Top Cuisinière
Une magnifique journée s’annonce. Je jaillis de mon lit, un grand sourire aux lèvres. Comme d’habitude, mon mari Eugène reste endormi, défiant le soleil qui entre à flot dans notre chambre. Alentours, des lanternes oscillent doucement dans les airs, mes fresques s’enroulent sur les murs et trois bibliothèques veillent sur la pièce, remplie d’une telle profusion de livres multicolores qu’elles semblent sur le point d’exploser. Mon bonheur ne saurait être plus complet.
Une enveloppe est posée sur la commode. C’est vrai, j’ai oublié de l’ouvrir hier, et si j’avais su, j’aurais mieux fait de m’abstenir, car au moment où mes yeux se posent sur les premières lignes de la lettre, ma magnifique journée bascule dans le cauchemar le plus abominable.
Les mots refusent de s’emboîter. Je lis, relis, rerelis. C’est absurde, il doit y avoir erreur. Ne reste qu’une chose à faire : détruire cette missive et tout oublier. Je m’élance dans le couloir à la recherche de la première cheminée venue. Hélas, c’est sans compter sur mes chers parents, que je vois avancer depuis l’autre côté du couloir. Dieu soit loué, mon meilleur ami équin, Maximus, passe alors à côté de moi. Je lui lance sur une inspiration désespérée :
- Pssst, fais disparaître ça.
Ni une, ni deux, il s’empare de la lettre et… l’engloutit. L’action a duré moins d’une seconde. Mes parents semblent ne rien avoir remarqué, absorbés par leur conversation. C’est alors qu’horreur, je remarque qu’ils tiennent une lettre similaire à la mienne. Pire encore, j’ai toujours ma missive à la main… J’ai donné l’enveloppe à Maximus !
- Ma chérie ! Quelle fierté ! claironne mère.
- Notre fille choisie pour le concours de Top Cuisinière ! Et c’est une édition spéciale princesse, en plus ! Mais je vois que tu es aussi au courant : laisse-moi voir cette lettre. Allons Raiponce, donne-la moi, ce n’est pas un secret tout de même. Bien, merci. (Une pause.) Oui ! C’est écrit là aussi: « Félicitations, vous avez été sélectionnée ». Manifestement, tes « talents à la poêle à frire » ont payé, poursuit père.
Mes lèvres sourient automatiquement, mais mes yeux envoient des SOS. Comment me sortir de ce pétrin ? Tout cela n’est qu’un terrible malentendu, je n’ai jamais envoyé ma candidature, et en plus, je me servais de ma poêle à frire pour assommer mes ennemis. Je sais que j’étais une cuisinière plutôt douée quand j’étais prisonnière de ma tour, mais ce talent s’est envolé depuis que je suis revenue au royaume pour vivre heureuse jusqu’à la fin de mes jours, eeeeet avoir beaucoup d’enfants (il faudra d’ailleurs bientôt mettre cette partie-là en route). Au château, les rares fois où j’ai tenté de mitonner des tartes ou des cookies, le résultat était im-man-gea-ble. Ce changement est sûrement lié à la perte de mes cheveux magiques, qu’Eugène avait coupés pour me libérer de ma fausse mère, Gothel. Brrrrr. Elle n’est plus de ce monde, mais j’ai toujours des frissons quand je pense à elle.
Quant à la perte de mes talents aux fourneaux, personne n’est au courant, pas même Eugène.
- Et tu ne sais pas le meilleur ? poursuit ma mère sans se rendre compte de mon malaise. Le concours aura lieu dans notre ville ! Nous avons pensé que ça te ferait plaisir, comme les organisateurs cherchent toujours de nouveaux lieux… Nous avons déjà mandaté nos chefs décorateurs, et cela sera aussi une merveilleuse surprise pour les habitants.
Mon sourire me fait désormais mal aux joues. Décevoir mes parents est inimaginable ; ils ont déjà été privés de moi durant tant d’années, je ne vais pas souffler l’étincelle de fierté dans leur regard. Il faut trouver une solution. Retenant une petite larme de désespoir, je prétexte aller annoncer la « bonne nouvelle » à Eugène et repars à toute allure.
Hélas, mon tendre amour ne sait que faire pour m’aider :
- Aïe, euh, tu sais, moi, tout ce que je sais cuisiner, c’est du pain grillé aux spaghettis, et encore, lâche-t-il en baillant.
Il frotte ses yeux ensommeillés, s’étire, puis repousse les couvertures d’un air décidé.
- Mais tu sais quoi ? On trouve une fille qui te ressemble et qui se débrouille bien aux fourneaux, on lui met une perruque, on lui donne un bon petit paquet d’or, et hop, le tour est joué.
Je lâche un énorme, IMMENSE soupir. Eugène a gardé un petit côté filou, mais pas question de mentir. Il faut trouver autre chose. Au sous-sol, le cuisinier Guiliano Pollienzi manque de s’évanouir quand je lui confie l’ampleur de la catastrophe.
- Ma che ? Tu te rends compte, majesté, que notre royaume va être à la risée de tous ? Et ma réputation ? Bousillée, qu’elle va être ! On va croire que je ne t’ai rien appris.
Je proteste avec un petit sourire contrit :
- Mais Giuliano… Tu ne m’as rien appris.
- Ça ne change rien, Majesté. Ce qui compte, c’est ce que les gens vont croire !
De dépit, il saisit un couteau qu’il lance d’un geste sec. La lame se fiche dans la porte.