Et plus dure sera la Chute

Chapitre 1 : Ce qu'il ne peut pas dire

Chapitre final

8303 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 12/09/2023 15:09

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[...] ils arrivèrent enfin.

Les anges rebelles étaient méconnaissables. Ils avaient coupé leurs cheveux pour la plupart, arrachés leurs auréoles et portaient des vêtements sombres comme s'ils reniaient la blancheur du Paradis. Lucifer, à leurs têtes, brandissait une lance interminable, le visage creusé par la haine. Ils venaient d'en haut, dépassèrent sans effort les Portes du Paradis et fondirent comme une vague sur l'armée des anges en contrebas. Le combat s'engagea dans un fracas épouvantable. [...]

S'il avait pu lever les yeux, il aurait vu Michaël affronter Lucifer en plein ciel. Et gagner. À cet instant, alors que Lucifer tombait et s'écrasait au sol dans un bruit sourd, le combat cessa. Le silence tomba brutalement alors que les anges rebelles voyaient leur chef terrassé. Ils avaient perdu. Ils laissèrent tomber leurs armes et se rendirent.

Mais Aziraphale ne vit rien de tout cela. Quand il avait relevé la tête en essayant de reprendre courage, son regard était tombé sur un corps à six mètres de lui. Et plus particulièrement sur une tresse de cheveux noirs qu'il ne connaissait que trop bien.

Son esprit refusa de comprendre. Le nom même ne voulut pas sortir de sa bouche. Indifférent à tout ce qui se passait autour de lui, les yeux braqués sur celui qui avait attiré son attention, il se leva et se jeta en avant. Il trébucha sur son épée dans sa hâte à courir vers l'autre ange. Quand il l'atteignit, il tomba à genoux près de Ramiel et le retourna en écartant fébrilement ses ailes maculées de poussière qui l'entouraient et le protégeaient. [...]

- Je suis tellement désolé, Aziraphale. Je te jure que ce n'est pas ce que je voulais. Je l'ai cherché juste pour lui poser une ou deux questions, pour savoir. Je sais que je n'aurai pas dû. C'était plus fort que moi. Et lui, il... Il parle si bien, si tu savais. Ils m'ont entraîné avec eux avant que je comprenne ce que je faisais. Je suis désolé, désolé. Je te jure que je n'ai blessé personne. Je t'ai cherché partout, et puis on m'a frappé, je suis tombé, mais je n'ai rien fait de mal, crois-moi, je te le jure. Tu me crois ? Dis-moi que tu me crois, je t'en supplie... Aziraphale...

Les mots s'étranglèrent dans sa bouche et il s'affaissa, épuisé. L'ange blond vit alors ce qu'il avait écarté inconsciemment. L'absence de lumière sur le visage décomposé de Ramiel. Le noir de sa tunique. L'épée en fer à son côté.

Ramiel était avec les rebelles.

Le cœur d'Aziraphale sombra.

Ramiel pleurait la tête baissée, secoué de sanglots déchirants. Aziraphale sentit ses propres larmes rouler sur ses joues. Il attira Ramiel contre lui et le serra si fort que l'autre ange hoqueta, le souffle coupé. Il allait lui dire que tout allait bien se terminer. Que le Créateur leur pardonnerai à tous, que ce n'était qu'une épreuve et que rien n'arrivait par hasard. Qu'il savait que Ramiel n'avait pas voulu vraiment se rebeller et que ça ne serait pas retenu contre lui. Et surtout qu'il l'aimait, qu'il l'aimait plus que tout, quoi qu'il fasse et qu'ils affronteraient ensemble ce qu'il allait se passer.

Il n'en eut pas le temps.

La voix du Métatron s'éleva, étouffant celle d'Aziraphale. Inaltérable et dénuée d'émotion, elle déchira le calme brièvement revenu. Elle était si puissante qu'elle fit trembler chaque ange encore debout.

- Que les infidèles tombent ! Qu'ils n'offensent plus le Créateur. Ils sont déchus, chassés du Paradis. Ce ne sont plus des anges !

Ramiel tourna la tête vers Aziraphale, le regard terrifié. La terre s'ouvrit sous ses genoux comme une bouche noire et lui aspira les jambes, l'arrachant d'entre les bras d'Aziraphale. Il fut englouti jusqu'au torse en un instant. Aziraphale se mit à hurler sans savoir ce qu'il disait. Il essaya de retenir les mains de Ramiel, qui pleurait en silence, mais elles lui échappèrent et après un dernier regard, son amant fut englouti. La terre se referma en frémissant. Toutes traces avaient disparu.

Ramiel avait disparu. [...]


"La fin et le commencement", la Grande Bataille

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- AZIR...

Le nom s'étrangle dans sa bouche alors que la terre se referme sur sa tête. Ramiel se sent aspiré en arrière de plus en plus vite, de plus en plus fort, écrasé de tous les côtés comme s'il allait être réduit à une masse de chair broyée. Cela augmente encore, il ne peut pas respirer, pas parler, il ne comprend pas ce qui lui arrive. Les mots du Métatron lui reviennent, enflent et explosent dans sa conscience paniquée. Il ne sait pas ce qu'ils signifient. Comment pourrait-il être autre chose qu'un ange et chassé du Paradis? Est-ce que cela veut dire qu'il ne verra plus jamais le Créateur ? Ou Aziraphale ? Et sa maison... Ses frères, ses amis... Ses étoiles...

NON! Pitié, je ne voulais pas ça ! Personne ne nous a dit que nous pouvions tout perdre! Pitié ! PITIÉ !

Mais il tombe toujours comme si un poids énorme l'attirait vers le bas, déchiré par son abandon et le corps torturé. Il n'avait jamais souffert auparavant. Maintenant, il ne ressent que ça et il ne peut même pas hurler. Soudain, l'étreinte terrible de la terre se relâche. L'obscurité s'ouvre sous lui, si peu piquée d'étoiles que la sensation est presque aussi étouffante que lorsqu'il a été avalé par le sol. Où est-il ? Il n'a jamais vu un endroit aussi sombre dans l'Univers. Son corps lui fait toujours mal et il crie enfin, une exclamation inarticulée qui résonne dans le vide. Si cela sifflait moins rageusement à ses oreilles, il entendrait peut-être d'autres cris lui répondre. Mais il est seul dans sa souffrance, aveuglé par ses propres cheveux, les membres écartelés par la vitesse. Progressivement, la terreur remplace insidieusement la douleur abrutissante... Pourquoi est-ce qu'il ne parvient pas à voler ? Il a beau essayer, battre des ailes, tenter de se changer en pure énergie pour quitter les ténèbres, il n'y arrive pas. Ses ailes sont pourtant là, douloureusement tordues dans tous les sens, mais intactes. Il devrait pouvoir se rétablir et arrêter sa chute, les anges savent voler avant de parler et de marcher. Il ne peut pas. Il ne peut pas, car il tombe trop vite et que ses ailes ne sont pas assez puissantes. Mais c'est impossible. Les anges ne sont pas contraints par des limites physiques, leurs corps ne sont qu'un aspect qu'ils choisissent de donner à leurs essences. Ils ne peuvent pas être arrêtés par quelque chose d'aussi lourd que des tendons et des muscles. Il le sait et se le répète frénétiquement, mais ça ne change rien. Il comprend soudain qu'en étant expulsé du Paradis, il a été enfermé dans un corps. Le choc éteint son cri et pendant une poignée de secondes qui ressemblent à des heures, il ne voit, n'entends et ne sent rien.

Un corps.

Comme Adam. Faible, fragile, sensible, solide et limité.

Affreusement limité.

Son essence semble se dilater, comme si elle cherchait à fuir, à faire craquer son enveloppe charnelle pour être libre. Mais il ne peut pas en sortir. Prisonnier de cette chair si épaisse, étouffant soudain, il a l'impression que deux mains glacées lui empoignent le cœur et serrent, serrent...

C'est la chaleur sur sa peau qui le ramène à lui. La sensation est nouvelle, si différente maintenant qu'il est forcé de ressentir d'une façon unique. Il ouvre les yeux à contre-cœur et un soleil empli sa vision. D'un blanc presque bleu, l'astre est énorme, il en a rarement vu de si massif. Il emplit tout l'espace devant de lui. En tant qu'ange et surtout en tant que Bâtisseur, il n'a jamais craint la lumière. La beauté brûlante des étoiles lui était une source de joie. Il ne se méfie pas. Il regarde les arcs de cercle formés par les rayons de chaleur, les geysers gigantesques, la surface palpitante de magma. Il s'accroche à cette vision familière et ne sent pas la douleur tout de suite. Mais elle le poignarde brutalement dans les pupilles à la suite d'une explosion de lumière et de chaleur plus forte que les autres. Il les ferme précipitamment, panique de nouveau alors que la souffrance persiste malgré l'obscurité de ses yeux fermés. Il ne voit pas du noir, mais du gris, traversé par des éclairs blancs. Il pense seulement que la peau de ses paupières est trop fine pour bloquer la lumière du soleil, et malgré la douleur toujours intense, il rouvre les yeux pour vérifier qu'il s'en écarte. Mais il ne voit que du gris. Il ne peut distinguer la lueur éclatante de l'étoile. Pourtant, il sent toujours sa chaleur sur le côté de son corps. Il lève la main devant ses yeux sans vouloir le croire.

Il ne la voit pas non plus.

Le mot "aveugle" lui vient à l'esprit, mais il le repousse. Il sait que Lucifer lui a arraché son auréole comme aux autres, mais il n'as pas pensé que cela le condamnerait à ne voir qu'avec ses yeux. Il se remémore la vision parfaite qu'il avait avant et les larmes inondent ses globes oculaires brûlés. La douleur est telle que pendant un moment, il ne sait plus s'il pleure à cause d'elle ou parce qu'il ne peut plus voir.

Et il tombe encore. Il tombe pendant des heures, souffrant toujours affreusement. Il n'arrive pas à craindre ce qui l'attend, car ce qui lui est arrivé et le présent sont déjà insupportables. Il ne peut pas imaginer quelque chose de pire que ce qu'il vit déjà.

Le choc avec le sol le prend alors complètement par surprise.

Il n'a pas entendu les impacts de ses frères ni leurs cris, il n'a pas eu le temps de s'y préparer.  

Son corps se disloque brutalement quand il s'écrase la terre crayeuse. Un cratère se forme autour de lui. Les os de ses membres se brisent, se tordent, sortent de leurs emplacements pour percer sa peau. Ses organes explosent, ses vaisseaux sanguins éclatent. Sa mâchoire brisée lui déchire les joues alors qu'il gît à plat ventre dans la poussière, le visage en morceaux.

Il est conscient.

Horriblement, impitoyablement conscient.

La souffrance qu'il a ressentie jusque-là n'était rien. Il arrête subitement de réfléchir, de comprendre. Ses pensées ne sont qu'un hurlement ininterrompu. Tout devient insupportablement blanc.

Si son corps n'est pas mort, ce qu'il était, l'ange qui s'appelait Ramiel agonise lentement pendant les longues heures qui passeront avant que les plus gros ravages ne guérissent d'eux-mêmes. Il oublie ceux qu'il aime, et ne se rend pas compte qu'il a oublié, car la souffrance et la peur occultent tout. Mais quand il peut enfin être autre chose que de la chair qui souffre, il est incapable de se rappeler du lien qu'il avait noué, si étroitement et si fort. Telle est Sa volonté, et tous l'ignorerons, incapable à jamais de connaître l'étendue de Sa miséricorde... Ou de Sa cruauté. 

Quand il se sent capable de bouger, il crache la boue mélangée à son sang et à ses dents qui lui emplissaient la bouche. Il bascule sur le côté en tremblant par mouvement spasmodique. Il ouvre les yeux, mais il ne voit toujours que du gris. Il est à peine capable de penser, mais il prend lentement conscience de ce qui l'entoure. Il sent la terre contre ses doigts recroquevillés et sa joue gauche. La chaleur ondule sur sa peau nue si sensible. La douleur palpite toujours dans sa chair alors que ses membres tentent de se ressouder. Mais il est tellement épuisé, si atrocement blessé que son corps ne parvient pas à se guérir aussi vite et complètement qu'il le devrait. Il laisse tomber sa tête en arrière, incapable de la tenir droite plus longtemps. Et il referme ses yeux inutiles. Au début, il ne perçoit que le bruit affolé de son propre cœur et le murmure de ses pensées, si angoissantes qu'il n'ose pas leurs prêter attention. Il s'oblige à s'en détacher, il ne veut pas perdre le peu qui lui reste. Alors il se concentre sur la présence de ses frères, qu'il ressent enfin. Il arrive aussi à se souvenir de ce qui s'est passé, de la Grande Bataille et des anges rebelles qui étaient à ses côtés. Même cela semble flou et lointain, il comprend qu'il n'est pas seul. Mais ils ne viennent pas soulager sa souffrance, son désespoir. Il se demande pourquoi ils l'abandonnent ainsi. Puis il comprend, et l'évidence le fouaille cruellement. Ils ne peuvent pas. Ils vivent le même calvaire que lui. Il revoit leurs visages assombris par l'absence de leur auréole, leurs vêtements sombres et les armes nouvelles dans leurs mains, mais aussi la tension dans leur corps, l'espoir que leur avaient donné les mots de Lucifer. Ils étaient tous tellement jeunes, puisque ce sont les jeunes qui remettent tout en questions, qui doutent. Et qui sont aussi naïfs. Ils avaient tous été impitoyablement punis, les coupables comme les indécis.

Son cœur se brise de nouveau. Très vite, il doit étouffer le chagrin, passer à autre chose, car la moindre émotion est maintenant insoutenable. Ses pensées dérivent et ne se fixent sur aucun sujet. Sa guérison est erratique, partant d'un endroit puis le délaissant sans raison pour s'attaquer à un autre, le laissant plus longuement impuissant et endolori. Ses ailes pendent dans son dos, cassées et à moitié réformées. Elles sont une autre source de souffrances, car elles se sont transformées en poids mort, le déséquilibrant et l'entraînant en arrière, remuant sans arrêt une fracture ou une autre. Toujours aveugle, il ne parvient à sentir que l'odeur écoeurante du sang, de la terre et de la chair brûlée.

Combien de temps s'est écoulé depuis que sa terre natale s'est refermée sur lui comme une bouche avide ? Un jour, deux peut-être. Cela lui semble à la fois des secondes et des années. Il se demande à quoi il ressemble, si la douleur va s'arrêter. Il ne sait pas et le doute seul est ignoble. Il veut voir où il est. L'urgence lui serre la gorge alors qu'il est entouré de gris, qu'il n'entend qu'une stridulation aigue et des bruits sourds. Il a encore du mal à réfléchir, et ses os qui se redressent en craquant sèchement ne lui facilitent pas la tâche. Seuls sa tête, son torse et ses bras sont redevenus presque entiers. Il roule sur le ventre, se redresse sur les coudes, la tête dans les mains. Il ignore la douleur sourde qui explose dans le bas de son corps et se concentre. Il essaye de modeler la réalité comme il l'a toujours fait afin de se guérir. Mais il ne parvient pas à retrouver la vue, même s'il essaye aussi fort qu'il le peut, les doigts crochetés sur son crâne et les larmes aux yeux.

Au bout d'un moment, il se rend compte qu'il n'a plus de voix. Les cris et la chaleur lui ont si bien abîmée que même s'il murmure, rien ne sort de sa bouche. Les anges, eux, devaient prononcer les Mots pour leur donner vie. Il se dit que peut-être, ce n'est que ça. Il espère que ce n'est que ça. Lentement, il fait vibrer sa voix, se racle la gorge et se force à tousser. Il essaye encore. Mais il ne parvient qu'à siffler misérablement. Découragé, il se laisse tomber sur le côté et tressaille quand son aile droite frotte contre le sol.

Un long moment passe, pendant lequel il est incapable de penser, de se relever ou de supporter un nouvel échec. Et puis sans raisons, un souvenir lumineux perce dans son esprit épuisé, celui d'une présence chaleureuse, mais sans visage qui écrit devant lui une phrase en Langue Sacrée. Brusquement, il pense que le Mot "vision" pourrait remplacer ses yeux. Sans y réfléchir davantage, il lève une main tremblante et de l'ongle, il entame la peau neuve sur son visage pour le graver sur son front jusqu'à l'os. À peine a-t-il terminé le dernier trait que cela fonctionne : il voit. Sa vue est très pauvre, elle n'a rien de semblable avec la vision parfaite qu'il possédait grâce à son auréole. Mais il voit ! Il voit sa main droite, tordue et enfoncée dans la boue rougeâtre sous lui et la gauche qu'il abaisse ensuite doucement. Il voit les bords concaves du trou sombre dans lequel il est, les éclaboussures de son sang dans la poussière, les morceaux de chairs rouges et les pierres noires qui l'entourent. Il voit le ciel sans étoiles au-dessus de lui, des ténèbres si épaisses qu'il a l'impression d'une masse vivante qui le regarde à son tour. Il frissonne violemment puis s'en détourne en essayant de l'ignorer. D'où il est, il ne peut distinguer que les rebords de son cratère. Il lui faudra en sortir pour pouvoir avoir une vision plus globale de l'endroit où il est tombé. Ses jambes ne sont encore que deux formes gonflées et sanguinolentes. Il évite de les regarder trop longtemps, mal à l'aise. Il ne peut pas marcher. Instinctivement, ses ailes s'ouvrent pour préparer son vol. Mais la droite ne parvient pas à s'étirer complètent, et s'il insiste, l'élancement se transforme en supplice. Il est resté appuyé trop longtemps dessus et elle a ressoudé le gros os double du milieu dans le mauvais sens. Il ne cherche pas à essayer de se guérir mieux. Il sait confusément qu'il a peu de chances d'y arriver rapidement, et il préfère s'accrocher à ce qui est réalisable. Alors il rampe lentement et douloureusement, pousse sur les muscles de ses bras à peine reformés qui frémissent sous l'effort. Il doit s'arrêter plusieurs fois, quand sa chair à vif heurte quelque chose planté dans le sol, pierre pointue ou esquille d'os. Mais, obstiné et résolu à survivre, il parvient à en sortir.

Les coudes plantés dans la terre, le ciel noir comme un couvercle au-dessus de sa tête, il laisse, bouche bée, son regard glisser sur le paysage alentour. Il n'y a rien de beau ou de délicat ici. Pas d'eau, pas de plantes, pas de créatures vivantes et pas de soleil. Mais aussi loin que porte le regard, des milliers de cratères comme le sien, plus ou moins profonds, plus ou moins larges. Il ne distingue que les plus proches, et dedans, les silhouettes vagues, tourmentées et difformes de ses frères. Sous le choc, il reste longtemps ainsi, immobile, à superposer cruellement la magnificence du Paradis à cet endroit sans vie. Il ne veut pas imaginer que sa maison est ici maintenant. Il ne peut pas l'envisager plus de quelques instants sans que l'angoisse ne le submerge. C'est impossible. Il lutte pour ne pas s'effondrer, pour détourner les yeux du calvaire de ses frères. Il sait que s'il s'abandonne à son chagrin, il ne pourra probablement pas se relever. Il restera là, recroquevillé, endolori, détruit. Il ne peut pas. Il ne veut pas.

L'ouïe lui revient subitement avec un écho douloureux dans sa tête, et la clameur qu'il perçoit alors le fait vaciller. Le bruit est épouvantable. Il n'a jamais rien entendu de pareil et il ne peut pas y échapper malgré les deux poings qu'il plaque précipitamment sur ses oreilles. Des hurlements et des gémissements sans fin saturent l'air, des lamentations aiguës parviennent parfois à percer la cacophonie et résonnent un instant de façon poignante parmi les suppliques entrecoupées de sanglots et les prières. 

C'est la plainte de milliers d'anges qui s'adressent au Créateur. Ils lui disent qu'ils seront meilleurs, obéissants et qu'ils ne se tromperont plus. Ils Lui demandent pardon parce qu'ils ne savaient pas. Ils ne savaient pas.

Il lui faudra longtemps pour réussir à se détacher du bruit et à ne plus s'y dissoudre pour chercher les mots les plus justes, les plus beaux, qui pourraient toucher le Créateur. Il maudit la faiblesse de son corps de chair et de sang qui l'empêche de se joindre à ses frères pour Lui parler. Sa gorge ne produit encore que des chuintements sans signification. Alors il essaye quand même de Lui dire ce qu'il pense et combien il regrette. Ce n'est qu'après de longues minutes d'espoir fervent qu'il se souvient que c'est inutile. Le Créateur a toujours refusé d'avoir accès aux pensées de ses anges. Muet, c'est comme s'il était mort pour Lui. Il a l'impression de recevoir une gifle.

Soudain, il y a une voix qu'il peut distinguer des autres. Plus puissante, plus riche, elle surnage légèrement dans le chœur et il l'écoute distraitement L'implorer de leur accorder Sa miséricorde. Il ne la reconnut que lorsqu'elle cessa brutalement de pleurer et, sans aucune transition, se mit à cracher sa rage si violemment qu'il sursauta et qu'autour de lui presque tous les autres anges se turent.

Lucifer.

Son chant, le plus beau de tous lorsqu'il était encore au Paradis, son chant merveilleux s'est éteint. Ces deux autres voix sont si fortes qu'elles sont indiscernables et encore cassées par tout ce temps passé à supplier. Il bute parfois sur les mots qui avaient été un enchantement dans sa bouche, mais continue à vociférer à l'adresse du Créateur des insultes et des menaces qui le firent se recroqueviller de peur dans la poussière. Il s'attend en tremblant à une autre manifestation de la colère divine et à un nouveau châtiment encore pire, encore plus douloureux. Mais la voix rocailleuse continua sans que rien ne se passe pendant de longues minutes. Il finit par relever la tête vers les ténèbres au-dessus de lui, restées aussi froides et vides qu'avant. Une certitude l'envahit, plus douloureuse que les blessures qu'il avait subies jusque-là.

Le Créateur ne veut plus les entendre.

Il n'y aura pas de pardon.

C'est un nouveau choc qu'il encaisse mal, ses yeux aveugles écarquillés sur ses mains vides. Les larmes lui viennent, abondantes, tombent dans ses paumes ouvertes, mais il ne sent rien. Il les laisse couler, lui emplir la gorge et le faire suffoquer sans bouger. Son esprit vacille sans trouver à quoi s'accrocher pour espérer encore, car le lien avec son Créateur avait été la lumière de sa vie. Un abîme s'ouvre en lui et les ténèbres du ciel semblent descendre jusque dans sa tête pour l'achever.

Plus tard, il se réveille allongé sur le côté sans se souvenir de s'être endormi. Il ne sait pas combien de temps s'est écoulé. La douleur revient, comme un coup de couteau dans la poitrine quand il se souvient, alors il s'empêche précipitamment d'y penser. Il ne peut plus en supporter davantage, et enfouit en lui tout ce qui pourrait le blesser. Il se force à se concentrer sur son corps, sur l'immédiat. Et sur rien d'autre. La douleur palpite encore dans sa chair fatiguée, mais c'est un tiraillement plus diffus, plus sourd et plus profond qui ne paralyse plus son esprit. Il remarque que ses jambes sont guéries, mais qu'elles semblent désarticulées à partir de ses hanches. Ça se remettra en place plus tard. Il ne peut toujours ni marcher, ni voler, mais il accepte ses deux manques sans rien ressentir. Il doit avancer.

Il ne remarque le silence que plus tard, alors qu'il rampe difficilement entre les pierres acérées. Lucifer ne hurle plus et il ne sait pas s'il doit s'en réjouir ou non. La semi-pénombre qui baigne le panorama de lune morte à l'air encore plus oppressante maintenant que ses frères ne gémissent que pour eux-mêmes. Il ne se demande pas pourquoi il y voit alors qu'il n'y a pas d'étoiles ni aucune source lumineuse au sol. Quelques jours auparavant, cette particularité l'aurait enchanté. Mais maintenant il se contente d'être satisfait de pouvoir distinguer ce qu'il y a devant lui. Il n'essaye pas non plus de regarder dans les cratères qui l'entourent, de chercher du réconfort auprès des autres. Ce serait inutile et il ne peut tout simplement plus supporter le moindre choc. Son esprit et sa capacité à ressentir ont été saturés. Il avance, uniquement pour ne pas rester allongé dans son sang et dans les fragments de son corps. Ça ne sert probablement à rien, il ne parvient pas à imaginer trouver quoi que ce soit de bien ici. Mais peut-être qu'il tombera sur un endroit dans lequel s'enrouler et pouvoir tout pleurer en sécurité.

Le temps est comme arrêté pour lui alors qu'il se traîne lentement. Il a beau faire son possible, ses ailes et ses jambes sont si lourdes qu'il ne parvient pas à faire plus de quelques centimètres à chaque fois. Il se demande si tout sera aussi douloureux et frustrant maintenant. Puis l'idée s'évanouit de son esprit épuisé et il continue. Il crispe les mâchoires quand il entend monter des bruits mouillés de déchirure du cratère qu'il est en train de longer. En voulant détourner la tête pour ne pas voir l'ange qui y essaye désespérément de libérer son essence, il entraperçoit quelque chose d'énorme et de rouge qui bouge dans son dos.

La peur, glacée, fond de nouveau sur lui comme une vague et il s'immobilise. Elle est d'autant plus importante qu'il s'était interdit de ressentir quoi que ce soit. Il veut continuer quand même, mais il se rend compte que le sol tremble et que de petites pierres roulent sous ses mains. Des cris éclatent soudain derrière lui. De nouvelles supplications, hurlées par des voix aiguës de terreur. Mais c'est différent. Il n'y a qu'un ange à la fois qui crie, ils se succèdent et ils ne s'adressent pas au Créateur pour lui demander Sa clémence.

Ils parlent tous à Lucifer.

Ils lui demandent de les épargner, de ne pas les faire davantage souffrir. Comment le pourrait-il ? Il n'a jamais voulu que leur bien. Il était leur guide à tous, l'un des plus puissants, celui qui leur apportait la beauté. En tenant tête au Créateur, Lucifer voulait que les anges gardent leur place d'enfants chéris dans Son cœur, eux qui sont tellement plus méritants qu'Adam. Il voulait seulement qu'Il s'en rende compte. Ils ont tous suivis Lucifer pour ça, persuadés qu'il avait raison et que le Créateur comprendrait leurs demandes et leur peine. 

Il pense fugacement à ce qu'il est devenu, lui qui n'était qu'un très jeune ange sans beaucoup de pouvoir, et se demande ce que la Chute à pu faire au Porteur de lumière. Il pressent qu'il le saura s'il tourne la tête, car les chocs qui font trembler le sol se sont encore rapprochés. Il se met à trembler. Tout s'enchaîne trop rapidement pour qu'il ait le temps de se remettre un peu. Il ne lui reste plus rien pour affronter ce qu'il sait qui l'attends derrière lui. Mais il a toujours été curieux, trop curieux pour son propre bien. Il cède aux questions qui envahissent son esprit et se retourne en roulant sur le dos, écrasant ses ailes inutiles derrière lui.

La surprise et l'horreur le clouent sur place.

À une dizaine de mètres de lui, à genoux devant un cratère et le bras y disparaissant jusqu'au coude, se tient un être rougeâtre, quatre à cinq fois plus grand que tous les autres déchus qu'il a entraperçu. Il est absolument nu, et ne semble pas souffrir comme eux alors même qu'il est recouvert de cruelles brûlures pleines de poussière grise. Pas un centimètre de peau n'a été épargné et la chair est creusée si profondément par endroit que des muscles noircis et des os d'un blanc choquant y pointent au moindre de ses mouvements. Le haut de sa tête chauve est entouré par une série de cornes hideuses, criant l'absence de la couronne de lumière qui y avait étincelé. Il ne parvient pas à voir distinctement ses yeux dans l'amas de chair torturée, aux pommettes enfoncées, sans nez et sans lèvres de son visage, mais il ne peut que remarquer les grandes dents jaunes et pointues qui emplissent sa bouche horriblement souriante. Ses ailes immenses, pratiquement chauves, sont tellement brisées qu'elles ballottent derrière lui comme des sacs de viandes sans os. S'il n'avait pas reconnu sa voix double, jamais il n'aurait pas voulu admettre que cette chose était Lucifer. Il ne reste rien de l'ange resplendissant dont le rire allumait des soleils et c'est insupportable de le voir ainsi, alors que tout ce qui faisait sa beauté lui a été arraché.

Malgré sa vue faible et brouillée par ses larmes qui se sont remises à couler, il le vit sortir un de ses frères de son cratère. L'ange se tord entre ses doigts et Lucifer lui répond d'un ton joyeux, comme si celui qu'il tenait n'était pas en train de lui hurler sa terreur. Il le vit le recouvrir ensuite de son autre main en ignorant ses suppliques, engloutissant dans l'ombre ses plumes blanches et ses cheveux clairs.

Il ne s'attend pas à ce qui se passe ensuite, et le choc est dévastateur. 

Lucifer resserre ses mains sur l'ange si fort qu'elles en saignent. L'horrible craquement mouillé qu'il entend distinctement malgré la distance et le bruit diffus de panique autour de lui retourne les tripes.

Glacé, il n'arrive pas à comprendre ce qu'il se passe, alors même que Lucifer ouvre les mains sur la masse rougie et inerte qui était l'un de leurs frères il y a à peine un instant. Il malaxe le corps avec ses doigts ensanglantés, lui parle encore d'une voix trop cassée pour que les mots lui soient compréhensibles de là où il se trouve, puis le laisse tomber négligemment. Il eut à peine le temps de l'apercevoir avant qu'il n'atterrisse brutalement dans la terre, car déjà, Lucifer avance lourdement vers un autre cratère et y attrape celui qui l'a creusé. Il l'en sort, le secoue vaguement, mais l'ange est évanoui et ne réagit pas. Lucifer hausse les épaules, et l'écrase entre ses doigts, sans hésitations, sans cesser de parler, barbouillant soigneusement de son sang ses membres flasques. Et il l'abandonne ensuite derrière lui, en cherchant des yeux le trou suivant pour recommencer. 

Il ne pleure même plus. L'horreur a éteint tout le reste en lui, il ne pense pas, ne ressent rien d'autre. Il ne bouge pas alors que ceux qui le peuvent fuient devant lui, marchant parfois sur ses mains, trébuchant sur ses jambes et ses ailes. La douleur ne le réveille pas. Il n'arrive pas à détacher les yeux de Lucifer qui se rapproche déjà. 

Pour lui, pour sa cause, ils ont perdu tout ce qu'ils aimaient. Et il les trahit. Alors que leur reste-t-il maintenant ?

La question, cruelle, se répète dans sa tête et pendant un moment, il est incapable d'y échapper. Il oublie le danger, la douleur qui pulse toujours dans son corps, ses frères et sa détresse. Il n'y a que cette question, et le futur comme un abîme qu'elle suggère.

Mais on lui percute à l'épaule et le monde s'impose à nouveau à lui. Les cris, les chocs sourds, l'odeur de brûlé... Et puis l'ombre gigantesque de Lucifer au-dessus de lui.

Ses entrailles se contractent de terreur et il se jette instinctivement dans la direction opposée. Ses jambes ne sont toujours pas guéries, et au lieu de se relever pour courir comme il l'aurait voulu, il tombe à plat ventre dans la poussière. Il ne perd pas de temps à essayer une autre fois et tend les mains devant lui pour ramper aussi vite qu'il le peut. Les pierres pointues lui déchirent les mains, la poussière le fait glisser sans cesse, mais il continue. Il ne veut pas mourir. Il ne veut pas finir déjà, il avait survécu, il avait encore une chance ! Il... 

La main de Lucifer s'abat sur lui et le cloue au sol. Il lutte contre sa prise, essayant d'ouvrir ses ailes malgré la douleur lorsqu'elles butent contre la paume froide et humide de Lucifer. Les doigts sanglants se referment sur lui et le sol s'éloigne brutalement. 

- Tiens, tiens... On commence par fuir et après, on se retourne pour mordre ? 

Lucifer le lève pour le mettre à sa hauteur sans le moindre effort, le retournant même pour le regarder. Lui, il se débat avec ce qui lui reste de forces, ruant, griffant et sifflant sans parvenir à crier. 

- Tch. Arrête de te tortiller, idiot. Je fais ça pour toi. Pour vous tous !

Lucifer passe son pouce sous son menton pour lui coincer mieux les bras, l'obligeant à lever la tête vers lui. Il est si près qu'il voit enfin ses yeux, deux puits obscurs et déments qui semblent l'appeler. Lucifer lui sourit, d'un affreux sourire qui fait saigner l'une de ses joues défoncées. 

- Grâce à moi, tu vas renaître. Tu n'auras plus rien d'un de Ses anges et tu seras plus fort, plus dur. Et je sais déjà avec quoi je vais te mêler, mon petit ami rampant. 

Terrorisé, il essaye de se recroqueviller aussi loin qu'il le peut entre ses doigts en secouant frénétiquement la tête. Il ne le croit pas, et ne veut rien de lui. Il en a assez eu. Mais Lucifer l'ignore, comme il a ignoré la volonté de tous les autres. Recroquevillé sur lui-même, tout est si terrifiant et si terrible que son esprit lâche prise, sa conscience vacille et s'éteint pour sauver ce qui peut encore l'être. Il sait ce qui l'attend et voudrait se débattre, mais il regarde sans bouger Lucifer refermer ses mains sur lui. Il serre, et son univers se réduit à la souffrance insoutenable qui le broie et qui balaye ses pensées, jusqu'au pauvre reste de sa personnalité d'avant. Ramiel meurt définitivement quand Lucifer le lâche, inconscient et ravagé, dans la poussière grise.

Celui qui rouvrira les yeux des heures après, pas même étonné d'être vivant, ne sera qu'un corps sans passé et sans avenir. Il tremble encore sous l'écho de la souffrance qui s'attarde dans ses os, mais il a déjà pratiquement cicatrisé et, aussi affreuse soit-elle, elle diminue très rapidement. Une fois qu'elle devient supportable, il pose enfin les yeux sur ce corps qu'il ne connaît pas. Il est vaguement conscient qu'il devrait être horrifié par ce qu'il est devenu. Il le sera, oui. Plus tard, quand il se souviendra, quand il comparera. Mais là, alors qu'il se relève lentement en découvrant la puissance de sa nouvelle musculature, alors qu'il cherche son équilibre sans ses bras, qu'il essaye de jurer avec une bouche qui n'est pas faite pour parler, là, il n'a de sa Chute et du calvaire qui l'a suivie que des souvenirs très flous. Cela lui laisse une telle impression de peur et de chagrin qu'il ne veux pas s'y attarder.

Et surtout, il n'en a pas le temps. 

Très vite, il doit apprendre qu'ici, tout est rouge, cruel et acéré. Les pleurs sont remplacés par des hurlements de douleur : Lucifer ne supporte pas la faiblesse. Il les encourage à traquer les traîtres parmi les traîtres, ceux qui ont encore la force d'être bons et de tendre la main, ceux qui n'ont pas cessé d'être des anges malgré tout. Ceux-là sont traînés devant tout le monde pour être exécutés sur-le-champs, et il ne faut pas laisser échapper une larme, un frémissement, ou vous êtes poussés dans le cercle pour les rejoindre.

Pour survivre, il faut obéir sans protester, s'amuser de la violence et surtout ne montrer aucune faille, comme s'il fallait être aussi impitoyablement cruels que les anges étaient doux. Les faveurs de Lucifer se sont distribuées à coups de crocs et de griffes lorsqu'il a établi une hiérarchie entre eux. Il a fallu se battre pour arracher la moindre miette de pouvoir possible, écraser les autres, exposer sans honte leurs faiblesses, leurs douleurs ou leurs doutes pour les écarter du chemin. Cela a creusé encore plus le trou vorace qu'ils ont maintenant dans la poitrine, le manque impitoyable qu'ils ressentent tous sans pouvoir le montrer : Lucifer tue ceux qui pleurent le Paradis aussi férocement que ceux qui n'ont pas acceptés de changer. Il veut que les survivants oublient les autres, les faibles qui n'ont pas voulu vivre, oublient le désespoir et les remords, oublient les liens entre eux, oublient encore, jusqu'à pouvoir accepter leurs nouvelles natures. Et il ne tolère aucune objection, aucun refus.

Il s'est dit que c'était injuste, s'est demandé pourquoi, alors qu'ils avaient tout perdu pour avoir le droit de choisir et de changer.

Il n'a rien dit.

Il apprend vite. 

Une longue période s'est déroulée ainsi, faite de violence et de vide, de peur et de colère. Il ne sait pas combien, il ne le saura jamais. Le temps ne semble pas s'écouler ici d'une manière tangible.

Il a un nouveau nom, qu'il déteste, mais qu'il porte comme un étendard. Il a appris à faire semblant, à agir comme il le fallait quand il le fallait. Il sait se retrancher en lui-même pour ne rien laisser aux autres, car toutes les oreilles qui écoutent peuvent devenir des bouches qui s'empressent de vous trahir pour se faire bien voir. Lui qui était si expressif avant, si joyeux, a pris l'habitude de porter un masque d'indifférence en permanence. C'est celui qui décourage les moqueries et les coups, celui qui éloigne plutôt bien les soupçons sur sa loyauté, celui qui dissimule le mieux ses émotions. Il affinera son personnage avec le temps, trouvera les sarcasmes et le flegme vraiment élégants. Mais pour l'instant, s'il ne montre rien, les autres se lassent assez vite et c'est tout ce qui compte. 

Ils ont construit par-dessus les cadavres quelque chose qui ressemblait à un nouveau foyer, en enfouissant les tuniques brûlées, les plumes roussies, les os noirs de sang dans la poussière. Ils ont décidé que cette terre aride autour d'eux était l'Enfer et qu'ils étaient des "démons", s'empressant de se trouver un rôle, comme on forge une arme pour rendre les coups.

Lucifer s'était mis à haïr les humains, leur attribuant la Chute. Ils devaient donc tous les haïr aussi et leur nuire autant que possible. 

Ils n'avaient pas le choix, une nouvelle fois.

Lui, il ne sait pas quoi en penser. Oui, il a mal aussi, et l'absence de ce qu'il aimait creuse son essence. Il mettra des mois, des années avant d'être capable de presque l'oublier et elle ne disparaîtra jamais complètement. Oui, lui aussi est en colère, lui aussi voudrait pouvoir se venger pour soulager la souffrance. Mais Adam ne lui a jamais paru être autre chose qu'une création, comme ses planètes et ses nébuleuses. 

Pourtant, il fait comme les autres. Pour une raison qu'il ignore, Lucifer semble l'avoir à la bonne. Il serait fou de lui déplaire. Peut-être qu'il sera choisi pour Monter, pour aller dans ce Jardin où on lui a dit que les deux humains avaient été installés, et il ne veut surtout pas rater cette occasion. Il pourrait y revoir de la beauté et respirer librement, loin d'ici, et loin de ceux qui ne sont plus ses frères et qui ne le seront plus jamais. 

 Et puis qui sait? Ailleurs, il trouvera peut-être des raisons de se réjouir d'avoir survécu à tout ça.

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Petit rappel, et quelques explications :

Cet OS fait partie de mon AU " Always you". L'aspect de Rampa décrit plus bas est celui qu'il as dans ma fic " ton vrai visage".

-> le Créateur a fait oublier à tous les anges, les déchus ET les autres, les relations nouées entre eux. Donc Rampa et Aziraphale, comme les autres, n'ont aucun souvenir d'avoir été amoureux au Paradis. Ils oublient aussi les amitiés, tous les liens entre les déchus et les anges.

Par contre, si Rampa oublie la Chute, c'est à cause du trauma. Je me suis toujours dit que la Chute avait dû être absolument affreuse et donc je n'ai pas réussi à faire quelque chose de moins gore, parce que je vois cela comme ça (pardon Rampa).

Mais dans ce cas, comment ce fait-il que les démons, et Rampa en particulier, soient aussi peu visiblement marqués par leur Chute? Peu de choses dans l'attitude de Rampa indiquent qu'il en a véritablement souffert, à part ce besoin d'être cool en permanence.

La réponse évidente, c'est que cela reste une comédie, et que les thèmes sont traités de façon assez légère pour garder l'humour. 

J'ai préféré voir les choses autrement, d'une façon plus réaliste. Il existe un mécanisme de défense très humain et très insidieux, qui, en cas de stress très intense couplé à l'incapacité, réelle ou suggérée, que la personne ne peut rien faire pour sauver sa vie, fait que le cerveau coupe littéralement la partie consciente de la personne. Elle dissocie, se déconnecte de son corps, à l'impression d'être indifférente à ce qui se passe, que ce n'est pas si grave ( " Mais elle ne s'est pas débattue..."; "Il était consentant : il n'a pas crié. "). Et ce n'est pas consciemment bien sûr. Dans ces conditions, les souvenirs traumatiques à l'origine de la dissociation ne sont pas traités de la même manière et deviennent difficiles d'accès (sont flous, vagues) voire totalement "interdits" (amnésie) tant que la situation à l'origine du trauma se perpétue. Il faudra attendre que la personne se retrouve suffisamment en sécurité pour que le trauma refasse surface, sous forme de cauchemars, de flash-back, d'anxiété ou de réminiscence de sensations même en état d'éveil qui peuvent être terriblement angoissantes. La personne ne peut avoir accès aux souvenirs traumatiques qu'une fois dans un environnement sécurisant, et ses réminiscences permettent de procéder, de digérer le trauma pour pouvoir guérir. ( = c'est cela qui fait que de nombreuses personnes victimes d'abus, et notamment pendant leur enfance, ne témoignent ou n'attaquent leur abuseur en procès que des années après).

Or, Rampa n'est clairement pas assez en sécurité pour digérer le traumatisme de sa Chute. Considérant le fait qu'il trahisse son camp, son côté, le seul foyer qui l'accueille et pourrait possiblement le protéger du Ciel, pour faire ce qui lui semble le mieux et en particulier par affection pour un ange (qui est quand même l'ennemi) il est toujours entre le marteau et l'enclume. Il fait le funambule sur une corde raide, et avec seulement la promesse de souffrance et de mort qui l'attendent des deux côtés sil est pris. Il ne peut pas se protéger de Dieu ou de Lucifer, et Aziraphale n'en est pas capable non plus. Donc il ne peut pas gérer son traumatisme dans ces conditions. Il sait à quel point il a changé, ce qu'il a perdu, mais il n'a pas accès à toute l'horreur de l'expérience : il peut donc l'oublier, la prendre à la légère (puisqu'il n'en souffre pas en surface) et dire que l'Enfer n'est pas si mal quand on s'y habitue. 

( La dissociation et la perte de mémoire sont des mécanismes réels, de défense contre les dégâts du traumatisme qui peuvent aussi être très culpabilisant - Mais pourquoi je n'ai rien fait/dit ? Pourquoi je ne me souviens pas si c'était si grave ? Alors qu'ils sont automatiques. Si vous ne connaissiez pas, renseignez-vous, et pour ceux qui en souffrent, je vous en prie, gardez courage! )

J'ai pensé à faire un épilogue aigre-doux, où il se mettrait à faire des cauchemars de sa Chute une fois enfin officiellement demi de ses fonctions de démon, et installé au calme avec Aziraphale, sans stress et sans non-dits. L'ange l'aiderait à traverser cela et le soutiendrait pendant les périodes où il serait vulnérable, ce qui renforcerait leur relation, quelque chose de beau et de dur à la fois. Mais je n'ai pas eu le courage de faire encore souffrir Rampa. Je préfère laisser la note un peu plus optimiste de la fin. 

Peut-être que je l'écrirai un jour. La saison 2 s'y prête assez bien, j'ai vraiment aimé le fait que même pour Aziraphale, il n'a pas pu redevenir un ange. Je pense que cela lui correspond vraiment, et que ça envoie un message très important : ne vous laissez pas convaincre de faire des choses qui vont à l'encontre de vos convictions/personnalité, même par amour. Savoir poser des limites claires, même si elles ne plaisent pas à la personne aimée, est un acte de survie et d'amour-propre nécessaire. C'est quelque chose qui est en général peu véhiculé par les romances. Trop nuancé. 

Dommage. Il ne faut pas oublier qu'à la fin, on reste seul avec soi-même, même dans les bras d'un autre. 

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