Ton vrai visage

Chapitre 1 : Fichu whisky...

Chapitre final

5840 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 12/01/2022 11:02

Ils se connaissaient étonnamment bien pour deux êtres aussi différents. Par exemple, Rampa était capable de citer tous les livres préférés de l'ange sans effort, quand lui-même connaissait chaque grognement et chaque mouvement de sourcils qui étaient l'équivalent démoniaque d'un sourire.

Cela faisait six mille ans, aussi.

Malgré leur proximité, il y avait quelques facettes d'eux qu'ils ne s'étaient pas montrés. Le démon se protégeait encore par réflexe, alors que l'ange avait tout simplement honte de ses petits travers.

Et l'un deux était l'incroyable audace dont il pouvait faire preuve quand il était saoul.

Lui qui était toujours si contenu, si poli et si délicat pouvait se transformer en rustre obstiné qui ne prenait plus en compte la notion d'espace personnel. Ce qui faisait beaucoup rire Rampa. Mais seulement quand ce n'était pas de lui dont ils parlaient.

- Allez... Arrête donc de te faire mousser, frimeur.

Une soirée sur les canapés de velours d'Aziraphale, comme ils avaient pu en partager des centaines. Plusieurs bouteilles vides traînaient autour d'eux dans la douce lumière des deux antiques lampes de l'arrière-boutique. Le ton montait doucement depuis quelques minutes. Rampa, qui jusque-là trouvait amusant qu'Aziraphale ne supporte pas aussi bien le whisky que lui, leva un sourcil par-dessus son verre.

- C'est hors de question, répondit-il fermement alors que l'ange insistait de nouveau.

- Mais pourquoi ? Tu bien sais à quoi je ressemble !

- Non, déjà. Et même si je le savais, ce n'est pas une raison.

Aziraphale eut l'air absurdement déçu.

- Alors... Tu ne te souviens pas ?

- Satan, mais pourquoi tu fais cette tête ? C'est important ?

Il y eut quelque chose dans le regard d'Aziraphale qui le poussa à faire un effort pour se souvenir. Il leva quand même les yeux au plafond pour faire bonne figure.

- Bon. Il me semble que tu es blond aussi, tes yeux sont pareils...

- Absolument pas ! Sans vouloir me vanter, ma corporation humaine ne rend pas tout à fait hommage à mon aspect d'ange ! Et d'ailleurs, je ne parlais pas de la forme que l'on a dû prendre pour Adam et Eve, mais de notre VRAIE forme. Celle de notre essence.

Il y eut un drôle de silence, et leur pseudo-dispute perdit de sa chaleur.

- Pourquoi tu voudrais voir ça ? demanda le démon d'un ton nettement plus sec que celui qu'il utilisait habituellement.

- Et bien... Nous... Nous sommes amis depuis si longtemps, bafouilla Aziraphale, soudain gêné. J'ai pensé que c'était important que l'on connaisse le vrai visage de l'autre...

- Je ne crois pas que tu as envie de savoir quelle tête j'ai réellement, mon ange.

- Je t'assure que si.

Aziraphale bourré était obstiné. Non, il était la pire que ça. Il était la tête de mules la plus obstinée de toutes les têtes de mules. Rampa savait très bien qu'il ne passerait pas à autre chose tant qu'il n'aurait pas eu satisfaction, mais il essaya quand même.

- Non. Ce n'est vraiment pas la peine de faire cet effort, sortir de ma corporation et tout, juste pour que tu renvoies ton vin sur le tapis.

- Pourquoi dis-tu que je vais... ? Oh !

Aziraphale bourré était aussi légèrement plus lent à comprendre.

-Mais... Il n'y a absolument rien de ta personne qui pourrait me dégoûter a ce point, idiot !

Aziraphale avait presque crié, d'indignation et d'amertume.

- Pour qui me prends-tu ? Je serais indigne d'être un véritable ami si je ne pouvais supporter quelques cicatrices !

Rampa secoua la tête d'un air las.

- C'est loin de n'être "que" des cicatrices.

- Je m'en fous !

Les mots grossiers firent lever des yeux étonnés au démon. Oh non... pensa-t-il en reconnaissant la moue offensée et déterminée sur le visage d'Aziraphale. D'habitude, il réservait ce regard aux humains particulièrement désagréables qui avaient eu le malheur de dire quelque chose d'à la fois stupide et méchant devant lui. Ils s'en repentaient amèrement de la demi-heure suivante, alors que l'ange leur expliquait fermement et très longuement leurs erreurs.

- Je trouve scandaleux que tu puisses penser cela de moi ! J'estime avoir fait preuve d'une certaine ouverture d'esprit depuis notre Accord, et n'avoir jamais montré le moindre signe de répugnance envers toi. Je t'envoie parfois des piques sur ta nature démoniaque et prétendument mauvaise, mais je pensais sincèrement que tu savais que ce n'était que pour plaisanter !

- Mon ange, je...

- Oui, je suis un ange, le coupa Aziraphale d'un ton agacé comme si Rampa lui avait jeté ce petit mot comme un argument accusateur. Mais je ne suis pas pétri de préjugés comme ceux qui ne sont jamais Descendu !

- Mais je n'ai pas...

- Je dois avouer que ton manque de confiance me peine profondément, Rampa.

Le démon comprit qu'il était inutile de participer à la conversation. Elle s'était visiblement transformée en monologue sans qu'il ne comprenne comment.

- Oui, Aziraphale, tenta-t-il tout de même.

L'ange ne sourcilla pas à l'utilisation pourtant rare de son prénom.

- Je pensais que nous étions amis. Les amis se font confiance, ils partagent des choses... Je suis terriblement déçu.

Et cela continua dix bonnes minutes encore, pendant lesquelles Rampa fut bombardé de beaucoup d'autres déclarations d'amitiés vigoureuses et de reproches empreints de dignité.

Insoutenable.

- Et je vais te...

- D'ACCORD ! capitula-t-il, les oreilles brûlantes. D'accord. Puisque tu ne me laisses pas le choix. Mais tu commences.

Sortir de sa corporation humaine était comme se déshabiller : à la fois libérateur et assez gênant. Rampa savait à quel point Aziraphale était pudique et s'attendait - avidement- à un refus. Il pourrait alors se défiler lui-même.

Mais l'ange posa vigoureusement son verre sur la table ronde près de son fauteuil et il claqua des doigts. L'instant d'après, les murs reculèrent autour d'eux sans que les meubles ne bougent. Le démon pouvait presque entendre gémir la structure de l'espace-temps qui était étirée au maximum, donnant à l'arrière-boutique des allures de hangar à avions.

Rampa fronça les sourcils pour ne pas montrer combien il était impressionné.

- Tu vas sûrement avoir une réprimande pour ça.

L'autre haussa dédaigneusement les épaules, comme si ce n'était pas grave. L'alcool, l'affection et l'obstination lui avaient visiblement fait oublier Gabriel.

- Comme disent les humains: on a rien sans mal!

Rampa ne comprenait pas pourquoi l'ange y tenait autant. Il le connaissait tellement mieux que ses " collègues" qui avaient pourtant vu son essence nue. À ses yeux, c'était l'essentiel.

Et puis Aziraphale sortit de sa corporation humaine et Rampa cessa de réfléchir pendant quelques honteuses secondes. Mais il y avait tellement longtemps qu'il n'avait pas vu un ange dans toute sa gloire.

Aziraphale était fait de lumière dorée, une forme nue et vaguement humaine haute de plus de sept mètres qui lévitait légèrement au-dessus du sol. Il avait une paire de jambes - pas de sexe, évidemment - et deux paires de bras largement ouverts. Son visage était lisse, sans traits reconnaissables, sans bouche et sans yeux. Il n'en avait pas besoin. Il n'avait pas de cheveux, mais il était portait une couronne blanche aux piques agressifs. Ses ailes étaient largement déployées derrière lui, des choses immenses qui battaient doucement en frôlant les murs. Elles étaient faites de lumière, car Aziraphale n'avait pas de réalité physique. Il n'était que divine intention, pouvoir et personnalité. Derrière sa tête flottait son auréole, deux anneaux de feu blanc qui tournaient sur eux-mêmes, composés de milliards de mots en langue Sacrée. Rampa pu y lire quelques termes dans le malstrom, comme attention/admiration/vision et il se souvint de la façon de voir absolument parfaite qu'avaient les anges. Leur point de vue n'était pas fixe, limité à un seul angle comme lorsque l'on regarde par un œil (ou plusieurs). Ils voyaient à 360, avec une précision magnifique, sans arrêt, sans angles morts.

On ne peut pas échapper au regard d'un ange.

- J'ATTENDS, TRÈS CHER.

Il eut l'impression que sa voix le faisait vibrer de l'intérieur. Elle était triple : la masculine de sa forme humaine à laquelle il était si habitué, une douce et piquante, indiscutablement féminine et une indéterminée qui chantait sans paroles. Elles étaient intimement entremêlées pour former celle d'Aziraphale et lourde d'une volonté à laquelle il ne put résister que parce qu'il avait été lui-même un ange.

Il se retrouva quand même debout sans l'avoir désiré et il frissonna légèrement.

- Tu es sûr que c'est ce que tu veux ? essaya-t-il une dernière fois.

- OUI.

Aziraphale, sous cette forme, était bien plus direct et d'une certaine façon moins policé car les anges ressentent tout sans nuances. L'affection amicale n'existe pas, il n'y a que l'amour le plus pur. La colère est une véritable déclaration de guerre et la curiosité devient vite un manque insupportable. Ses ailes battirent plus vite, envoyant une bouffée d'air au visage de Rampa. Sa présence seule suffisait à charger l'atmosphère autour de lui d'une pureté claire et douce. Ça lui rappela un peu douloureusement le Paradis.

- Je ne te pardonnerai pas si tu vomis.

- J'EN SUIS INCAPABLE ET TU LE SAIS TRÈS BIEN. ARRÊTE DE GAGNER DU TEMPS.

Rampa grimaça en sentant son essence tirée vers le haut par l'agacement d'Aziraphale.

- Bon, bon. Pas besoin de s'énerver.

Il fit un pas en arrière pour que sa corporation tombe sur le canapé une fois qu'il l'aurait quittée. Pas besoin d'avoir également des bleus. Il soupira, luttant contre la peur qui lui nouait le ventre. Il savait qu'il serait blessé par la moindre manifestation de rejet. Il ne voulait pas que quoi que ce soit change entre eux... Mais il n'avait plus le choix à présent. Soit il se révélait de lui-même, soit l'ange allait l'y contraindre de force. Ce qui était hors de question.

Ce n'est pas parce qu'il faisait toujours ce que ce bâtard voulait qu'il n'avait pas (un peu) de fierté à sauver.

Il se laissa aller, cessant de contenir son essence dans l'étroitesse d'un corps qui n'était pas le sien. Il se déploya avec plaisir, étirant son être pendant une seconde de félicité où il avait l'impression être encore un pur esprit comme celui qui s'impatientait en face de lui. Mais ce n'était qu'une impression. Son essence prit une forme définie, une forme qu'il aimait et détestait en même temps. Une forme dont il avait horriblement honte face à la glorieuse beauté d'Aziraphale.

Le bas de son corps était une queue de serpent longue et épaisse, aux motifs noir et rouge comme celle de sa forme animale. Le reste de son corps avait l'air humain à partir des hanches. La délimitation entre les deux était irrégulière et désordonnée, faites de bourrelets rougis et d'écailles à moitié formées. Son ventre et son torse étaient normaux, la peau encore affreusement fine et délicate, et une seule marque blanche lui creusait l'épaule gauche. Mais si l'on remarquait tout de suite que quelque chose manquait. Ses bras. On lui avait coupé les deux bras au niveau de l'articulation, dont les cicatrices déchiquetées sur les côtés attestaient encore de la violence de l'opération. Quand le regard parvenait à s'en détacher, et à passer la cascade de cheveux noirs qui lui coulaient jusqu'au bas du dos, c'était pour se poser avec horreur sur son visage. La bouche d'abord, une chose aux lèvres rougeâtres qui lui fendait complétement les joues jusqu'en haut de la mâchoire et qui n'était pas complètement fermée, seulement recouverte par quelques écailles éparses qui révélaient de nombreuses dents aigües. Son nez était curieusement intact, mais ses yeux avaient été brûlés par la chaleur pendant sa Chute et étaient restés d'un blanc laiteux. Ils étaient complétement aveugles, Rampa voyait - mal - uniquement grâce au mot en langue Démoniaque gravé au milieu de son front, qui imitait de façon corrompue le pouvoir de la Sacrée. Ses longues cornes noires et recourbées semblaient encore plus laides dans la lumière rouge et orange de son auréole cassée qui palpitait derrière sa tête.

- SEIGNEUR TOUT PUISSANT, RAMPA... JE SUIS DÉSOLÉ.

Rampa ne faisait que quatre mètres, mais il releva orgueilleusement le menton en entendant la peine dans les voix de l'ange.

- ET TES AILES ? demanda Aziraphale, dont le chant était devenu triste.

Il haussa les épaules et les fit apparaître d'une simple pensée. Il était devenu tellement différent de celui qui les avait portés qu'il n'aimait pas les avoir sous cette forme. Les siennes étaient réelles, de vraies plumes noires racornies sur des os brisés et tordus. Il les ouvrit largement pour les étirer, un instant tiré en arrière par leur poids, puis il les replia pudiquement dans son dos. Il savait qu'elles avaient l'air de fumer encore.

Il s'empêcha résolument de regarder celles d'Aziraphale.

- Satisfait ? " dit"-il.

Sa bouche et sa langue n'étaient pas en état de prononcer des mots. Il devait donc projeter ses paroles sans passer par eux, et avait donc la "chance" de pouvoir choisir sa voix. C'était la même que celle de sa corporation humaine. Il en aimait l'acidité sifflante.

- COMMENT EST-CE ARRIVÉ ?

Il sentait littéralement la curiosité de l'ange pour ce corps qui lui était inconnu. Il avait l'impression d'être effleuré partout par un tissu tiède. Mal à l'aise, il fit apparaître des mains seulement faites d'intention et de fumées noires, aux avants-bras à peine esquissés, qu'il croisa sur sa poitrine.

- J'ai été déchu, Aziraphale, répondit Rampa d'un ton aigre. Voilà ce qui est arrivé.

- MAIS COMMENT ES-TU DEVENU.. ?

Aziraphale, qui parlait toutes les langues, ne parvint pas à trouver le bon mot pour le designer. Il détourna la tête.

- On a été forcés de s'incarner après avoir été jetés hors du Paradis... En-Bas, on avait mal partout, mais on était encore plus ou moins nous-même. Et on ressemblait finalement beaucoup aux humains. Beaucoup trop.

- QUI ? cria soudain Aziraphale lorsqu'il comprit, ses voix si fortes qu'il eut mal à la tête. QUI T'A FAIT CELA ?

Sa lumière augmenta, emplissant la pièce de colère et de chaleur, alors que ses ailes s'ouvraient agressivement dans son dos.

-Hey, doucement. C'était il y a longtemps, essaya de tempérer Rampa en levant ses deux mains de fumée.

- QUI ?

Aziraphale s'avança et se pencha vers lui, exigeant une réponse. Les anneaux de son auréole tournaient vite, signe d'une grande contrariété. Rampa en fut curieusement touché. Il ne battit pas en retraite, ne se recroquevilla pas derrière un sarcasme comme il l'aurait normalement fait.

- Lucifer. Tous les déchus sont passés entre ses mains et il nous a arraché tout ce qu'il nous restait de beau.

Il y eut un silence brutal. Même le chant constant dans la voix d'Aziraphale s'arrêta.

- Il fallait bien qu'on ait la tête de l'emploi, rajouta Rampa pour édulcorer ce qu'il venait de dire.

Aziraphale ne répondit pas. Sa tristesse émanait maintenant de lui si vivement que Rampa pouvait la sentir autour de lui comme un vent froid. Il détesta ça. Il allait essayer de changer de sujet, plaisanter l'ange sur sa sensibilité, voire revenir dans sa corporation pour noyer les souvenirs dans le vin. Il aurait pu, il en avait assez fait pour aujourd'hui. Mais Aziraphale ne le laissa pas fuir. Sa lumière déclina, se fit très douce, et avant que le démon ne puisse ouvrir la bouche, il se mit à chanter. Il y avait une immense volonté de réconfort dans ses voix. Aucun instrument, aucun chœur, aucun orchestre ne pouvaient rivaliser avec la pureté de son chant et Rampa n'avait rien entendu d'aussi beau depuis sa Chute.

Il fut instantanément apaisé. Et en même temps, il eut l'impression que toutes les barrières et tous les barbelés dont il s'était peureusement entouré disparaissaient. Il sentit quelque chose de dur fondre au fond de son corps, et cela faisait mal tout en faisant tellement de bien.

Il aurait aimé lui dire combien cette bienveillance presque insupportable cajolait sa douleur. Combien il lui était reconnaissant de ne serait-ce que désirer qu'il ne souffre plus. Personne ne l'avait fait avant. Il avait envie de tout avouer à Aziraphale, de lui montrer toutes ses blessures et de les pleurer avec lui. Parce qu'il lui faisait confiance, parce qu'il tremblait de gratitude et surtout parce qu'il n'avait pas eu la sensation d'être aimé depuis des millénaires.

Mais il ne bougea pas et n'ouvrit pas la bouche.

Il montrerait une faiblesse s'il le faisait. Une fissure dans son image de démon parfaitement à l'aise et satisfait de son sort. Il avouerai alors ses regrets et sa douleur d'avoir déplu si gravement qu'il ne pourrait plus jamais revoir le sourire de son Créateur, dormir dans sa vraie maison ou vivre dans la joie avec ses frères. Il ne pouvait renoncer à ça aussi, accepter la pitié ou ne serait-ce qu'un changement dans sa façon de le regarder... Et même s'il était tendu vers l'ange autant qu'il l'osait.

Sauver la face, même devant un ami aussi bien intentionné, était la dernière élégance qu'il lui restait.

Aziraphale se tut et il dû serrer les mâchoires pour s'empêcher de le supplier.

Ne t'arrête pas, c'est magnifique... Je ne veux pas penser que tu ne chanteras plus jamais pour moi, alors ne t'arrête pas. Ne t'arrête pas.

- C'était très, euh... Joli. Merci, dit-il rapidement en espérant que l'ange ne relèverai pas cet exceptionnel remerciement.

Il eut un geste vers sa corporation humaine qui commençait déjà à pâlir, avachie sur le canapé.

- Bon ! On y retourne ? Ce serait idiot de les laisser mourir comme ça.

L'ange fit seulement un geste d'une de ses mains et leurs corps furent entourés par un halo doré.

- ILS NE RISQUENT RIEN.

Rampa soupira. Il se sentait las et à vif, chose qu'il n'aimait pas du tout. Il vit "sa" poitrine se soulever avec un certain agacement.

- Écoute mon ange, je voulais juste passer une soirée avec toi et me saouler gentiment. Pas me geler le cul dans ma forme première. Est-ce que l'on...

- RAMIEL.

Le pouvoir saint de plier la matière à sa volonté vibrait dans ses voix, exigeant et ne tolérant aucun obstacle. Il ne put que lever la tête pour le regarder

- RAMPANT. RAMPA.

L'auréole d'Aziraphale tournait lentement, signe que son attention était entièrement focalisée sur lui. Cela lui donna l'impression d'être examiné par des centaines d'yeux impitoyables.

- JE VOIS CE QUE TU ÉTAIS ET JE VOIS CE QUE TU ES. JE VOIS, JE SAIS ET J'ACCEPTE.

Aziraphale avait parlé en langue Sacrée et chaque mot était une vérité à laquelle Rampa ne pouvait pas se dérober.

L'ange tendit vers lui ses deux mains droites, aussi grandes que des roues de camions.

- VIENS.

Il en avait tellement envie qu'il était impossible qu'Aziraphale ne le saches pas. Les anges sont tellement réceptifs.

- Tu vas me détruire si tu me touches, idiot. Tu es plus saint qu'une piscine d'eau bénite, dit-il d'une voix étranglée par le regret.

- ÇA N'ARRIVERA PAS, CAR CE N'EST PAS CE QUE JE VEUX. JE NE SOUHAITERAIS JAMAIS TE FAIRE DU MAL DE QUELQUE MANIÈRE QUE CE SOIT.

Il tendit doucement un doigt et effleura son épaule droite. Rampa s'attendait à une brûlure vive, celle de la sainteté combattant et rongeant son essence corrompue. Mais il ne se passa rien. L'ange sourit. Il n'avait pas de lèvres, mais il réussit à faire passer une infime variation dans sa lumière pour une manifestations de plaisir. Il lui ouvrit les bras de nouveau. C'était fait si simplement. Comme si ce n'était rien, comme si cette acceptation tranquille n'était pas quelque chose à laquelle Rampa aspirait depuis si longtemps. Il combla la distance qui les séparait rapidement, persuadé que s'il ne prenait pas tout de suite ce qu'il lui offrait, cela disparaîtrait. Il tomba presque sur Aziraphale et il se retrouva soulevé puis serré contre un corps doux et chaud. L'ange s'était rendu solide pour lui. Une de ses mains se mit à caresser ses cheveux, la seconde resta contre sur sa poitrine nue, et une autre mains lui entoura la taille. Rampa enroula naturellement sa queue autour de la longueur de l'une de ses jambes et plaqua son visage contre lui. Ses mains de fumées disparurent, il n'en avait plus besoin. Il n'était que trop conscient de l'ombre que jetait sa noirceur dans la beauté de la lumière divine, mais Aziraphale n'y accordait visiblement aucune importance alors il arrêta d'y penser. Il arrêta de penser tout court et ils restèrent emmêlés et silencieux de longues minutes, simplement heureux.

Mais Rampa eut très vite envie d'autre chose.

Il laissa la peau de son torse perdre de sa solidité. C'était une proposition discrète et terriblement osée que l'ange pouvait refuser simplement en déplaçant sa main. Il sentit Aziraphale passer d'un repos béat à une attention aigüe en une fraction de seconde, son corps soudain absolument immobile.

Il devait avoir perdu la tête pour demander ça. Cela allait bien au-delà du frôlement de doigts en se passant une bouteille ou même du gentil câlin métaphysique qu'ils étaient en train de partager. Autoriser quelqu'un a toucher son essence et à voir en elle était terriblement intime. Les anges qui se font confiance le font, pour se connaître parfaitement. Les démons, jamais. Autant se promener à poil avec écrit "Frappez ici" sur le cul.

Si Aziraphale acceptait, il n'y aurait plus l'échappatoire des mots amers ou des gestes indifférents pour cacher ce qu'il était. Il le savait très bien, ça lui faisait d'ailleurs très peur, mais il ne recula pas.

Il ne savait absolument pas pourquoi il tenait autant à être aussi vulnérable devant Aziraphale. Mais il le voulait. Ils voulait être exposé, compris, jugé. Et accepté tout de même. Il le voulait de tout son être.

- EN ES-TU SÛR, TRÈS CHER ? J'EN SERAI RAVI.

Rampa savait que chaque mot était parfaitement juste et cela lui fit tourner la tête.

- Oui ! Je te le jure, oui !

Aziraphale enfonça alors ses doigts dans sa poitrine et ils cessèrent d'avoir des limites. Ils gardèrent leur forme uniquement pour avoir un endroit où se verser l'un dans l'autre.

Leurs essences absolument nues étaient face-à-face pour la première fois depuis longtemps.

Ce fut Aziraphale qui fit le premier geste vers lui. Il s'avança pour caresser doucement tout son être du sien, comme pour lui demander la permission une seconde fois, alors que Rampa n'était qu'attente et frisson. Il entendit vaguement l'ange faire un son ravi dont il n'eut même pas honte. C'était trop bon. Aziraphale du prendre son silence hébété pour un assentiment puisqu'il entra en lui doucement, riant toujours.

Il stoppa net.

Rampa était largement ouvert, et ne pouvait que voit qu'il avait été brisé, reformé et ravagé encore. Là où Aziraphale était plein de replis, de détours et de belles courbes curieusement ordonnées, le démon n'était que fils et arcs cassés, béances palpitantes et blessures mal refermées. L'ange se mit à bourdonner doucement, un son de tristesse et de réconfort qui vibra dans toutes ses absences.

Il ne devait que le découvrir, l'observer de son regard exigeant. Il fit bien plus que ça.

Aziraphale trouva chaque cicatrice et l'embrassa. Il entra dans chacun de ses vides pour les éclairer de sa lumière et les remplir d'espoir et de pardon. Il releva chaque qualité pour la célébrer ridiculement. Il accepta le mauvais et le bien, caché profondément, les sentiments refoulés, les mots qu'il n'avait jamais prononcés et les pensées interdites. Il ne l'accepta pas simplement. Il l'adora.

Rampa tremblait sous son étreinte. Il ne put faire que ça pendant un long moment.

Quand il s'habitua à recevoir autant de tendresse et qu'il reprit un peu le contrôle, il voulut donner autant qu'il recevait. Ils ne pouvaient rien ressentir sans que l'autre ne le sente aussi et Aziraphale s'ouvrit immédiatement pour le laisser le pénétrer aussi loin qu'il le voulait. Rampa tendit physiquement le cou pour poser sa bouche entrouverte sur lui et établir une connexion. Il aurait pu le faire avec son front ou sa joue, mais il avait envie de le toucher ainsi, pour sentir son odeur divine jusque dans sa gorge. Aziraphale n'eut pas le moindre mouvement de rejet, allant jusqu'à poser une main douce sur sa nuque.

Il n'avait pas pensé pouvoir le faire aussi quand il avait proposé qu'ils se découvrent comme ça. Il le connaissait déjà si bien, beaucoup plus que lui, d'ailleurs, quoi qu'il puisse en penser. Rampa passait son temps à l'observer. Bien plus que l'attention qu'on donne à un ennemi potentiel ou à un simple collègue. D'abord pour se protéger, pour s'assurer qu'il ne lui ferait pas de mal. Puis par curiosité. Et enfin par amusement, pour la satisfaction de le deviner. Par pur plaisir.

Alors l'explorer aussi bien était une nouvelle joie.

Rampa traversa les couches qui le composaient lentement. À travers une myriade de pensées douces qui le caressèrent sur son passage, il reconnut sa paresse bon enfant, sa gourmandise et sa convoitise pour les bonnes choses. Mais aussi sa bienveillance, sa foi improbable envers les autres, son courage souvent déçu, mais jamais battu qu'il admirait tant. Il continua à descendre de plus en plus loin dans son essence. Il eut la surprise de découvrir aussi la colère triste que lui inspirait la cruauté des Hommes, mêlée à une certaine amertume envers les bureaucrates du Ciel. Ces déceptions profondes palpitaient douloureusement, cachées sous beaucoup de dénis et de renoncements. Rampa les effleura de tout son long quand il les trouva et elles frémirent à ce soulagement maladroitement offert.

Plus tard, alors qu'ils continuaient à s'entremêler, Aziraphale émit soudain une exclamation de surprise qui tintibula tout autour de Rampa comme une envolée de cloches. Quand le bruit disparut, le démon se retrouva profondément enfoncé dans quelque chose de chaud et enveloppant, comme s'il était entré dans de l'eau tiède. C'était réconfortant, exaltant et magnifique, une sensation douce et tenace qui ne disparut pas comme les autres facettes d'Aziraphale qu'il avait effleurées. C'était très vieux, très timide et jusque-là, très bien caché. Ça vibrait doucement en murmurant son nom, c'était traversé de souvenirs de lui, c'était fait de tant de besoins et d'envies refoulées.

Rampa n'était pas un expert, il n'en avait jamais vraiment fait l'expérience, mais il comprit tout de suite. Bien sûr qu'il comprit.

C'était de l'amour.

Aziraphale l'aimait et le lui montrait. Impossible de nier l'existence de ses sentiments ou leur profondeur alors qu'il en avait littéralement jusqu'au menton. C'était beau, mais c'était... Beaucoup. Le démon coupa le lien avec Aziraphale et s'enroula instinctivement sur lui-même au sein de cet amour, confus et légèrement paniqué.

Même lorsqu'il s'était rendu compte - avec une certaine épouvante - qu'il était amoureux d'Aziraphale, Rampa n'avait jamais dépassé les limites de la tranquille amitié qu'ils partageaient. Essayer autre chose aurait été compliqué et dangereux, mais surtout... Aziraphale n'avait pas donné le moindre signe qu'il le voyait autrement qu'un collègue officieux, vaguement pénible avec lequel il était gentil parce que c'était dans sa nature. Rampa n'aimait pas souffrir, et surtout pas pour ce qu'il pensait inutile. Il s'était donc contraint à se satisfaire de ce que l'ange lui donnait, sans rien tenter de peur de le perdre, et avait depuis longtemps cessé d'espérer quoi que ce soit.

Et maintenant Aziraphale lui balançait l'étendue de son amour à la figure sans même un petit " Prépare-toi, je vais foutre le bordel dans nos vies ?"

L'ange répondit sans paroles, lui faisant ressentir sa peur de le faire fuir à cause de ses sentiments, puis la joie de se mêler à lui et la surprise de trouver son propre nom inscrit profondément dans toute son essence. Il ne s'attendait pas à ce que le démon soit aussi attaché à lui et la découverte lui avait fait perdre sa prudence. Et sa délicatesse aussi, ajouta-t-il dans une bouffée de gêne qui fit sourire intérieurement Rampa. L'ange se déplia ensuite autour de lui pour le toucher partout en même temps, s'excusant, chantant son amour et beaucoup plus de compliments qu'il ne pouvait en supporter. Il se laissa faire sans rien dire, boudant encore vaguement, mais déjà moins crispé. Il se sentait seulement très bête d'avoir perdu autant de temps.

Aziraphale finit par fredonner une question. Une question simple et douce qui fit se déplier Rampa. Il se dota d'une voix, lui en avait besoin pour communiquer.

- Je suis sûr que tu le sais.

La forme physique d'Aziraphale tapota doucement ses doigts sur sa poitrine nue et surtout solide pour lui rappeler qu'il lui avait "claqué la porte au nez". Il posa ensuite de nouveau sa question, son importance et l'intérêt qu'il portait à sa réponse multipliant sa demande et la faisant résonner fortement avec une rigueur toute divine autour de l'essence recroquevillé de Rampa. Trop fortement. Le démon comprit qu'il devait répondre s'il voulait rester en un seul morceau.

- Oui, bien sûr que je t'aime ! Je t'ai toujours aimé. Maintenant, arrête de me torturer avec ta curiosité. Ça pique.

Aziraphale émit une envolée de rire et de joie, se frottant à Rampa pour se faire pardonner sa petite manœuvre. Le démon siffla agressivement mais il s'ouvrit de nouveau pour le laisser entrer, ruinant tout son effet. L'ange revint en lui avec une familiarité que Rampa adora.

- Je ne te le dirai plus jamais.

Aziraphale fit un léger bruit de doute, emmêlé à Rampa d'une façon qu'il trouva très suffisante. Il lui chanta aussi toute sa gratitude pour son aveu, ce qui l'empêcha de râler. C'est moi qui devrait te remercier, pensa Rampa.Tu m'as toujours tellement donné. Il ne le dit à voix haute pas mais ils étaient répandu si profondément l'un dans l'autre que Aziraphale l'entendit.

Son chant se fit encore plus doux et encore plus tendre.

Ils restèrent longuement ainsi, se mêlant encore pendant de longues heures, jusqu'à ce qu'ils n'ignorent plus rien que ce que l'autre ressentait. C'était plus intime que s'ils avaient fait l'amour dans tous les sens pendant des siècles et Rampa trouva très drôle qu'ils fassent ça avant même de s'être seulement embrassés. Aziraphale rit, sans pouvoir tout de même s'empêcher de lui rappeler que c'était une façon humaine de se montrer son amour et qu'eux n'en avaient pas besoin.

- Oui, mais c'est très agréable et... Je me suis toujours demandé quel goût tu avais.

Il eut un instant de silence pensif, puis l'ange les sépara délicatement mais aussi vite qu'il lui était possible de faire. Il les réintégra ensuite dans leurs corps respectifs avec un empressement que le démon jugea très flatteur. Et absolument adorable, ce qu'il n'avouera jamais.

Il y avait un délai de quelques minutes avant que leurs essences ne s'habitue aux limites humaines de leurs corporations. Un moment pas forcément très agréable où ils devaient se tordre dans tous les sens pour investir chaque minuscule espace disponible.

Rampa ouvrit les yeux, pour les refermer aussitôt, blessé par la lumière douce de l'aurore filtrée par les rideaux. Sa vue humaine était bien meilleure que celle de son essence et son esprit avait du mal à se souvenir qu'il n'avait pas besoin de forcer dessus pour y voir clairement. Mais il n'avait pas envie d'attendre. Il avait déjà tellement attendu. Il se leva maladroitement et parvint à faire les quatre enjambées qui le séparaient d'Aziraphale. Il trébucha à cause du poids de ses propres pieds et tomba en avant avec un juron. Il s'écrasa contre lui, le visage sur son ventre doux. Mais il se sentit glisser et il referma ses bras autour de la taille pour l'entrainer avec lui par terre. Aziraphale n'eut que le temps de claquer des doigts pour recouvrir le sol de coussins confortables. Ils y tombèrent ensemble. Rampa poussa sur ses bras pour se traîner sur Aziraphale qui ronchonnait en le traitant de démon impatient. Une fois à la bonne hauteur, il tendit le cou pour embrasser la bouche souriante de l'ange.

Qui, finalement, trouva que c'était aussi très bien.


Beaucoup de baisers plus tard, ils étaient toujours allongés par terre. Aziraphale avait fait basculer Rampa sur le côté pour pouvoir le prendre dans ses bras et poser son menton sur ses cheveux. Le démon finit par briser le silence confortable. Il ne se déclara pas une nouvelle fois avec des mots tendres et des formules compliquées. Ce n'était pas son genre. Mais il dit autre chose qui fit tout aussi plaisir à Aziraphale en jouant distraitement avec les boutons de son gilet.

- T'avais raison. Ça en valait la peine.

Cette fois, ce fut l'ange qui se jeta sur lui pour l'embrasser.

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