Divergente 4 - Résurgence
Tobias décide d’aller faire un tour à l’ancien siège des Audacieux. La salle de sport à l’orphelinat manque de matériel, peut-être peut-il récupérer des sacs de frappe ou des pattes d’ours pour améliorer l’équipement sportif des enfants. Des cordes à sauter seraient aussi utiles. Personne ne s’opposerait à donner une seconde vie à un matériel en sommeil. D’ailleurs, Johanna est informée et trouve l’idée excellente.
En arrivant, Tobias parcourt avec une certaine nostalgie les couloirs humides, il passe devant l’ancien dortoir des novices, où Tris dormait, tout au fond, presque à côté des douches. Avec un sourire triste, il se dit qu’elle avait sans doute choisi un lit près des douches par pudeur, pour avoir moins de distance à parcourir pour retourner s’habiller, l’intimité n’étant pas possible dans ce lieu ouvert.
Il détourne les yeux de la porte pour ne pas céder à la tristesse et presse le pas vers la salle d’entraînement. Les sacs de frappe y sont peut-être encore suspendus, ou rangés dans la remise du matériel. Les cris joyeux, les tumultes et les plaintes des Audacieux, qui envahissaient la fosse et le hangar, lui parviennent du fond de sa mémoire, comme des échos. Il a lutté pour abolir les factions, révolté par les méthodes violentes et inhumaines de certains leaders de la sienne. Mais au fond, les Audacieux lui avaient offert un foyer, une nouvelle identité, un refuge où son père ne pouvait plus avoir de prise sur lui. Et un berceau pour le premier amour qu’il avait pu donner, et recevoir.
En approchant du hangar d’entraînement, il a la grande surprise d’entendre du bruit, des voix semble-t-il. En entrant dans l’espace d’entraînement, il voit en un regard que le ring a disparu, transféré au quartier général de la police. Il doit avancer de quelques pas encore pour apercevoir la rangée de sacs de frappe derrière l’un des larges poteaux qui soutiennent la salle. Le son des voix enfle, encore quelques pas, et il aperçoit une jeune femme brune à la peau mate, en tenue de sport, qui parle avec animation à une autre, plusieurs mètres plus loin. Il la reconnaît :
- Christina ? appelle-t-il étonné.
La jeune fille se retourne vivement.
- Quatre ? Qu’est-ce-que tu fais là ? lui crie-t-elle de loin.
Tobias avance de quelques pas, en souriant à son amie. De loin, l’autre voix lance :
- Christina ? Je continue ?
LA voix. SA voix. Tobias se fige en perdant son sourire.
- Désolée Quatre, je ne savais pas que tu viendrais, on vient ici avec Tris toutes les semaines.
Tris approche en courant, et s’arrête net en voyant Tobias.
- Oh ! Tobias ? Je… Christina…
La sœur de Beatrice ne sait plus si elle doit avancer ou reculer. Elle tortille ses doigts, comme le faisait sa sœur, des années auparavant, avant d’intégrer les Audacieux. Ses longs cheveux sont tressés, et elle a les joues rouges de l’excitation et de l’exercice auquel elle vient de se livrer. Sa poitrine se soulève, rapidement, aussi essoufflée de sa course que du stress d’affronter la présence inopinée de Tobias. Ses yeux sont agrandis par l’étonnement. C’est en tous points Beatrice après sa descente du filet le jour où elle a intégré les Audacieux.
Magnifique.
- Quatre, je… balbutie Christina pour s’excuser.
- Ça va, coupe Tobias en détachant difficilement son regard de Tris. Je n’ai pas d’exclusivité sur ce local.
Christina sourit à son ancien instructeur, puis fait signe à Tris d’approcher. Silencieusement, la jeune fille marche vers son amie, entraineuse du jour, et Tobias. Elle explique :
- Caleb m’a proposé de partager mes souvenirs avec Tris, nous l’avons fait, il y a plusieurs semaines. Elle a demandé si elle pouvait aussi avoir un entraînement. Son cœur est un peu petit, le sport est recommandé pour contribuer à son développement. Nous avons commencé par courir un peu, deux fois par semaine. Et on vient ici pour s’exercer à la motricité.
Tris s’immobilise à quelques pas du duo.
- Bonjour Tobias... Je suis désolée, je n’avais pas l’intention de m’imposer.
Le jeune homme regarde cette fois intensément la sœur de la femme qu’il a tant chérie. Gérer ce que l’on a devant soi… Tobias a l’impression d’être dans une simulation destinée à l’entraîner à résister à ses peurs. Il parvient à articuler :
- Bonjour Tris. Je te crois, je ne savais pas moi-même que j’allais venir précisément aujourd’hui.
Christina sourit avec soulagement.
- Quatre, elle est incroyable, elle est encore plus têtue que moi, elle n’arrête jamais, tant qu’elle ne réussit pas ! Mais je n’ai pas ton talent de coach !
- Christina, non, s’il te plaît, ne dis pas ça, prie Tris en baissant la tête.
- Ben si, c’est vrai ! rétorque l’ancienne Sincère.
Tobias ne peut retenir un léger sourire : ces deux-là se prennent le bec comme le faisaient sa Tris et la même Christina.
- Christina, les Audacieux sont dissous. Ce n’est pas bon pour le cœur de faire du sport dans un milieu humide comme ici. L’entraînement doit être très progressif et l’échauffement aussi.
- Tu vois ? Tu en sais plus que moi ! affirme Christina.
- Tu le sais, maintenant. Et puis, tu avais dit après l’initiation que tu voulais devenir instructeur chez les Audacieux.
- C’est moins drôle maintenant, on ne peut plus terroriser personne ! dit-elle en riant, et en donnant un coup de coude dans les côtes de Tobias. Tu viens t’entraîner avec nous ?
- Non, je suis venu chercher du matériel pour la salle de sport de l’orphelinat, s’il en reste, elle n’est pas encore complètement équipée, explique Tobias.
- Ah mais c’est vrai, tu l’as montée cette salle ? On pourrait en profiter aussi ?
L’ancien instructeur des novices Audacieux hésite un instant. L’idée de croiser Tris dans l’orphelinat l’angoisse.
- Je n’en contrôle pas l’accès, fait-il finalement. Donna demande simplement de s’inscrire sur le registre informatique qui en gère l’utilisation, et de proposer quelque chose pour le centre en échange, qu’on inscrit également sur le même registre.
- Quoi en échange ? demande Christina.
- Ce qu’on veut. Un ex-Fraternel qui est resté agriculteur apporte des produits de la terre pour les enfants. J’en ai vu d’autres proposer un temps équivalent en animation ou activité pour les enfants, ou les anciens.
- Ok, génial ! Tris, ça te dit ? s’enquiert la pétulante jeune fille à son amie.
- Christina, je ne sais pas si c’est une bonne idée. Je… je n’irai que si tu n’en es pas contrarié Tobias, répond Tris.
- De toutes façons, je déconseille vivement de revenir ici si ton cœur est fragile, dit Tobias, tendu.
- J’ai bien compris, Tobias, merci pour ce conseil, mais ça ne répond pas à ma requête, insiste Tris. J’ai besoin de savoir comment me comporter.
Ravie qu’une conversation se tienne enfin entre Tris et Tobias, Christina se garde d’intervenir. Son amie fait preuve de tempérament, et c’est juste ce qu’il faut à Tobias pour secouer ses a priori.
Ce dernier regarde Tris droit dans les yeux, un pincement au cœur. Cette joute lui rappelle celle qu’il a échangée avec Beatrice, à son arrivée à table, pour le premier repas chez les Audacieux après la Cérémonie du Choix. Les similitudes entre Beatrice et son clone ne sont pas seulement physiques, il s’en rend compte, et cela rend les choses encore plus difficiles pour lui. Il décide d’affronter directement la jeune fille :
- Tu sais pourquoi ça m’est difficile de te côtoyer. Je ne sais pas encore quel sera le mien, de comportement. Mais tu n’as pas à vivre en fonction de l’endroit où je suis, ou de l’endroit où je vais, articule-t-il avec difficulté.
- Tu ne réponds toujours pas, continue Tris avec douceur.
Christina éclate de rire :
- Je te dis, elle ne lâche jamais rien !
Agacé par son hilarité moqueuse, Tobias jette un regard excédé à Christina.
- L’orphelinat est ouvert à tous. Je ne peux pas te dire autre chose. Si ça me dérange, c’est à moi de partir.
- D’accord, je comprends, souffle Tris, qui réalise qu’elle ne tirera rien de plus du beau jeune homme aujourd’hui. Tu vas m’éviter ?
Christina pouffe à nouveau de rire dans sa main, Tobias la fusille encore une fois du regard : leur coalition improvisée l’exaspère. Tris regarde son amie d’un air candide.
- Je m’efforcerai de ne pas le faire, répond Tobias.
- A la bonne heure ! jette Christina.
- Je dois retourner travailler, coupe Tobias. Christina, il reste du matériel ? Des pattes d’ours ?
- Oui, on va t’aider à ramener tout ça. Tu veux bien Tris ?
- Bien sûr, je peux porter des petits accessoires.
Tobias s’écarte, tant pour retrouver un rythme cardiaque normal, que pour se charger de décrocher l’un des lourds sacs de frappe suspendus aux crochets. Le sac rempli de sable pèse le poids d’un jeune adulte, mais il le soulève sans peine et le dépose contre un pilier de béton. Tris observe chacun de ses gestes. Mettre un corps, des mouvements en direct sur les images qu’elle a dans la tête lui apporte beaucoup. Même détailler un mouvement, l’ondulation des muscles sous sa peau, retient son attention. Elle se demande si elle n’est pas malade : elle sent une pression inhabituelle dans sa poitrine et son cœur n’est pas aussi calme que d’habitude… Tobias ressent son insistance, il lui jette un regard furtif. Tris détourne les yeux, les joues en feu. Heureusement Christina arrive à point nommé pour détourner l’attention de tous, les bras chargés de deux paires de pattes d’ours et d’un sac plein de sous gants de boxe. Tris lui prend la moitié de son chargement, dissipant la gêne qui s’était installée.
- Tu as tout ce qu’il te faut, Quatre ?
- Pour l’instant oui, ça ira, répond Tobias en évitant de regarder la jumelle de Beatrice.
- On prend le train pour emporter tout ça ? demande Tris
- Oui, il passe juste derrière le bâtiment, explique Christina.
- Il faut courir pour monter dedans ? s’inquiète la sœur de Beatrice.
Christina rit, et Tobias ne peut retenir un sourire amusé. Sa candeur est incroyable.
- Mais non, ne t’inquiète pas, s’esclaffe la jolie brune, il s’arrête à cet endroit, si on le demande sur le boîtier avant qu’il n’arrive !
En guise de dérivatif, Tobias charge le sac sur son épaule d’un coup de reins et s’éloigne vers la sortie, les deux jeunes femmes papotant sur ses talons. Il essaie de ne pas écouter les voix derrière lui, en pensant à son programme de la journée, mais il a du mal à se concentrer sur autre chose que le timbre de Tris, tellement identique à celui de son souvenir.
A la station du train, il pose son chargement sur le sol gravillonné. L’arrêt du train est programmé et l’ex-Audacieux laisse ses souvenirs vagabonder, malgré lui. Les images s’imposent et il ne peut les occulter. Il revoit le train, s’éloignant de cet arrêt en prenant de la vitesse, et Beatrice, consignée à l’infirmerie depuis une journée, sortir de l’obscurité, au bout du quai, courant pour rattraper le groupe des novices Audacieux partant en exercice. Elle était belle et sa détermination se lisait sur son visage tendu par l’effort et la résistance aux douleurs qui traversaient son corps meurtri par les combats d’entraînement. Comment peut-on passer de cette énergie vitale si forte, si violence, à la rigidité mortelle dans laquelle il a vu Beatrice pour la dernière fois ? Quel Dieu pourrait permettre une telle injustice ? Quel sens donner à la vie après ça ?
Tobias cligne des yeux plusieurs fois pour chasser la vision : le train arrive au loin dans un bringuebalement métallique bruyant. Il écoute Christina expliquer à la jeune fille l’usage des pattes d’ours, et essaie de recentrer son attention sur les rails qui grincent à l’approche de la locomotive.
Avant même que le train ne s’immobilise, Tobias a placé sa main sur l’empreinte déclenchant l’ouverture des portes du wagon. Quand le train s’immobilise, il jette le sac dans la voiture et en un bond, il est debout dedans. Tris admire sans vergogne sa souplesse féline et son apparente facilité dans l’effort. La rame est vide. Le beau brun charpenté que scrute la jeune femme se retourne pour prendre des mains de Christina son chargement de matériel, il le pose, puis prend celui de Tris qui lui tend, pendant que Christina monte. Celle-ci offre ensuite sa main à Tris pour l’aider à monter à son tour.
- Non, merci, je vais y arriver.
Dos à la porte, affairé à regrouper le matériel, Tobias entend la remarque et sourit faiblement. La même fierté opiniâtre. Tris se hisse à l’aide d’une poignée et s’installe pour se stabiliser contre une paroi du côté opposé du jeune homme. Christina se place près de Tris et reprend ses bavardages, en jetant de temps à autres un regard à son ami, enfermé dans son silence, les yeux dans le vide. Tris, comme à son habitude, pose des questions, sur la ville, le passé, les gens. Après une réflexion, elle demande à Christina :
- Pourquoi il n’y a plus d’eau dans la rivière et dans le lac ? Pourtant il y en a ici, dans le gouffre ?
Christina réfléchit mais ne trouve pas la réponse.
- J’avoue que je ne sais pas. Quatre, tu sais ?
Tobias sort de sa torpeur et lève les yeux sur Christina, non sans avoir jeté un rapide coup d’œil à Tris. Christina reformule la question :
- Tu sais pourquoi la rivière et le lac sont asséchés ?
L’instructeur fouille un moment dans sa mémoire.
- Non je ne sais pas. On ne nous disait rien au lycée, les seules leçons d’histoire portaient sur l’histoire des factions. En géographie, les villes principales du pays d’autrefois, peu de choses sur les autres pays du monde avant leur destruction. Rien dont je me souvienne sur le lac et la rivière. On ne voulait pas que nous soyons trop curieux je pense.
Perplexe, Tris fronce les sourcils en réfléchissant :
- Pourtant, il doit bien y avoir une raison, dit-elle, la vie serait différente si la rivière et le lac retrouvaient leur eau.
- Une petite partie des terres agricoles actuellement exploitées seraient recouvertes. On suppose que l’eau venait presque jusqu’à la ville autrefois, expose Tobias. Le Bureau nous a appris qu’ils en avaient asséché une partie pour construire le mur. Mais ils n’ont pas parlé de la rivière.
- Je ne pense pas que cela doit dû au climat ? réfléchit Tris à voix haute. Il ne fait pas très chaud à Chicago.
- Tu as raison, c’est une bonne question, reconnaît Christina. On ne se demandait pas tout ça, du temps des factions. On était plutôt formatés pour ne pas réfléchir, se battre pour survivre.
Tobias acquiesce. C’est vrai, au quotidien, l’eau est un enjeu pour les habitants. Qu’est devenue la rivière ? Il n’en sait rien. L’eau dont disposent les foyers est limitée, surtout depuis que les gens sont revenus s’y installer, certaines familles de la Marge ont progressivement repris possession d’anciens bâtiments, les rénovant petit à petit. Mais l’eau du gouffre des Audacieux... D’où vient-elle ? Le sujet mérite qu’on s’y attarde, en effet.
Le quartier de l’orphelinat est bientôt en vue. Tobias rapproche le sac de frappe de l’ouverture de porte. Quand le train s’immobilise, les jeunes filles descendent, Tobias leur charge les bras des pattes d’ours et des sous-gants. Il descend en tirant le sac et le hisse sur son épaule. Heureusement, les rails ne sont pas trop éloignés du bâtiment de destination. Le jeune homme ne semble pas fournir d’effort particulier pour le porter. Curieuse, Tris profite d’être derrière lui pour le détailler, elle n’ose pas le faire quand il lui fait face. La démarche de Tobias est ample, chaloupée, son attitude virile est naturelle. Elle comprend bien pourquoi Beatrice l’admirait tant. Elle secoue un peu la tête pour libérer son esprit de ces pensées, Christina voit son manège et sourit en la poussant de l’épaule. Très gênée, la jumelle fait les gros yeux à Christina pour faire cesser sa moquerie. L’échange silencieux finit en rire. Tobias jette un petit coup d’œil par-dessus son épaule libre, sans se retourner. « Elles semblent bien s’entendre, » pense-t-il.
Arrivé en tête à la porte, il l’ouvre et fait passer Tris et Christina, encombrées, avant lui. Immédiatement, trois ou quatre gamins les entourant en piaillant et les questionnant sur le drôle de matériel qu’ils découvrent. Tobias choisit un petit garçon :
- Hé, dis, tu veux me rendre service ? lui demande-t-il.
- Ouiiii ! répond le petit, tout excité.
- Veux-tu aller prévenir Donna que nous apportons du matériel dans la salle de sport ? Qu’elle nous y rejoigne ? Nous, on est trop chargés pour y aller. Tu es le seul à qui je puisse confier cette mission, lui glisse Tobias sur un ton confidentiel.
Fier comme un paon, le gamin s’enfuit en courant vers le bureau de Donna, à quelques mètres. En souriant, les trois jeunes gens se dirigent vers la salle de sport. Tris regarde partout autour d’elle, découvrant ce hall d’accueil verdoyant, les enfants qui jouent et au fond de la salle, assis dans un petit salon aménagé, deux anciens lisent tranquillement. Tobias guide les jeunes filles jusqu’à la salle et pose enfin son sac, dans un soupir discret. Tris s’aperçoit, à la tension de son visage, que le sac commençait à lui peser, mais à aucun moment, il n’a laissé paraître l’effort fourni.
Donna arrive à pas rapides, les mains jointes :
- Bonjour mes enfants ! Oh, formidable ! Merci à vous, c’est merveilleux pour les jeunes et même les adultes, ce matériel ! s’exclame-t-elle en voyant le gros sac plein de sable.
- Bonjour Donna, répond Tobias, c’est un début, je verrai ce que je peux trouver d’autre. La salle est grande, on pourra peut-être installer d’autres matériels.
Donna jette un regard circulaire sur le matériel puis lève les yeux sur les jeunes femmes qui viennent de le poser et s’arrête naturellement sur Tris, les yeux écarquillés.
- Mon Dieu, mon enfant, on m’a prévenue, mais je ne peux pas croire ce que je vois ! articule-t-elle sidérée. Tu es Tris, n’est-ce-pas ?
- Oui, madame, je suis heureuse de vous rencontrer, répond la sœur de Beatrice avec un sourire.
Maternellement, Donna ouvre ses bras en approchant de la jeune fille et la serre tout contre elle.
- C’est un miracle ! Je te souhaite la bienvenue parmi nous, et dans cet établissement, Tris. Tu es ici chez toi, quand tu le voudras.
- Merci madame…
- Donna ! coupe la directrice, nous sommes tous une seule et grande famille ici.
- Merci, Donna… c’est très gentil, je ne veux pas profiter de la situation, bredouille Tris en jetant un regard à Tobias.
La directrice intercepte son regard.
- Mon enfant, lui explique la vieille dame d’une voix plus grave, ici, il n’y a que des gens seuls, malades, âgés, écorchés, blessés de la vie, qui ont du mal parfois à retrouver confiance en l’avenir. Mais à nous tous, nous sommes la plus grande et la plus unie des familles de cette ville : unie par tous nos points communs et riches de nos différences. Nous ne guérirons pas en un jour, mais j’ai foi en vous tous, en nous. Ta présence est un formidable espoir pour tout le monde.
- Oh je n’ai pas tant d’importance ! s’insurge Tris.
- Toute seule, peut-être pas. Notre force, c’est les autres qui nous la donnent, affirme Donna en jetant un œil à Tobias.
La directrice se tourne vers le jeune homme, en retrait, qui patiente la tête baissée et les mains sur les hanches.
- Merci Tobias pour tout cela Je me doute que c’était difficile, dit-elle avec une voix pleine de sous-entendus, en englobant le matériel, mais surtout, les jeunes femmes qui l’accompagnent.
- Il faudra prévoir un crochet très puissant, solidement fixé au plafond dans le béton, surtout, pour suspendre ce sac qui pèse environ quarante kilos… explique Tobias pour détourner la conversation.
- Quarante kilos ! souffle Tris, impressionnée. C’est à peine moins lourd que moi !
Christina rit de l’étonnement de son amie.
- Eh oui, premier de la promo ! se moque-t-elle.
- Christina, la ferme ! grogne Tobias mi-figue, mi-raisin. Puis à la directrice : il doit y avoir au moins deux mètres cinquante d’espace tout autour pour que la personne qui s’entraîne ait assez de place. Au fond de la pièce, je pense. Quand le crochet sera mis, je viendrai suspendre le sac.
- Je donnerai des instructions dans ce sens, d’accord, acquiesce la directrice. Allez venez prendre un peu de réconfort autour d’un bon café.
- Du vrai café ? relève Christina. Whaaa ! Le luxe ! Viens Tris, tu vas découvrir un nouveau truc aujourd’hui !
La jeune fille sourit mais guette du coin de l’œil l’assentiment de Tobias pour cette nouvelle incursion dans son environnement. Christina regarde son grand ami avec un sourire et lui fait un signe de tête pour l’inviter à suivre Donna.
Il sait qu’elle a raison, il doit se faire violence et ne pas fuir Tris, mais cette pression, dans sa poitrine, qui l’étouffe… un peu moins puissante qu’il y a quelques semaines, mais tout de même, s’il pouvait s’en affranchir ! Il emboîte toutefois le pas à Donna qui quitte la pièce, suivi de Christina et Tris.
Dans la petite cuisine que Tobias connaît, les jeunes gens s’assoient autour de la petite table, Christina à côté du jeune homme, et Tris en face de son amie, pendant que Donna fait chauffer l’eau. Tris regarde partout, observe tout. Christina profite de cette détente pour s’informer auprès de la directrice :
- Quatre nous a dit que vous ouvriez la salle de sport à tous ? Pourrions-nous en profiter, Tris et moi ?
- Bien sûr mon enfant ! Tobias vous a expliqué le fonctionnement ? s’exclame Donna sans s’étonner que la jeune femme l’appelle par son nom d’Audacieux, qu’elle connaît de réputation.
- Oui rapidement. L’inscription et l’échange.
- Exactement. Moyennant cela, vous venez quand vous voulez. Nous ne voulons forcer personne, mais notre pauvre ville a besoin de nouveaux liens intergénérationnels qui ont été bien malmenés, et cultiver l’esprit de partage et d’échange.
- De quoi avez-vous besoin ? demande Tris.
- De tout, dans tous les domaines, chacun peut forcément apporter quelque chose ici, répond Donna.
- Je ne sais rien faire de particulier, moi, s’inquiète Tris.
- Voyons, jeune fille, dit la directrice en servant l’eau dans les tasses, sais-tu tenir une fourchette ? Sais-tu lire ?
- Oui, ça j’ai appris, répond Tris en riant.
Tobias n’a pas très souvent entendu Beatrice rire, tant les circonstances de leur si courte vie commune étaient difficiles et graves, mais il reconnaît les intonations dans cette voix. Rien ne lui plaisait plus que son sourire quand elle le regardait.
- Nous manquons d’aide pour accompagner les personnes âgées qui ne peuvent plus manger seules, se laver, et aussi d’animateurs pour les occuper. Mais aussi pour jouer avec les enfants, et les encadrer.
- Juste ça ? demande Tris, ça suffirait à compenser ?
- Bien sûr, confirme la directrice en souriant.
- C’est dans nos cordes, ça ! approuve Christina.
- C’est donc entendu ! Alors, ce café ? interroge Donna.
Silencieusement assis en face de la directrice, Tobias, les yeux fermés, hume la fumée doucereuse qui caresse son visage. Fascinée, Tris lui jette un regard, et l’imite, pour apprécier la sensation que lui procure la bonne odeur. Christina les regarde alternativement en souriant puis répond à la place de ses amis :
- C’est du pur bonheur, merci Donna ! soupire l’ancienne Audacieuse dans un souffle. Hein, Quatre ?
- J’ai déjà eu l’occasion d’en goûter, Donna me gâte, répond Tobias en souriant à la vieille dame. C’est délicieux, oui, c’est vrai que c’est apaisant.
- Oh, ben mets-toi ça en perfusion alors ! ricane Christina.
Excédé par cette nouvelle attaque contre son humeur maussade, Tobias la fusille du regard, mais se sent incapable de lui en vouloir. Tris se mord les lèvres pour ne pas rire, elle ne pense pas qu’il ait le cœur à ça. Le jeune homme la surprend à retenir son hilarité. Il réalise alors qu’il lui fait peur, qu’il empêche sa nature de s’exprimer ; son hostilité tétanise Tris. Cette perspective le renvoie à ce que son père lui faisait subir, de la terreur qu’il lui inspirait. Surtout pas, ne pas se laisser glisser vers cette peur – la quatrième – qui a remplacé la peur de Marcus : celle de lui ressembler.
- Pauvre Tris, elle va finir par te ressembler si elle te côtoie trop, un drame… insinue Tobias très calmement en buvant une gorgée de café.
Christina, bouche bée, comprend qu’il se moque ostensiblement d’elle et donne un grand coup de coude en riant à son ami assis à côté d’elle. Une goutte de son café saute de la tasse et s’écrase sur la table. Tobias pose sa tasse, prend une attitude vengeresse et ébouriffe les cheveux noirs de la jeune femme. Tris regarde le jeune homme en diagonale, les yeux agrandis de surprise. Pour la première fois depuis qu’elle l’a rencontré dans la salle du conseil, il a plaisanté, et à son sujet ! Leurs regards se croisent, Tobias esquisse un petit sourire à son attention. Le visage de Tris s’éclaire en une seconde. Peut-être finira-t-elle par apprivoiser cet homme blessé et détruit, après tout. Elle n’y croyait plus. Il est le chaînon qui lui manque dans le puzzle de ses origines et de sa famille. Jamais elle ne le lui dira, mais elle a besoin de combler cet espace vide dans sa mémoire, avec des informations qu’il est le seul à détenir. Tout ce qu’elle arrivera à obtenir de lui, il faudra qu’il le lui offre, sans la moindre contrainte. Elle se sent un peu responsable de sa mélancolie, depuis qu’elle est arrivée. Elle pense confusément que toutes les connaissances qu’elle pourrait assimiler ne la combleront jamais totalement, si elle ne se fait pas accepter par cet homme qui avait tant d’importance pour Beatrice.
La directrice, sirotant son café, regarde alternativement les jeunes installés autour de la table.
- Mes enfants, vous comblez de joie le cœur d’une vieille femme. La lumière revient dans cette ville ! Enfin !
- Merci à vous de m’accueillir, Donna, murmure Tris à son oreille.
- Donna, si vous voyiez Tris quand elle s’entraîne, ou quand elle travaille ! Infatigable ! s’émerveille Christina.
- Arrête Christina, proteste Tris, j’ai tellement de retard à rattraper, je ne veux pas rester ignorante. Je voudrais encore apprendre beaucoup de choses.
- Quelles choses, Tris ? demande Donna.
- La biologie, l’histoire, l’environnement, la musique, l’informatique, le sport et… la culture du café ! Pour faire plaisir à tous ceux qui le boiront ! énumère la jeune fille avec candeur et naïveté.
- Eh bien, quel programme, glisse Tobias.
Tris lui sourit faiblement.
- Oui je sais c’est un peu ambitieux, et j’ai du mal à accéder aux informations au lycée ou à la bibliothèque de la ville, tout est informatisé, et je dois toujours demander à m’aider, s’excuse Tris.
- « demander de l’aide », reprend Christina.
- Tu vois, même en expression, je dois encore apprendre ! soupire la jeune fille.
- Tu y arriveras, dit Tobias. L’entêtement est de famille chez les Prior.
Tris regarde Tobias pour savoir s’il plaisante ou lance une critique. Mais il semble énoncer une vérité simplement. Elle sourit :
- Christina a dit ça aussi. Je le souhaite. Donna, je viendrai aussi souvent que je pourrai pour aider les personnes âgées et les enfants, après le lycée, ou pendant les cours que je ne suis pas. Je ferai double pour Christina, la tour Hancock où elle habite est un peu loin pour venir souvent.
- Je viendrai de temps en temps quand même, dit Christina, une heure de soins, une heure de sport ! C’est faisable. Tu viens quand à la salle de sport Quatre ?
- Je n’ai pas encore d’horaire bien défini pour l’instant, répond Tobias évasivement. Quand je peux m’évader de mon travail. Donna, je vous montrerai ce que j’ai commencé à faire pour votre gestion, dans les jours qui viennent.
- Avec joie, quand tu pourras, mon cher petit, répond la directrice avec reconnaissance.
- D’ailleurs, j’y retourne, au travail, je monte à mon appartement. Merci pour le café Donna, dit Tobias en se levant, et merci pour l’aide et la manutention, ajoute-t-il en direction des deux jeunes femmes.
Christina pose la main sur le bras de son ami quand il passe derrière elle :
- Merci à toi, Quatre, glisse la jeune fille.
Tobias lui sourit avec une nostalgie qu’il ne cherche pas à dissimuler, plus parlante que tous les mots, et s’éloigne.