Toutes nos nuances

Chapitre 1 : La première faute

Chapitre final

2936 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 13/01/2022 08:24


- Ils ne méritent pas tes larmes, dit soudainement quelqu'un dans le silence.

Il fut incapable de bouger.

Il y avait le tout premier cadavre de l'histoire devant lui et il était à genoux dans la terre mouillée de sang. La lumière de cette fin de matinée, aussi belle soit-elle, ne parvenait pas à réchauffer son corps glacé.

Il n'avait pas eu le droit de sauver Abel. " Tu ne dois pas intervenir directement ", lui avait-t-on dit, même quand il avait senti la dispute entre les frères tourner mal et qu'il avait fait part de son inquiétude au Ciel. Il ne comprenait pas pourquoi il était Descendu si ce n'était pas pour les aider. Il doutait encore, il avait horreur de ça, mais il ne pouvait pas s'empêcher de remettre au moins en question cet ordre-là. La tête baissée, il était encore trop dévasté pour s'inquiéter de cette nouvelle présence dans son dos.

- Cain l'a tué, murmura-t-il, la voix cassée. Avec l'épée que j'ai fabriquée pour son père.

- Ce qui était vraiment irréfléchi, si je peux me permettre.

- Je voulais qu'ils se protègent des animaux sauvages. Cela devait les aider à survivre !

- Et bien ce n’est pas ce que j’appellerais une réussite, assèna la voix durement.

L'ange cessa de pleurer et écarta les mains de son visage. Cette voix n'appartenait pas aux peu d'êtres humains qui existaient, ni à aucun de ses frères. Il se relèva brusquement, son cœur humain se mit à battre inutilement vite. Il n'était pas encore habitué à ce corps lourd et maladroit qui ne peut voir qu'avec ses yeux. Il dut se retourner pour découvrir, appuyé de l'épaule contre un arbre, un homme épais au visage étonnamment doux et dont les cheveux et la barbe clairs accrochent le soleil. Il n'eut pas besoin de croiser son regard trop bleu pour comprendre que c'est un démon.

Qui lui sourit plutôt poliment.

- Ils m'appellent Azirafel, le salua-t-il d'une voix grave et légèrement éraillée. Mais je préfère Azra. Et tu es..?

- Ramiel, répondit l'ange automatiquement, trop étonné pour avoir vraiment peur.

Puis il se mordit la lèvre, agacé de ne pas été plus prudent et de lui avoir donné son vrai nom. Mais de toute façon, il n'y a que trois autres anges sur la toute nouvelle Terre, occupés - les chanceux ! - à former les autres continents. Il suffisait à ce démon de se concentrer un petit peu et il aurait pu l'identifier rien qu'au chant de son essence.

- Joli nom, dit Azra.

Il le prononça de nouveau en langue Démoniaque pour en découvrir le son. Cette jeune version altérée de la langue Sacrée, faite pour imiter un pouvoir de création que les démons ne maîtrisent plus, ne peut que détruire ou corrompre. Elle fait alors sonner désagréablement les douces syllables de son nom, blessant ses oreilles humaines.

- Je dois te remercier, j'imagine. Je n'aurais jamais eu autant de succès avec cette mission s'il n'avait pas eu une arme à disposition, continue Azra en souriant plus largement.

Ramiel eut l'impression d'avoir été giflé et il n'entendit plus le bruit des insectes et du vent.

- Tu me remercies... articula-t-il lentement en désignant d'une main le visage mort d'Abel, dont les yeux étaient encore ouverts. 

Il se sentit trembler, les poings serrés, alors que la colère emplissait le vide creusé par sa mort. Il ne pensait plus aux recommandations de prudence de Belia, au danger très réel auquel il s'exposait, ni au fait qu'il ne devait pas se révéler aux humains. Il ne parvenait qu'à se souvenir du sourire d'Abel à la lueur du feu, un sourire qu'il ne reverrait jamais. C'était insupportable, comme si Azra venait de cracher sur son corps tordu.

- Tu oses me remercier pour son MEURTRE ? cria-t-il alors qu'il se laissait tomber au sol dans un mouvement roulant de hanches. 

Il ne voulait plus qu'effacer cet autre sourire qui le blessait profondément. 

Un son clair et pur se mit à retentir, oblitérant les autres bruits et couvrant la voix d'Azra. Le son s'intensifia à la limite du supportable alors que la lumière blanche dont il était fait sortait de sa corporation et formait un corps haut de quatre mètres. Ses six yeux s'ouvrirent, rouges de colère et de douleur, et ses deux paires d'ailes s'étendirent agressivement dans son dos. Ses instruments, le livre, le pinceau, le burin et la balance apparaissaient et se mitent à flotter autour de lui au niveau de ses deux mains serrées. Son auréole apparut en dernier, les deux anneaux de mots Sacrés tournant furieusement. Il n'avait pas de bouche et pourtant il cria de sa voix triple, un cri inaudible pour les humains qui les fait se recroqueviller sous leurs couvertures de peaux:

- VIENS!

Le démon le regarda sans peur, le visage caressé par sa lumière.

- Un Bâtisseur prêt à se battre pour venger un humain... Adorable.

Il fourra ses mains dans sa tunique.

- Mais bien inutile. Je ne vais pas risquer mon corps tout neuf pour ça, alors tu peux ranger tes ailes et tes babioles.

- VIENS, JE LE VEUX, insisita Ramiel.

Il y mit toute sa volonté et parvient à prendre Azra par surprise et à le décorporer.

Son essence, une fumée noire et huileuse comme un nuage d'incendie, s'échappa par les yeux et la bouche de son corps humain qui s'écrasa par terre. Elle se tordit ensuite pour prendre sa vraie forme, comme elle y était contrainte sur Terre. Un long corps apparut, une chose pratiquement nue bardée de cicatrices blanches, uniquement couverte par une armure à moitié fondue, enfoncée pour certaines plaques profondément dans la chair noire. Il avait des jambes allongées et retournées comme des pattes arrières de chien, des bras épais aux avants-bras tatoués de mots corrompus et terminés par des mains nerveuses aux longues griffes. Ses hanches étaient étroites et enserrées par un lourd baudrier noirci. Un bouclier rond et fendu était accroché sur l'avant-bras gauche du démon et il tenait une grande lance dans la main droite. Ses yeux disparaissaient sous un lourd casque qui protégeait son front et sa nuque, mais qui laissait sortir un long museau de loup, les babines retroussées sur des crocs jaunes et sanguinolents. Il n'avait pas de cornes et son auréole brisée continuait de briller maladivement au-dessus de son casque abîmé. Des coulures de métal fondu brillaient sur sa gorge et sur sa poitrine comme des bijoux. Il avait aussi deux trous au niveau de ses épaules, dans les lambeaux de cotte de mailles qui protégeaient son dos. Ils laissaient entrevoir en dessous deux larges cicatrices, encore rouges et boursouflées, qui criaient l'absence de ses ailes. Une fois entièrement formé, il était aussi grand que Ramiel. Il baissa la tête sur ses mains tordues et grogna, l'air agacé d'avoir été extrait de son corps aussi cavalièrement.

- Ce n'était pas nécessaire d'insister autant pour être fair-play. Je sens à quel point tu es jeune et à mon humble avis, tu n'as pas dû toucher une arme avant la Grande Bataille. Tu n'as aucune chance contre moi, mon garçon.

Ramiel hésita, même si sa juste fureur palpitait toujours dans son essence. Ses ailes s'étaient affaissées lorsqu'il avait reconnu les marques caractéristiques sur ses bras. Les phrases de pouvoirs avaient beau avoir perdu leurs couleurs et être brisées par de longues brûlures blanches en forme de doigts, elles étaient toujours visibles. Ce qui voulait dire qu'Azra, avant sa Chute, avait été un Gardien, un excellent combattant, créé spécialement pour défendre et protéger.

Lui ne savait pas se battre. Il n'avait été fait que pour entretenir ce que le Créateur fabriquait.

Mais ses yeux tombèrent sur le corps mince allongé dans la poussière et il se retourna vers le démon.

- JE N'AI PAS PEUR.

- Ce qui prouve que tu es très stupide ou très courageux. Tu n'auras qu'à agresser un autre démon pour qu'il te tue. Personnellement, j'aimerai seulement retourner dans mon corps et repartir En-Bas avec pour annoncer ça à...

- TU AS CAUSÉ SA MORT! 

- À vrai dire... Non. On m'a envoyé pour rendre les choses intéressantes, mais quand je suis arrivé, Cain traînait déjà Abel vers les arbres pour l'égorger discrètement. Je n'ai rien eu à faire. Ce que je vais bien sûr éviter de souligner dans mon rapport, dit Azra à mi-voix, une ombre de sourire jouant sur son museau.

- JE NE TE CROIS PAS. 

Azra haussa ses épaulettes de métal. 

- Il te suffira de demander à Cain si quelqu'un qu'il ne connaît pas lui a parlé. Comme ils étaient six en tout et pour tout, le compte sera vite fait.

Ramiel sentit sa sainte colère vaciller. 

- TU AS DÛ UTILISER UNE RUSE DIABOLIQUE POUR...

- Je suis arrivé diaboliquement en retard. 

- NON ! JE LES CONNAISSAIS DEPUIS LEUR NAISSANCE. CAIN A TOUJOURS ÉTÉ PLUS DUR QUE SON FRÈRE, MAIS C'EST LE FILS D'ADAM ! IL N'AURAIT JAMAIS PENSÉ A CETTE HORREUR LUI-MÊME. 

- Il l'a pourtant fait, mon garçon. Je suis navré d'être celui qui te l'annonce, mais cela prouve simplement qu'ils ne valent pas toute la bonté que le Créateur a envers eux. 

- ILS ONT... CAIN A À PEINE DIX-SEPT ANS.

Le grand corps d'Azra se tendit soudain à l'extrême, ce qui fit cliqueter toutes les plaques de son armure. Deux lueurs rouges-orangées s'allumèrent dans les profondeurs de son casque.

- Je te le dis une dernière fois : ce n'est pas moi qui ai influencé Cain. Je n'ai absolument aucune raison de te mentir et je fais de gros efforts pour ne pas céder à l'envie de me battre, Ramiel. Ne me pousse pas dans mes derniers retranchements, gronda-t-il, sa main droite s'ouvrant et se fermant nerveusement au-dessus de son baudrier. 

- POURQUOI NE LE VEUX-TU PAS, SI TU ES AUSSI SUR DE TA VICTOIRE ? demanda l'ange malgré lui.

Aussi touché qu'il pouvait l'être par la mort d'Abel, il n'allait pas attaquer injustement quelqu'un, même si c'était un démon. Sa douleur s'enroula au fond de lui. Il ne l'oublia pas, il ne pouvait rien oublier, mais elle se fit plus supportable. C'était la première d'une longue série, faites par les manquements et les déceptions. Un trop-plein de déchirements qui l'amèneraient très loin dans les millénaires à venir. Mais il ne le savait pas encore.

- Je veux absolument éviter d'attirer l'attention sur moi, que ce soit en ratant une mission ou en tuant un ange. Si l'Enfer est satisfait de moi, ils me laisseront Monter à nouveau. 

Le chant de Ramiel se calma doucement et il se mit à fredonner une question alors que ses yeux redevenaient verts.

- Pourquoi vouloir rester sur ici-bas ? répondit Azra d'un ton acide. Pour toi, ce doit être seulement un tas de boue que tu as hâte de quitter. Mais j'y vois tellement de possibilités ! De merveilleuses possibilités qui nous étaient inaccessibles au Paradis, là où tout est tellement rigide et prédéfini...

Il roula ses épaules dénuées d'ailes, sa face de loup vide d'expression dans la lumière de son auréole cassée et Ramiel compris. Le démon continua, confirmant son intuition.

- J'ai payé l'opportunité de changer bien trop cher pour prendre le risque de me retrouver cloîtré en En-Bas.

L'ange ne dit rien, même si son éternel chant se tinta légèrement de compassion. Il décida de réintégrer son corps, puisque son adversaire refusait catégoriquement de se comporter comme tel. Il força son essence à se plier, se tordre pour atteindre le centième de sa véritable taille afin de pouvoir investir le pauvre corps de substitution qu'il devait porter sur Terre. Il pensa à Azra, obligé d'avoir une réalité physique même sous sa vraie forme et la pitié l'envahit alors qu'il se glissait dans son enveloppe humaine. Ce devait être horrible.

Il se releva un peu maladroitement, et vit que le démon avait fait de même. Ils se tenaient à nouveau face à face, le pauvre cadavre entre eux. Ramiel se dit avec amertume qu'il était inutile de se presser pour annoncer au Ciel le meurtre d'Abel. Ils devaient le savoir, forcément. Il regarda à nouveau le visage de l'adolescent, pensant avec horreur que bientôt, trop tôt, ces traits allaient être corrompus par la pourriture, comme il l'avait vu sur certaines bêtes mortes sans être mangées. La chaleur et le soleil font des ravages, détruisant et enlaidissant jusqu'au souvenir du jeune homme.

Il ne se rendit compte qu'il était resté immobile et silencieux que lorsque la voix d'Azra le fit sursauter.

- Tu as l'air tellement touché par sa mort... Je n'aurais jamais pensé qu'un ange pleurerait sur un humain.

Ramiel ne trouva rien à dire pour défendre les siens. Il doutait lui aussi que quiconque au Paradis ne se désole pour le triste destin d'Abel. Ils étaient trop loin pour le connaître, trop haut pour regretter sa disparition. Lui, si. Mais il avait les mains liées et il connaissait si peu les humains. Visiblement, il avait surestimé la part de lumière dans leur âme...

- Je peux leur montrer comme l'enterrer. Il y a des animaux qui le font, continua le démon d'un ton presque interrogatif. Comme les corbeaux. Ils veillent et ensevelissent leurs morts.

L'ange releva les yeux, éberlué. Est-ce qu'Azra lui proposait ça pour apaiser sa peine ? Il n'aurait jamais cru qu'un démon serait capable de ce genre de délicatesse. On lui avait tellement dit et répété qu'ils étaient des monstres sans cœur...

Curieux, il hocha la tête pour accepter et Azra se changea en corbeau. Un gros oiseau beaucoup plus noir que la normale, qui sautilla près d'Abel et poussa un cri à faire dresser les cheveux sur la tête qui résonna dans la plaine. Il pencha la tête et ouvrit un bec acéré pour dire d'une voix claire :

- Tu devrais partir maintenant. Sa famille ne devrait pas tarder. Eve a toujours eu une excellente ouïe, quoi qu'Il en penses... À moins que tu ne veuilles jouer mon partenaire corbeau pour que je puisse leur montrer comment je t'enterre ?

L'ébauche d'un sourire joua sur ses lèvres et le corbeau le regarda intensément de son œil rond et bleu.

- Non, merci... Peut-être la prochaine fois, répondit l'ange sur un ton de plaisanterie qui l'étonna lui-même.

- La prochaine fois ? Tu penses qu'il y en aura une ?

Ramiel ne réussit pas a s'empêcher d'avoir envie de recroiser Azra. Après tout, personne ne lui avait dit qu'il devait éviter ou détruire chaque démon qu'il rencontrerait. Il n'avait pas vraiment fauté... Même s'il se doutait que l'appréciation qu'il commençait à ressentir envers lui ne serait pas bien vue En-Haut. Il haussa les épaules, un geste terriblement humain dont il eut un peu honte.

C'était impressionnant de voir comme ils déteignaient vite sur lui...

- Pourquoi pas ? C'est une petite planète, répondit-il légèrement.

Azra ne dit rien, mais donna un petit coup de bec vers l'avant, qui pouvait passer pour un hochement de tête.

- Au revoir, Ramiel.

- Au revoir.

L'ange s'éloigna, après un dernier regard sur visage figé d'Abel. Il devait rejoindre le Cercle afin de remonter au Ciel et les avertir que l'Enfer était intervenu dans la destinée des Hommes. Ce n'était pas arrivé depuis le Jardin. Il devait leur parler d'Azra (qu'il ne devait pas oublier de nommer Azirafel devant eux), mais il hésitait à leur dire qu'il n'avait pas influencé Cain... S'il se taisait, le crime serait attribué au démon et non à l'envie et la cruauté du jeune homme. Ramiel, les mains pleines des hautes herbes qu'il était en train d'écarter, soupira lourdement.

Quel est le pire ? se demanda-t-il en entrant dans le cercle gravé sur une pierre plate. Que j'envisage de mentir aussi tranquillement ou que le fils d'Adam se révèle capable de telles choses?

Il passa la main dans ses cheveux noirs pour les ramener en arrière, le cœur lourd.

J'espère que ce n'était qu'une horrible erreur et que les Hommes auront appris la leçon.

Sur cette pensée, il prononça les mots en langue Sacrée qui lui ouvrirait une voie vers le Paradis. Il fut brièvement baigné de lumière bleue, puis un accord mélodieux se fit entendre et il disparut.

Les cris de souffrance d'Adam et d'Eve retentirent juste après dans les bois, plaintes aiguës et déchirantes qui semblaient ne jamais devoir s'arrêter.

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