Juste trop tard
Sirenia – All my Dreams : http://www.youtube.com/watch?v=k0D5FwL6rZY
Pourquoi rester avec des parents avec lesquels il est impossible de s'entendre ? Pourquoi vivre dans cet enfer quotidien alors que le monde est si grand ? Elle avait des ailes et ne souhaitait que les étendre afin de s'envoler au loin...
Ce fut ce que Kaoru fit. Elle ne s'était jamais très bien entendue avec ses parents, et avait fini par prendre sa décision un jour de ses seize ans. Après avoir rassemblé quelques affaires et récupéré une certaine somme d'argent, elle sortit de chez elle, une nuit, pour ne plus jamais revenir.
Elle avait planifié son départ pendant des mois, avide de s'en aller, de ne plus jamais revoir ces êtres qui l'avaient conçue mais qui ne l'aimaient pas suffisamment. Une sorte de haine mutuelle s'était établie entre les trois ; il était clair que l'un d'entre eux devait partir, et c'était elle qui se dévouait, non sans soulagement.
Ses journées se rythmaient par des reproches incessants, des hurlements de rage pour trois fois rien et l'impossibilité d'entretenir une conversation décente. Ses amies ne pouvaient pas la comprendre, ne vivant pas cela chez elle. Kaoru n'avait d'ailleurs prévenu aucune d'entre elles, elle ne leur faisait pas assez confiance pour garder ce secret et elles finiraient par cracher le morceau.
Peut-être que ses parents la rechercheraient. Elle n'en savait rien. Toutefois, s'ils essayaient, ce serait juste pour l'apparence. Si elle faisait marche arrière et retournait dans cette maison, tout serait encore pire. Et elle désirait plus que tout éviter cette vie puis s'en construire une autre.
N'ayant que seize ans, Kaoru avait tout fait pour avoir l'air plus adulte afin qu'on la laissât en paix. Elle avait mis des vêtements plus féminins en évitant de ne pas trop attirer l'attention non plus, s'était coupé les cheveux et avait mis une dernière touche de maquillage. Malheureusement pour elle, elle n'était pas bien grande, mais, heureusement, sa forte poitrine l'empêchait d'être confondue avec une collégienne.
L'adolescente marcha jusqu'à la gare où elle acheta un billet pour le premier train, impatiente de partir. Elle n'avait pas prévu de destination précise, où on risquerait de la retrouver. Elle souhaitait simplement disparaître. Qu'on la laissât tranquille. Cela arrangerait tout le monde.
Kaoru avait pris suffisamment d'argent pour vivre environ un mois, le temps de trouver un travail. Si elle mentait sur son âge, elle ne devrait pas avoir de soucis. Une fois arrivée, elle se mettrait à la recherche d'un endroit où dormir ; un petit studio serait l'idéal. Elle n'aurait certes pas un emploi très qualifié, néanmoins au fil du temps elle gravirait des échelons, elle en était persuadée.
Tant que personne ne se mettrait en travers de sa route, tout irait bien...
Son voyage en train dura trois heures, le soleil commençait à se lever lorsqu'elle arriva à destination. Kaoru était complètement lâchée dans la nature. Elle ne trouverait assurément pas de studio dans la journée et serait forcée d'aller dans un hôtel pour quelques jours. Mais cela ne l'empêchait tout de même pas de rechercher un travail.
Plus d'un an passa. Si Kaoru était partie plutôt optimiste, elle avait compris que tout n'était pas simple. Elle avait enchaîné plusieurs petits boulots, ses employeurs finissaient toujours par devenir méfiants quant à son âge et il lui fallait encore attendre un petit peu plus de trois ans avant d'avoir vingt-et-un ans. Lorsqu'on commençait à lui poser trop de questions, elle partait.
Trouver un logement ne s'avéra pas être une tâche facile. Les studios étaient prioritairement pour les étudiants, ce qu'elle n'était et ne serait jamais. Par chance, Kaoru avait fini par en trouver un en banlieue. Il était petit et plutôt délabré, cependant elle ne pouvait pas se permettre un loyer plus cher.
Ses fins de mois étaient difficiles, il lui arrivait de ne pas beaucoup manger afin de ne pas se faire expulser. Si elle perdait son appartement, elle tournerait mal. Elle finirait à la rue, on la renverrait. Et, cela, elle ne pouvait pas le permettre.
Toutefois, pour rien au monde Kaoru ne retournerait chez ses parents qui n'avaient même pas essayé de la retrouver. Elle avait sa propre fierté et ne comptait pas se rabaisser à ce niveau. Elle ne leur manquait absolument pas, en fait, ils devaient même être soulagés qu'elle fût partie. En conséquence, elle se refusait de songer à ces êtres sans cœur. Ils n'avaient jamais été en mesure de la comprendre, ils ne méritaient pas sa tristesse.
S'ils l'avaient souhaité, ils l'auraient retrouvée immédiatement. En effet, elle avait conservé son nom de famille puisqu'elle ne pouvait pas le changer. Son loyer était au nom de Kaoru Takashi, ses employeurs le connaissaient aussi. Peut-être l'avait-elle inconsciemment gardé de manière à ce qu'ils tentassent de la retrouver et de faire la paix, même si elle ne l'admettrait jamais.
Sa vie sociale était néanmoins très limitée ; elle n'avait pas le temps de sortir et n'était pas une étudiante, ce qui l'empêchait de fréquenter essentiellement des jeunes de son âge. Kaoru aurait pourtant voulu juste un ami qui pourrait l'écouter.
Surtout après la plus grosse bêtise de sa vie.
Pour une fois, il lui restait un peu d'argent de côté, et, après avoir traîné un moment dans les rues en se demandant quoi faire, elle était tombée sur un bar qui n'avait pas l'air trop glauque. L'adolescente n'avait presque jamais bu d'alcool, sans doute son ignorance à ce sujet l'avait-elle poussée à tenter de boire un verre. Puis un autre. Pour ensuite faire quelque chose qu'elle regretterait le restant de ses jours.
Kaoru n'avait que de vagues souvenirs de cette soirée. Elle avait discuté avec l'homme à côté d'elle qui paraissait être un habitué, et, ce dont elle était sûre, c'était qu'ils ne s'étaient pas quittés de la soirée. Personne n'avait besoin de dessin pour comprendre ce qui arrivait généralement avec deux personnes saoules de sexe opposé.
Le lendemain matin, Kaoru eut sa première expérience de gueule de bois qui la garda dans les vapes pendant une bonne demi-heure après son réveil. Ce ne fut qu'au moment de se lever qu'elle se rendit compte qu'elle ne portait rien sur elle. Ce détail la réveilla immédiatement, en la faisant paniquer au passage. Que s'était-il passé ?
Elle regarda autour d'elle pour se rendre compte qu'il n'y avait personne. Ses vêtements, cependant, se trouvaient un peu partout par-terre. Elle se doutait de ce que cela signifiait, néanmoins elle n'osait pas y penser, ne le voulait sûrement pas. Même si son corps lui fournit plus d'informations qui l'empêchaient de nier la vérité.
Kaoru fourra son visage dans ses mains, se demandant s'il ne s'agissait pas là tout simplement d'un mauvais rêve, même si elle savait pertinemment que c'était faux. Elle ne connaissait même pas l'identité de cet homme, elle ne se souvenait même pas de son visage ! Il lui semblait bien qu'il était nettement plus vieux, mais c'était tout. Pourquoi se souciait-elle seulement de qui il était ? Elle n'avait aucune intention de le revoir, ah, ça, non !
Elle attendit de se calmer puis sortit de son lit en se pressant d'avaler une aspirine, espérant que cet affreux mal de tête passerait bien vite. Elle ramassa machinalement ses vêtements éparpillés un peu partout puis remarqua qu'il y avait quelque chose dans l'une des poches de son pantalon.
Intriguée, Kaoru y plongea sa main puis en ressortit une carte de visite. « Haruse Kurebayashi » lisait-on dessus, avec une adresse ainsi qu'un numéro de téléphone. Elle connaissait à présent l'identité de cet homme. Elle fixa ce qui était écrit un moment avant de froisser le papier puis de le balancer par-dessus son épaule. Elle n'en avait rien à faire, puisqu'elle ne le reverrait plus jamais.
Si seulement elle savait à quel point elle se trompait.
Un mois plus tard, le verdict tomba. Elle était enceinte. La nouvelle l'avait totalement démolie, elle avait cogné les murs jusqu'à en avoir les mains en sang. Qu'avait-elle fait pour mériter un sort pareil ? Pourquoi elle ? Et pourquoi ce n'était pas l'homme qui portait l'enfant, pour une fois ?
Kaoru avait dès lors envisagé plusieurs solutions. L'avortement était hors de sa portée au niveau financier, de plus elle n'était même pas majeure, et une présence parentale était obligatoire. Jamais de la vie elle ne retournerait auprès de ses parents en rampant de la sorte. Elle se débrouillerait seule.
S'infliger des blessures physiques ne garantissait pas la mort du bébé, de plus elle risquait de se faire plus mal elle-même et d'avoir des séquelles plus graves. Elle ne pouvait demander de l'aide à personne, puisqu'elle n'avait aucune connaissance. Elle était livrée à elle-même.
Il ne lui restait plus qu'une solution : garder l'enfant.
Néanmoins, elle ne comptait pas le conserver après la naissance. Elle pourrait le faire adopter, de nombreux couples dans l'incapacité d'enfanter se battraient pour l'avoir. En tous cas, il était hors de question de l'élever elle-même. Comment s'en sortir financièrement ? Surtout qu'elle ne voulait pas d'enfants.
Kaoru réfléchit quant à sa situation actuelle : elle travaillait dans une société de téléphonie et restait assise toute la journée, elle pourrait donc continuer à travailler le plus tard possible, puisque ce n'était en rien éprouvant. Étant donné qu'elle ne garderait pas l'enfant longtemps, elle comptait bien reprendre le travail le plus vite possible. Négocier deux ou trois semaines de repos ne devrait pas compromettre son poste.
Les mois s'écoulèrent. Lorsque la jeune femme fut sur le point de contacter un organisme d'adoption, une autre idée lui vint à l'esprit : donner l'enfant au père. Après tout, il avait sa part de responsabilité dans cette histoire. Elle possédait son nom ainsi que son adresse, mais lui ne savait sûrement rien d'elle. Il ne pourrait pas tenter de lui rendre le bébé.
Cette idée lui plut fortement. Elle paierait jusqu'à la naissance, puis le père prendrait le relais. Elle ne pouvait de toute manière pas se permettre de garder un enfant dont elle ne voulait même pas. Le père pourrait lui raconter ce qu'il souhaitait, puisqu'elle ne serait qu'un fantôme inexistant dans leur vie.
Huit mois passèrent, Kaoru se retrouva forcée d'accoucher. Elle était soulagée de se libérer de ce fardeau. Elle avait entendu dire que les accouchements étaient douloureux, cependant elle n'avait pas imaginé souffrir à ce point. Elle avait été dans l'incapacité de bouger pendant quelques jours après.
Lorsqu'on lui proposa de porter le bébé après sa naissance, elle refusa. Après l'avoir considéré comme ce qui avait gâché sa vie durant toute sa grossesse, elle ne souhaitait prendre le risque de s'attacher à ce petit être. De toute façon, comment pouvait-elle seulement aimer un enfant après le manque d'amour que lui avaient porté ses parents ? Elle ne pouvait pas être mère.
C'était une fille. Elle pleurait fort. Kaoru la regarda de loin, incapable de la prendre dans ses bras. Elle ne savait pas pourquoi, néanmoins elle avait envie de pleurer. Sans doute parce qu'elle savait qu'elle ne pourrait jamais aimer ce bébé innocent qui grandirait sans sa mère sans n'avoir rien demandé. Mais c'était mieux ainsi.
D'ici quelques jours, elle donnerait l'enfant au père et n'entendrait plus jamais parler de cette histoire de toute sa vie. Il lui fallait juste tenir bon le temps de récupérer et de transmettre la petite fille. Puis, comme toujours, elle continuerait sa vie. Le père l'aimerait mieux qu'elle-même. Il avait probablement déjà des enfants. La petite aurait des frères et sœurs avec qui jouer. Elle serait heureuse avec lui. Après tout, Kaoru avait hérité de l'absence de cœur de ses parents.
Kaoru sortit de la maternité une semaine plus tard. Elle ne prit même pas la peine de passer par chez elle et se dirigea vers la maison du père. Il ne se souvenait probablement plus d'elle, cependant elle s'en moquait bien. Il allait élever le bébé, c'était tout. Elle n'avait même pas pris la peine de la nommer. Plus que tout, elle avait évité de la prendre dans ses bras.
La jeune mère âgée de dix-huit ans sonna à la porte puis découvrit un homme d'une bonne quarantaine d'années. Elle n'avait pas besoin de confirmation, elle était persuadée que c'était le père. Elle tendit le maxi-cosi où se trouvait le bébé.
« Voici votre fille. Faites-en ce que vous voulez, moi je n'en veux pas. »
Sans même attendre une réaction quelconque de la part de l'homme, Kaoru la posa par-terre puis s'éclipsa, en se persuadant qu'elle était débarrassée de ce problème dont elle n'entendrait plus jamais parler de sa vie...
Depuis la mort de sa femme, Tomoe, trois ans plus tôt, il était fréquent pour Haruse de boire un peu trop. Il laissait leur fils Sôichirô, qui avait onze ans lors du décès de sa mère, seul pendant parfois deux jours, jusqu'à ce que la police le retrouvât dans la rue, complètement ivre. Élever les enfants, c'était le rôle de la mère. Haruse ne voulait pas s'ennuyer avec cela.
Le père et le fils ne communiquaient que peu. Sôichirô avait appris à se débrouiller seul et était bien plus mature que les jeunes de son âge. Il avait à présent quatorze ans et vivait sa vie indépendamment de celle de son père. Ce dernier ne ramenait jamais de femme à la maison et, aussi surprenant cela paraissait-il, il s'était rarement réveillé dans le lit d'une autre.
En réalité, cela s'était produit trois fois. Haruse ne connaissait l'identité d'aucune d'entre elles, cependant il donnait toujours sa carte de visite – une habitude qu'il avait conservée après s'être fait renvoyer de son travail en raison de l'alcool.
Aucune d'entre elles n'avait cherché à le revoir, jusqu'à celle-là. C'était la deuxième, s'il se souvenait bien. Il n'avait conservé que quelques vagues images d'elle. Elle avait paru bien jeune et peu habituée à l'alcool. Lui-même avait déjà bu quelques verres, ce qui avait favorisé le contact. Ensuite, le lendemain matin, il s'était réveillé dans un lieu inconnu puis s'était éclipsé.
Toutefois, Haruse ne s'était jamais attendu à une telle visite. Il regarda le petit enfant qui dormait encore. C'était sa fille ? La bonne blague ! Il tenta de rattraper la jeune femme, pourtant elle avait déjà disparu de son champ de vision. Il ne connaissait même pas son nom. Cependant, il ne comptait pas s'embarrasser avec un bébé.
Haruse saisit la petite fille puis se dirigea vers la chambre de son fils dans laquelle il entra sans prendre la peine de frapper. Sôichirô, surpris de sa visite surprise, et encore plus de l'invitée, le fixa avec des yeux ronds, attendant une explication.
« Voilà ta sœur. Occupe-t-en, je n'ai pas que ça à faire. »
Si on lui avait dit qu'il aurait un jour une petite-sœur, Sôichirô n'y aurait jamais cru. Il avait déjà quatorze ans et avait compris ce qui s'était passé l'une de ces nuits où son père était ivre. Déjà qu'il n'appréciait pas son père, là il le détestait. Ce n'était rien qu'un lâche. Il l'avait délaissé totalement après la mort de sa mère et ne prêtait pas la moindre attention à ce nouveau-né.
L'adolescent regarda le bébé qui dormait. Il avait donc une sœur ? Il approcha un doigt et caressa sa petite joue. Elle était si minuscule... Il avait rarement vu de bébés, il ne savait pas vraiment comment faire. Il remarqua un sac contenant de la poudre pour le lait ainsi que quelques couches.
Et la mère dans cette histoire ? Qui était-elle ? Pourquoi n'avait-elle pas gardé le bébé ? Tout fut clair dans son esprit : aucun des parents ne voulait de ce bébé. Qu'avait-elle fait pour mériter un sort pareil ? Il les détesta tous les deux. Avaient-ils seulement songé à cette petite ?
Le nourrisson se mit à chouiner. Sôichirô, pris au dépourvu, se demanda comment la prendre dans ses bras. Doucement, il la souleva pour passer une main dans son dos puis porta l'autre derrière sa tête – il avait entendu dire qu'il fallait toujours la supporter -, puis la serra délicatement contre lui. Le bébé pleura un peu sous l'effet du réveil puis se calma bien vite.
Possédait-elle seulement un nom ? Son père ne lui avait rien précisé. Sôichirô chercha dans le sac s'il y avait le moindre papier, or il ne trouva rien. Il ne connaissait même pas la date exacte de naissance. Si nul ne portait la responsabilité, alors il choisirait.
« Coucou, Teru, je suis ton grand-frère, Sôichirô. »
Dès lors, Sôichirô fut le seul à s'occuper de Teru. Haruse n'avait même pas l'air de se rendre compte de son existence et continuait de vivre comme à son habitude, traînant dans les bars. Teru ne méritait pas de tels parents. Il prit la fâcheuse habitude de lui mentir. Il lui fit croire qu'ils avaient la même mère, Tomoe Kurebayashi.
Cette dernière était morte trois ans avant la naissance de Teru, néanmoins il lui fit croire qu'elle était décédée juste après avoir donné naissance. Haruse, de son côté, finit par connaître les conséquences désastreuses de l'alcool et mourut lorsque Teru avait trois ans. Au moins, elle n'aurait pas le temps de se souvenir d'un père aussi déplorable.
Teru n'avait pas besoin de parents qui ne voulaient pas d'elle. Son grand-frère était suffisant. Sôichirô adorait sa sœur. Il était le seul à l'élever et veillait sur elle à chaque instant. Il voulait lui offrir la meilleure vie possible, une vie où elle n'aurait pas à se soucier de ces parents indignes. Si la mère biologique tentait de la récupérer un jour, il l'en empêcherait.
Jusqu'à son dernier instant, Sôichirô prit soin de Teru, la confiant ensuite à celui qu'il considérait comme un frère. Tasuku n'était au courant de rien, il n'avait confié ce secret qu'à une personne, celle qu'il aimait. Il savait que si elle le révélait un jour, ce serait pour la bonne cause. Car, il lui faisait confiance...