Les Disparues de Tamba Sasayama

Chapitre 1 : Logique contre intuition

Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/11/2016 00:45

Kazuha poussa un soupir d'ennui devant les équations mathématiques inscrites sur le tableau noir. Ce n'était que " x " et " y ", inconnues étranges liées entre elles par toutes sortes de symboles mathématiques. Kazuha haïssait les sciences, cette façon de croire que tout en ce monde était cohérent, et trouvait toujours une explication lui était insupportable. Une rangée plus loin, Heiji, quant à lui, avait déjà trouvé chacune des solutions. Kazuha lui lança un regard courroucé que le jeune détective d'Osaka ne remarqua même pas, trop occupé dans cet univers de " logique " qui lui plaisait tant. En somme, science et enquête étaient bâties sur les mêmes fondations : tout trouvait son explication, même un meurtre en chambre close. Cet aspect de cause à effet, parfaitement rigoureux, que Kazuha répugnait à accepter - à croire que les talismans qu'elle fabriquait, étaient inutiles- Heiji, elle le savait, en avait fait un des principes de base de son monde. Jamais il ne lui était venu à l'idée de croire en des phénomènes surnaturels, et c'est pourquoi, le garçon venait souvent à se moquer des superstitions à lesquelles tenaient son amie d'enfance. Malgré tout, la rationalité d'Heiji était un trait de son caractère que Kazuha ne pouvait modifier, quand bien même elle l'aurait souhaité. Plus encore, cela ne le rendait que plus séduisant à ses yeux, comme si Heiji et elle se complétaient dans leurs qualités tant comme dans leurs défauts, en une parfaite représentation du ying et du yang.

Plongée dans ses pensées, elle ne remarqua pas tout d'abord que ses camarades s'étaient levés d'un commun accord, alors que la sonnerie finissait de retentir dans le lycée. Kazuha bascula sa tête en arrière. Ses cheveux chatouillaient sa nuque légèrement hâlée par le soleil estival. Cette fin de journée annonçait la golden week, une semaine entière de jours fériés. Un repos amplement mérité après des journées entières, coincée, entre des livres d'algèbre.

Heiji l'attendait devant le portail de l'école. Ils avaient souhaité d'un commun accord ce lieu de rendez-vous, après que plusieurs rumeurs aient couru sur leur possible relation amoureuse. Ces ragots avaient le don d'embarrasser Kazuha, la jeune fille était d'un naturel discret au lycée. Voir tous ces adolescents la fixer la rendait mal à l'aise. Pire encore, elle craignait que cette situation l'éloigne d'Heiji. Heureusement pour elle, le garçon était indifférent face à ces bêtises. La seule raison qui l'avait poussé à accepter de telles mesures concernaient le bien être de son amie. Il ne supportait pas l'idée de la voir blessée, moralement ou physiquement.

Au dehors de l'enceinte du lycée, les élèves se noyèrent dans la foule obscure d'Osaka. Heiji les regardait passer les uns derrière les autres, pourtant son attention ne s'attardait sur aucune de ses camarades lycéens. Il attendait que Kazuha daigne enfin le rejoindre.

Il l'aperçue enfin, qui se glissait entre deux groupes de yankees dont les longues jupes noirs voletaient autour d'elles comme un épais brouillard. Heiji la tira vers lui d'un geste agacé. Il détestait devoir l'attendre à la sortie alors qu'il était si commode de rentrer chez eux dès la fin des cours.

" - Bakka* ! s'écria Kazuha. Lâche moi, bon sang, tu me fais mal !

Ce qu'Heiji fit aussitôt. Kazuha se massa le bras en simulant une douleur. Elle aurait aimé des excuses de la part de son amour d'enfance, ou pourquoi pas une légère inquiétude à l'idée de l'avoir blessée. Rien de tout cela. Déjà Heiji se frayer un chemin vers sa maison, afin de la raccompagner sans plus tarder.

- Qu'est-ce qui passe par la tête des garçons ? marmonna-t-elle alors qu'elle trottinait derrière l'adolescent, légèrement en retrait. Il ne me prête aucune attention, encore moins que d'habitude. Comme si ses pensées étaient tournées vers quelque chose...

Ce quelque chose, Kazuha le connaissait bien, que ce soit lors d'une visite chez leurs amis tokyoïtes, ou ici même à Osaka. Ce quelque chose, c'était une enquête, le plus souvent un meurtre, la seule chose susceptible d'intéresser le détective en herbe.

Kazuha soupira :

- Et moi qui voulais profiter de ces vacances pour passer du temps à tes côtés...

- Tu disais, Kazuha ? demanda Heiji alors qu'ils s'arrêtaient au feu rouge.

- Rien de tout ! Rien du tout ! bafouilla-t-elle. Enfin si, mais non, absolument rien...

Heiji ne put s'empêcher un léger sourire devant sa mine confuse. Elle n'en était que plus adorable.

Kazuha avala difficilement sa salive et continua :

- Sinon, qu'as-tu prévu de faire pendant la golden week ? s'enquit-elle avec un soupçon d'espoir ( peut-être était-elle dans l'erreur, peut-être Heiji ressassait-il juste une de ses nombreuses querelles avec son père. Les deux hommes étaient toujours en rivalité, comme si le mérite de l'un faisait ombrage au second ) . J'avais pensé, continua-t-elle, en ignorant du mieux qu'elle put l'air contrit d'Heiji, j'avais pensé qu'on aurait pu visiter ensemble le musée Chikatsuasuka*. Il expose en ce moment une reproduction très détaillée du tumulus de Nintokuryo*. C'est un peu loin, mais si on part tôt on évitera les heures de pointe à la gare de Kishi.

Kazuha se mordit la lèvre inférieure. Avant même de finir d'exposer sa proposition, elle connaissait déjà sa réponse. Ce n'était pas la colère, comme après une dispute avec son père qui brillait dans les yeux d'Heiji, mais bien l'excitation provoquée par une nouvelle enquête. Cette flamme brûlait au fond de ses pupilles, tel un feu de joie, et jetait dans son regard des paillettes d'or. Kazuha aimait à le voir emporté dans son élan, prêt à en découdre avec les criminels, à l'affût du moindre indice. Il était admirable. C'est pourquoi, elle se fâcha à peine devant son refus :

- Kazuha... gomennasai*. Je serai absent tout cette semaine, alors je ne pourrai pas t'accompagner.

Le feu passa au vert, et les deux jeunes gens traversèrent en silence. Heiji était mal à l' aise. Il avait passé sa main derrière l'épaule, pour s'afficher une certaine contenance, mais l'attitude de Kazuha l'inquiétait. " Allons bon, cette fille ne manque jamais une occasion de me crier dessus, de me tirer les oreilles. Elle critique toujours mes choix, souhaite toujours avoir raison et me faire changer d'avis. Pourquoi se tait-elle ? "

- Je m'en vais à Tamba Sasayama*, expliqua-t-il en guise d'excuses ( sinon je t'aurais accompagner, pensa-t-il très fort ) . De drôles d'histoires courent sur cette ville, des disparitions inexpliquées qui se soldent par des meurtres... Je veux découvrir ce qu'il s'y passe. J'aurai pu m'y rendre auparavant mais mon père refusait que je sèche les cours...

- Naruhodo*, répondit Kazuha.

- Tant mieux.

- Quand partons-nous ?

Heiji manqua de s'étouffer.

- Nous ne partons pas car, toi, tu ne viens pas ! s'emporta le détective lycéen. Qui t'as invité ?

- Personne, concéda Kazuha, les mains sur les hanches. Mais je veux t'accompagner. Au cas où il t'arriverait quelque chose...

Elle ne put empêcher son menton de trembler.

- Ridicule ! tempêta Heiji. Je n'ai pas besoin d'être protégé, surtout pas par un poids plume incapable de s'occuper d'elle même ! Par contre, si tu m'accompagnais, je serais obligé de jouer le rôle de baby-sitter. Non merci !

Heiji répugnait à formuler à voix haute ce que son coeur lui criait : " S'il t'arrivait quelque chose à toi, comment ferais-je pour vivre avec ce poids sur la conscience. Reste ici Kazuha, c'est le meilleur moyen pour que tu sois en sécurité. "

Kazuha n'entendit jamais ces paroles. Peut-être aurait-elle alors abandonné, si elle avait eu connaissance, quoiqu'il en doutait. Peut-être l'aurait-elle laissé partir malgré l'inquiétude qui lui nouait le ventre. Mais face à elle, Heiji n'avait rien perdu de sa superbe habituel. Il était arrogant, impatient de montrer l'étendue de son génie, incapable de voir le danger qui le guettait. Ce danger, Kazuha le sentait dans chacune de ses fibres, dans sa tête et son coeur. C'était une de ces intuitions qu'Heiji détestait, des sensations au-delà du rationnel que le jeune homme avait toujours pris soin d'ignorer éperdument.

- Heiji, j'ai peur pour toi. - Sa voix n'était plus qu'un murmure. - J'ai un mauvais pressentiment, comme si une chose terrible allait s'abattre sur toi là-bas.

Heiji ne perçut pas la détresse qui perçait dans ses paroles.

- Nous ne sommes plus des enfants, Kazuha. Ce que tu dis n'a aucun sens. Il s'agit juste de ta peur qui obscurcit ton jugement. Il n'y a rien de rationnel, aucune logique dans tes propos... Nous voila arrivé devant chez toi, rentre et repose-toi. On se verra en classe. "

Sur ce, le jeune détective d'Osaka tourna les talons et descendit le trottoir en pente qui menait à sa propre demeure. Kazuha fixa longtemps son dos musclé, son cou bronzé, ses cheveux noirs brillant sous les derniers rayons du soleil. Elle ne le quitta pas des yeux, jusqu'à ce qu'il disparaisse à l'angle d'un immeuble. Mille fois, elle voulut le rappeler, lui confier son inquiétude.

Elle n'en fit rien.

Une demi-heure s'écoula. Les nuages s'étaient amassés devant le soleil, et jetait la pénombre sur Osaka et ses rues bondées. Une légère brise s'éleva, qui obligea la jeune fille à rentrer chez elle. Un terrible doute l'oppressait.

Entre logique et intuition, l'issus était fatale.

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Vocabulaire : les astérisques se réfèrent à des expressions ou lieux japonais

Bakka : idiot

Chikatsuasuka : musée dont le thème est l’évolution, la formation du japon à travers les âge.

Nintokuryo : le plus grand tumulus du japon, grand amas de terre de 840 mètres de long élevés au dessus d’une sépulture.

gomennasai : désolé

Tamba Sasayama : ville médiéval, à l’aspect encore traditionnel, située à la périphérie d’Osaka. On y retrouve notamment un château fort, des musées concernant l’époque Edo. Comptez environ une heure de trajet à partir d’Osaka.

Naruhodo : j’ai compris, d’accord

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