mes sentiments, de trahir… mon passé. J’avais peur de n’être qu’un ami, ou un frère pour toi. J’avais peur d’être… déficient…
- Tu n’es pas tout ça. Tu ne trahis personne, tu vis, et tu fais ce que tu t’es promis : tu es brave, désintéressé, honnête, intelligent, et gentil, le rassure Tris en serrant ses bras autour de son cou.
Tris dépose un baiser sur sa joue, puis sa bouche. Elle voudrait encore la tenir contre la sienne. Elle n’est pas sûre d’avoir fait ce que Tobias attendait, les livres et les documents qu’elle a lus ne sont pas très précis sur l’amour. Mais peu lui importe. Il ne lui a rien reproché, et là, tout de suite, elle voudrait juste qu’il ressente la même chose qu’elle. Sa bouche cherche encore la sienne, elles se correspondent, s’assemblent si parfaitement. La sonnerie du tribunal retentit soudain, interrompant leur rêverie et leurs caresses : le jugement va être annoncé. A grand peine, ils s’écartent, juste assez pour pouvoir marcher, et entrecroisent leurs doigts pour reprendre le chemin de la salle d’audience.
Tous les spectateurs du procès convergent à nouveau vers la salle dans un brouhaha sourd, reprenant leurs places. Certains restent dehors, devant l’immense écran sur la façade du bâtiment, sur lequel est retransmise la séance.
Jack Kang impose le silence à coup de marteau sur son socle. Les murmures s’éteignent et Marcus est accompagné au centre de la salle, devant les juges. Jack Kang prend la parole :
- Marcus Eaton, vous avez été accusé de violence et de séquestration sur votre fils. Le tribunal vous juge… coupable.
Les voix vrombissent dans la salle.
- Silence ! impose Jack Kang à la salle. Toutefois, compte tenu des éléments scientifiques apportés par Matthew Sanders, de l’absence de séquelles signalées par la victime de vos agressions, Tobias Eaton, et de vos efforts pour changer de mode de vie, le tribunal vous condamne à cinq ans de travaux d’intérêt général. Cela pourra prendre la forme de la direction de la ferme que vous avez créée, avec obligation d’embauche de personnes désœuvrées ou défavorisées, que vous devrez former et encadrer. Vous devrez également fournir chaque année dix pour cent de votre production au bénéfice de l’orphelinat et d’organismes de répartition des biens au service de la communauté de Chicago. Vous aurez chaque année à rendre compte au conseil de Chicago, de la bonne exécution de cette peine. En cas de disparition de la ferme, le conseil vous assignera de nouveaux travaux pour le temps restant à courir. La peine est exécutable à compter d’aujourd’hui !
Jack Kang observe un temps de silence pour permettre à chacun d’intégrer le jugement, puis le brouhaha s’éteint progressivement dans la salle. Il a toujours été fier de la Justice, et l’ancien Sincère qu’il est, certain de la rendre équitablement.
- Concernant l’accusation de conspiration, les juges ont déterminé que, dans le cadre de la guerre civile, les combats ont générés des comportements excessifs dans tous les camps. Un seul représentant de ces comportements ne saurait payer pour tous les autres. A ce jour, aucune procédure malveillante n’a pu être mise à jour vous concernant, de nature à renverser ou fragiliser la gouvernance de Chicago. Vous êtes acquitté de cette accusation, avec mise à l’épreuve, consistant en la déclaration obligatoire au conseil, d’intention de tout projet que vous pourriez avoir, d’accéder à des fonctions électives ou dirigeantes.
Tobias, le bras autour des épaules de Tris, lui sourit un peu tristement : Jack Kang clôture avec ces sentences, une page douloureuse de sa vie, qui lui aura valu d’affronter pendant des années, des peurs irrationnelles. Mais elle aura fait de lui l’homme qu’il est devenu, il ne peut pas le nier. Il sait que Jack a raison : tout le monde a dû ou délibérément abusé de son pouvoir pendant la guerre. Lui-même a abattu Eric sans autre forme de procès, chez les Sincères, sous la couverture de la seule loi des Audacieux l’y autorisant.
- Concernant l’accusation de meurtre sur la personne d’Evelyn Johnson-Eaton, votre ex-femme, vous êtes reconnu responsable puisque vous avez avoué les faits, mais, compte tenu de la légitime défense retenue, et de l’absence de volonté délibérée de l’assassiner, le tribunal vous dispense de peine. Marcus Eaton, ce procès se termine. Vous pouvez quitter ce tribunal, vous êtes libre !
Le marteau s’abaisse comme un couperet. C’est fini. Jack jette un regard à Tobias, dans le public. Tris a posé sa tête contre son buste, et le jeune homme semble très ému. Son sourire, triste, et léger, lui indique que son émotion tient autant à la fin de son calvaire filial, qu’à la présence contre lui de la miraculeuse sœur de Beatrice Prior.
Plus loin dans la salle, la main sur le cœur, Johanna pousse un soupir de soulagement. Marcus, son ami, n’est pas condamné.