JE SUIS VIVANT
Bon garçon
Expirant un profond soupir, Connor appuya le côté droit de son visage contre le coussin moelleux du canapé et serra son bras contre son abdomen de manière protectrice.
Il était presque quatre heures du matin et le déviant était tout simplement incapable de dormir à cause de la douleur brûlante qui l'assaillait depuis son retour à la maison.
Seul, dans la pénombre du salon, il décida de se distraire et de passer le temps en visionnant pour la première fois un vieux classique : Le Magicien d'Oz.
Alors que le film se déroulait dans le château de la méchante sorcière, Connor se retrouva curieusement captivé par le sort de ses personnages éclectiques. L'un voulait retrouver le chemin de sa maison, le second souhaitait acquérir des connaissances, le troisième tentait de surmonter ses peurs et le quatrième ; l'homme à l'allure de machine ; voulait juste avoir son propre cœur.
Ce concept de quête initiatique ne le laissa pas indifférent.
Le désir de trouver un foyer, de se comprendre lui-même et le monde qui l'entourait, le fait de surmonter les obstacles qui le retenaient sur le plan émotionnel... Tout cela lui était si familier.
Comme attendu, le film se termina joyeusement avec Dorothy de retour à la maison et entourée de toute sa famille.
Connor éteignit cybernétiquement la télévision avant de rouler sur le dos. Le voyage des quatre personnages résonna au plus profond de sa programmation et l'empêcha de passer en mode repos, sans parler de la douleur incessante à la poitrine qui l'assaillait sans relâche et l'obligeait à s'agripper désespérément à la blessure.
Au bout d'un moment, le déviant s'agaça de son état et, d'un soupir las, se leva du canapé.
Fidèle comme toujours, Sumo, allongé sur le sol de la cuisine, regardait l'androïde aller et venir dans le salon.
Le Saint Bernard l'observa curieusement comme s'il essayait de comprendre le comportement de son maître déviant.
« Connor ! » Héla avec agacement Hank depuis sa chambre. « Putain, mais va dormir. T'entendre te promener dans la maison me rend dingue. »
« ...Désolé. » S'excusa le jeune homme en se stoppant subitement. « Je vais arrêter de faire les cent pas. »
Il y eut une pause au bout du couloir avant que Hank ne reprenne la parole.
« ...Je ne voulais pas te crier dessus, gamin. Je suis juste fatigué. »
« Tout comme moi. » Admit humblement le déviant. « Je souhaite vraiment passer en mode repos. »
« Alors pourquoi ce n'est pas déjà fait ? »
« Parce que je n'y arrive pas. La douleur m'en empêche. »
« Sérieusement ? » La voix de Hank semblait aussi incrédule que fatiguée. « Un androïde qui souffre d'insomnie. J'aurais tout vu. »
« Je suis resté actif toute la nuit et mon programme d'auto-guérison ne peut pas fonctionner à pleine capacité. J'ai vraiment besoin de me mettre hors ligne pour me soigner plus vite. »
« As-tu essayé de mettre de la glace sur ton régulateur ? »
« De la glace ? » La suggestion de son ami semblait totalement illogique. « Pourquoi ? Je n'ai pas de surchauffe. »
« C'est juste une idée... » Hank bailla profondément avant de gigoter dans son lit pour tenter de trouver une position confortable. « Tu n'as rien à perdre à essayer. »
Quelques instants plus tard, le ronflement régulier de l'homme s'échappa de la chambre.
« Au point où j'en suis... » Souffla Connor.
Errant silencieusement dans la cuisine, le déviant ouvrit la porte du congélateur et en sortit le grand sac de glace gardé au fond du compartiment. Il le pressa contre sa poitrine, par-dessus son t-shirt noir, et retourna ensuite dans sa chambre pour essayer de se reposer.
Il attendit patiemment un changement dans son seuil de douleur, et nota finalement une diminution significative. La température froide résonnait à travers la ligne malmenée, créant un effet quelque peu engourdissant.
« Curieux. » Murmura le déviant en maintenant la poche de glace sur le régulateur. « Cela semble aider. »
Tandis que ses yeux se fermaient enfin de soulagement, l'androïde put se perdre dans son mode repos tant souhaité, remerciant encore une fois Hank d'être de si bon conseil.
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Malheureusement, l'effet anesthésiant ne dura que très peu de temps. Le déviant n'était resté que trois heures hors ligne, pas assez pour recalibrer correctement son régulateur de pompe. En conséquence de son manque de repos, une forte pression de thirium s'accumula au niveau de son crâne, simulant une implacable migraine humaine accompagnée de son lot de symptômes tous plus désagréables les uns que les autres.
Caché dans la pénombre de sa chambre, avec Sumo au pied de son lit et les poissons de son aquarium pour seules compagnies, le déviant, allongé sur son côté gauche, tentait de garder son corps aussi immobile que possible car le moindre mouvement lui était douloureux. Chaque lumière et chaque son étaient suffisants pour que ses capteurs et processeurs se mettent en état d'alerte.
Ce fut alors que Sumo pressa son nez froid et humide contre le bras de l'androïde tout en gémissant avec insistance.
« Oh non... Pas maintenant... »
La LED de Connor clignota brièvement du jaune au rouge alors que l'idée même de devoir se lever lui faisait mal à la tête.
« Peux-tu, s'il te plaît, attendre que Hank rentre à la maison ? »
Tandis que le chien sortait très péniblement de la chambre, sa plainte aigüe ne cessa jamais.
Avec un lourd soupir, Connor se leva de son lit et se dirigea dans le couloir tout en pressant sa main droite sur ses yeux pour les protéger de la lumière vive qui intensifiait sa douleur.
S'appuyant sur les meubles de la maison pour se guider, il s'aventura aveuglément jusque dans la cuisine où Sumo, toujours plaintif, était couché près de la porte arrière à attendre.
« D'accord. Je vais te faire sortir. »
Connor tourna la poignée et libéra enfin le grand chien vers l'extérieur. Les yeux à demi-fermés, il écouta le gémissant canidé trotter très lentement sur le linoléum puis se rendre dans la cour.
Saisi au même moment par une fulgurante douleur au crâne, le déviant se laissa tomber sur le sol de la cuisine.
De multiples alertes apparurent dans ses processeurs, l'intimant à passer d'urgence en mode repos. Tout en appuyant son front sur ses genoux, il essaya de supporter la pression qui martyrisait sa tête et allumait sa LED d'un rouge intense.
Éprouvé par son état actuel, le déviant ne se vit pas sombrer dans l'inconscience.
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Une main familière sur son épaule gauche sortit finalement Connor de sa léthargie après qu'il soit resté une bonne heure hors ligne.
« ...Hank ? » Marmonna t'il quelque peu groggy.
« Eh, ça va ? » S'inquièta le détective rentré tout juste d'une course en centre-ville.
La LED de Connor cycla brièvement en jaune avant de revenir en rouge.
« ...Oui, mon système s'est mis en mode d'urgence pendant que j'attendais le retour de Sumo... »
« Je ne l'ai pas vu dans le jardin. » Hank, un peu confus, retira sa main de l'épaule de Connor et appela l'énorme chien par la porte arrière encore ouverte. « Sumo ? Viens ici mon garçon. »
L'homme se tut un moment pour guetter le moindre signe de l'animal mais ce dernier ne se manifesta jamais.
S'inquiétant à son tour, Connor essaya de se remettre sur pied mais trop faible, chancela un peu avant de parvenir à retrouver son équilibre. Alors que Hank attrapait son bras pour l'aider à rester stable, l'androïde ouvrit finalement ses yeux douloureux.
« ...Il a déjà fait ça ? »
« Non, ça ne lui ressemble pas. » Tout en guettant les environs, Hank crispa son visage. Il avait une idée de ce qui aurait pu pousser à un tel comportement du chien, mais préféra ne pas l'évoquer. « Ne t'inquiètes pas, je vais aller le chercher. »
« Je viens avec vous. »
« Non. Tu n'es pas en état. » Refusa catégoriquement Hank en fronçant les sourcils. « Tu restes ici. »
« Mais je... »
« Connor, tu tiens à peine debout. » Le lieutenant le ramena jusque dans sa chambre et l'assit doucement sur son lit. « Je m'occupe de retrouver Sumo. Toi, tu me fais le plaisir de te reposer. Tu as besoin de récupérer. »
Physiquement incapable de protester, l'androïde en convalescence se laissa tomber mollement sur le matelas et ferma, malgré lui, ses yeux fatigués.
« Hank... » Murmura t'il. « S'il vous plaît, ramenez Sumo à la maison... » Presque immédiatement, le déviant sombra à nouveau en mode repos d'urgence sous le regard compatissant de l'homme.
« ...Je te le promets. »
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Le lieutenant déambula à pied dans le petit quartier résidentiel, sachant pertinemment que son vieux chien arthritique n'était plus capable de parcourir de longues distances.
« Sumo ! » Il accompagna ses appels répétés de sifflements.
Hank guetta attentivement les propriétés environnantes, vérifiant chaque lieu susceptible de servir de cachette à l'animal.
Alors qu'il se trouvait maintenant à quatre maisons de la sienne, le détective aperçut enfin son chien allongé sur son flan, partiellement dissimulé derrière une haute palissade.
Avec une grimace de désespoir sur le visage, Hank s'approcha de l'animal et s'agenouilla près de lui, caressant doucement le doux pelage du corps inerte.
« Oh non... Sumo... »
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Connor se réveilla en fin d'après-midi, physiquement épuisé, mais avec une douleur bien moindre. Il récupéra dans sa main le gant de toilette maintenant tiède que Hank avait drapé sur ses yeux et se leva lentement de son lit.
Arrivé dans le couloir, il vit son ami assis sur le canapé, les épaules affaissées et agitant nerveusement quelque chose entre ses mains.
« Connor. » Hank se tourna pour le regarder avec ses yeux gonflés et rougis. « Viens ici une minute, je dois te dire quelque chose. »
« Vous avez retrouvé Sumo ? » Le jeune homme regarda curieusement le salon et sa LED jaune devint immédiatement rouge en ne parvenant pas à localiser le grand canidé. « Hank, où est-il ? »
« Connor... » Le quinquagénaire lui tendit l'objet manipulé nerveusement entre ses doigts. Il s'agissait d'un collier de chien en cuir usé avec une étiquette en métal. « Sumo est parti. Il est mort, fiston. »
« ...Mort ? » Le déviant prit le collier et regarda le nom Sumo gravé dessus, ainsi que l'adresse de la maison. « Je ne comprends pas. Comment a-t-il pu... mourir ? »
« Il était vieux... C'était son heure. »
Les mains de Connor se resserrèrent nerveusement autour de l'objet.
« Tu sais, parfois les animaux qui sentent la fin arriver, préfèrent se cacher pour mourir... » Continua sombrement Hank. « Il est déjà impressionnant qu'un Saint Bernard atteigne l'âge de neuf ans. Tu as contribué à rendre ses dernières années de vie agréables, gamin. »
« ...Où est Sumo, maintenant ? » Demanda tristement Connor. « J'ai besoin de savoir. »
« Il est dans la cour. » Répondit le détective avec une lourde grimace sur le visage. « Je t'avais promis de le ramener à la maison, alors je l'ai enterré dans le jardin où il aimait tant jouer. »
La LED rouge de Connor revint lentement au jaune tandis qu'il se levait du canapé et se dirigeait vers l'extérieur avec Hank sur ses talons.
Sous les flocons de neige qui recommençaient à tomber, le déviant se dirigea vers la tombe de terre fraîche creusée dans le coin de la propriété et s'accroupit devant pour la toucher, comme s'il avait besoin d'être sûr de ce qu'il voyait.
C'était réel. Le chien massif et adorable avait vraiment disparu.
Hank croisa les bras et laissa échapper un profond soupir.
« Est-ce que ça ira ? »
« Je ne suis pas sûr. »
Tout ce que Connor pouvait faire était d'essayer de comprendre la nouvelle réalité de vivre dans la maison sans Sumo pour lui tenir compagnie. Une larme chaude s'échappa de son œil et rapidement, il l'essuya.
Posant une main réconfortante sur l'épaule du déviant, Hank regarda à son tour la tombe fraîche.
« Vu la façon dont ma vie se dirigeait, je ne pensais pas lui survivre... »
Une fois de plus, l'androïde essuya sa main sur son visage.
« ...Est-il normal de pleurer la perte d'un animal de compagnie ? »
« Oui fiston. Il n'y a aucune honte à cela. Je l'ai moi-même fait , tu sais. »
« Hank, il va tellement me manquer. » Confia le jeune homme d'une voix étranglée par l'émotion.
« À moi aussi, gamin... » Tout en tapotant l'épaule du déviant peiné, Hank baissa tristement la tête. « ...À moi aussi. »
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Découragé et ennuyé, Connor était assis sur le sol du salon, faisant rebondir la balle verte de Sumo contre le mur, encore et encore, dans une tentative bizarre d'occuper son esprit pendant que Hank se lavait. Ses pensées étaient si échevelées et désorganisées par la perte inattendue et douloureuse de Sumo. Il n'arrivait tout simplement pas à accepter la perte brutale du fidèle compagnon.
Fraîchement douché, Hank sortit de la salle de bain et se rendit dans sa chambre en frottant une serviette sur ses cheveux gris. Il pouvait entendre la balle rebondir en rythme contre le mur du salon.
« Est ce que tu vas bien ? » Demanda prudemment Hank en se penchant sur le dossier du canapé pour observer le déviant dont la LED n'était plus rouge, mais d'un jaune guère mieux. « Tu peux me dire si tu es toujours bouleversé. »
Il ne répondit pas.
« Tu veux en parler ? »
« Ça ira... »
« Connor. » La voix de Hank portait une sympathie paternelle. « Tu ne pouvais rien faire pour Sumo. Comme je l'ai dit, il était vieux. »
« ...Je sais. »
Hank n'était pas convaincu. Connor avait beau être un déviant depuis presque deux ans, ce n'était toujours pas assez pour lui permettre de saisir la complexité des émotions et des réponses humaines. Contrairement à Markus, North et les autres déviants de la tour New Jericho qui avaient eu des années de contact avec les humains, Connor n'avait connu que les machines froides et l'indifférence des techniciens de CyberLife au cours de ses premiers mois de vie.
« Tu n'as pas à t'en vouloir, gamin. »
« J'aurais dû voir qu'il allait mal. » Se lamenta l'androïde en baissant sombrement la tête. « J’ai l’impression de ne pas avoir été là pour lui. »
« Sumo t’adorait. Agir ainsi était sa manière de te préserver de son... départ. » Le détective s'assit sur son fauteuil inclinable en poussant un lourd soupir et regarda pendant un instant le grand panier toujours présent dans le salon en souriant tendrement. « Dis, tu te souviens quand tu as essayé de lui donner son vermifuge ? »
La LED bleue du déviant passa au jaune.
« ...Oui. » Répondit-il en continuant à faire rebondir la balle verte contre le mur. « Il refusait de le prendre avec ses croquettes. J'ai dû me résoudre à lui donner par voie orale. »
« Si je me souviens bien, tu lui as couru après pendant près de vingt minutes. »
« Une épreuve pire que le bain... »
Hank gloussa brièvement.
« Il faut admettre que ce gros lourdeau nous a mis un sacré chahut dans la maison. »
« Ça va me manquer... » Avoua Connor d'un air maussade. « C'est devenu trop calme sans sa présence. »
« Ouais... »
Un long silence s'installa entre les deux amis jusqu'à ce que Connor s'adresse à l'homme perdu dans ses souvenirs.
« Hank, vous aimeriez le revoir ? »
« Ah fiston, si seulement c'était possible. »
« Ça peut le devenir. »
En réponse, le déviant activa cybernétiquement la télévision avant d'afficher sur l'écran les images du chien précieusement archivés dans sa banque de mémoire.
Hank découvrit alors avec surprise, l'anecdote du vermifuge, vécue depuis le point de vue direct de Connor. L'homme sourit en revoyant Sumo courir sans relâche dans le salon pour échapper aux bras du deviant avec les commentaires en fond qui l'amusèrent tout autant.
« Je t'ai prévenu que ça serait pas facile. Sumo est comme moi, il déteste les cachets. »
« Heureusement que vous ne cavalez pas comme lui pour y échapper. »
« Qu'est ce que tu en sais ? »
La séquence se poursuivit avec l'énorme chien en train de foncer dans le tas de CDs de Hank, puis les chaises de cuisine, avec en fond, la voix de Connor qui ne cessait de lui ordonner de s'arrêter.
Après une longue course poursuite dans la maison, la séquence se termina avec un gros plan de la tête de Sumo enfin emprisonné dans les bras de l'androïde. Sa langue baveuse léchait sans la moindre rancune le visage de Connor qui tentait d'éviter comme il pouvait le déversement de salive avant de finalement renoncer sous le rire moqueur de Hank.
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Le silence qui s'ensuivit fut des plus solennels. Comme si les deux amis essayaient de digérer ce moment plein de nostalgie.
Frottant machinalement sa barbe, Hank, encore sous l'émotion, demanda une faveur au gamin.
« Connor, tu crois que tu pourrais... »
Le déviant anticipa la demande et afficha sans plus attendre de nouvelles images de l'animal.
« J'ai exactement trois mille six cent souvenirs de Sumo dans ma mémoire. On pourra en regarder autant que vous voudrez. »
« ...Merci, gamin. »
Et ainsi, le duo passa toute la soirée à rire et à commenter les nombreux moments de vie de l'adorable chien qui avait marqué significativement leurs existences.
Pour toujours, Sumo restera leur bon garçon.
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