Ce jour-là

Chapitre 1 : Ce jour-là

Chapitre final

5222 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 01/01/2022 16:54

Ce ne fut qu'après une longue minute que Rampa remarqua le silence.

Il habitait l'un des quartiers les plus chic et les plus fréquenté de Londres, alors dire que le calme y était rare était un euphémisme. Le bruissement de son pantalon de soie lui parut trop fort alors qu'il se levait d'un coup de rein pour aller à la fenêtre de sa chambre. Ce qu'il vit dans la rue en contrebas le crispa contre le verre chaud de soleil. Tout était immobile dehors. Les quelques oiseaux étaient suspendus dans le ciel, les piétons s'étaient arrêtés au beau milieu de leur marche, si bien que certains avaient encore le pied en l'air. Les voitures et l'unique Suzuki rouge sang sur la route auraient pu sembler à l'arrêt si de la fumée ne s'échappait pas encore de leurs pots d'échappement silencieux. Rampa refoula la panique qui voulait le transformer en gelée. La seule explication à ce soudain immobilisme général était l'intervention d'une entité assez puissante pour stopper le temps, dans un espace réduit certainement à quelques centaines de mètres. Une bulle temporelle, dans laquelle la vie était suspendue, ce qui permettrait a son auteur de faire ce qu'il voulait sous le nez des humains sans qu'ils en gardent le moindre souvenir. Très pratique mais vachement gourmand en énergie, Rampa ne s'y était que rarement essayé. Mais comme ils étaient, avec Aziraphale, les deux seules entités surnaturelles de Londres, celui (ou celle, ne soyons pas idio) qui avait arrêté le temps précisément ici et maintenant ne pouvait venir que pour lui. Et comme on ne s'embêtait jamais à faire ce genre de trucs m'as-tu-vu pour seulement dire bonjour, c'était une très, mais alors très mauvaise nouvelle.

Avec seulement son bas de pyjama sur lui, Rampa fit un geste vers son téléphone resté sur le lit. Il pensa appeler l'ange pour le prévenir du danger, mais un bruit fracassant lui apprit que sa porte d'entrée venait d'être pulvérisée. Il se figea aussitôt. Pas le temps. Il était coincé et ne pouvait même pas fuir En-Bas, car il ne pourrait pas finir de prononcer la formule d'Ouverture et d'Appel avant que celui qui traversait en ce moment-même son appartement en courant ne débarque dans sa chambre. Hors de question de se mettre davantage en position de vulnérabilité.

- S'il faut partir... marmonna-t-il entre ses dents serrées.

Il se transforma, prenant une forme à mi-chemin entre le grand serpent du Jardin d'Eden et sa véritable apparence démoniaque. Ses ailes se matérialisèrent les premières, puis son corps s'allongea jusqu'à atteindre environ deux mètres. Ses cheveux lui coulèrent sur les épaules, recouvrant la cicatrice de son omoplate gauche. Les dessins noirs qui lui couvraient le dos changèrent d'apparence, devenant des écailles de serpent noires et rouges. Ses yeux s'agrandirent, ses cornes apparurent et sa bouche se remplits de crocs alors que les ongles de ses mains et de ses pieds s'allongeaient en griffes sombres. Il était prêt à se battre. Il se coula contre le mur près de la porte, un instant à peine avant qu'elle ne soit ouverte à la volée. Son assaillant entra trop vite pour qu'il ne distingue plus qu'une tache floue. Mais il ne vit que trop bien l'épée de feu qu'il tenait. Son cœur sombra. Il avait peu de chances contre une arme sainte. Il fit quand même apparaître le Feu infernal dans le creux de ses deux mains et se jeta en avant.

Rien à foutre du fair-play quand on joue sa peau comme un ennemi plus puissant.

L'ennemi en question s'arrêta. Rampa eut le temps de remarquer que les vêtements qu'il portait lui étaient familiers, ainsi que les plumes blanches et dorées sur ses ailes largement ouvertes.

Et Aziraphale se retourna.

Instantanément rassuré, Rampa éteignit ses mains d'une pensée et un sourire rapide se peignit sur son visage. Son ami avait dû sentir la menace et venir le protéger. Le démon soupira. Il aurait pu lui faire tellement de mal avec le Feu, heureusement qu'il l'avait reconnu avant de frapper ! Il ouvrait la bouche pour plaisanter sur sa façon pour le moins cavalière d'ouvrir les portes quand Aziraphale leva l'épée devant lui en se mettant en position de garde. Rampa perdit son sourire.

- Mon ange ? Qu'est-ce que tu...

Il n'évita le coup descendant qui visait son ventre que par pur réflexe. Son corps réagit alors que son cerveau se demandait frénétiquement ce qu'il se passait. Le deuxième coup oblique, pointé vers son épaule gauche et sa tête, lui confirma ce qu'il ne voulait pas comprendre.

Aziraphale l'attaquait avec l'intention très claire de le tuer.

Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi est-ce qu'il me trahit ?

Il ne pensa même pas à riposter. Il évita seulement l'épée qui tournoyait devant lui, se jeta à terre, se releva d'un battement d'aile et il se servit de sa commode pour se protéger. Il était plus rapide que l'ange, mais il savait que ça ne le sauverait pas. Il suffirait d'une erreur, d'un pied qui se prend dans quelque chose, d'une hésitation et il serait abattu par les coups qu'Aziraphale portait avec tant de forces qu'ils laissaient des marques dans le sol et les murs. L'ange avait toujours été beaucoup plus puissant que lui et leur affrontement serait vite fini.

Merde ! Merde, merde, merde et merde !

Rampa lui jeta le meuble blanc au visage et profita du court instant de répit pour courir et contourner son lit, se plantant derrière, gagnant ainsi quelques précieuses secondes pour crier :

- Qu'est-ce qui te prends, bordel de merde ?

Immobile, il regarda Aziraphale marcher vers lui, l'épée levée et les ailes déployées.

- Aziraphale ! essaya-t-il encore, la voix rendue aigue par l'angoisse.

Mais l'ange n'ouvrit pas la bouche et continua à avancer d'un pas régulier bien trop audible dans le silence. Il fendit d'un seul coup puissant l'épais lit en bois. Les draps, la couette et les coussins volèrent autour d'eux alors qu'il écartait le morceau gauche de sa main libre comme s'il ne pesait rien. Il le jeta derrière lui sans s'arrêter.

Rampa était coincé contre le mur, pris au piège par le bois déchiqueté et sa propre stupeur. Il pouvait entendre les battements désordonnés de son cœur et la voix paniquée de son propre esprit qui cherchait encore des excuses à l'ange.

Sa trahison lui faisait plus mal que l'éventualité de mourir.

Quand il fut devant lui, Aziraphale planta son épée vrombissaite dans le sol, tendit la main et le saisit à la gorge pour le plaquer contre le mur. Il le souleva sans effort au-dessus de lui et Rampa s'aggripa à son bras pour essayer désespérément de soulager la pression sur son cou. Il rua en s'appuyant contre le papier peint, tentant d'échapper à la douleur qui lui commençait à lui faire tourner la tête. Mais les doigts qui le maintenaient sans pitié auraient pu être en marbre tant ils étaient durs et froids. Aziraphale reprit son épée, la pointa sur sa poitrine, et... Il entailla son torse nu. Rampa grimaça, la blessure était profonde, mais pas mortelle, même si elle tacha de sang l'épée qui grésilla sans s'éteindre. L'ange fit un geste sec qui projeta le sang derrière lui, puis il leva de nouveau son arme.

Est-ce qu'il compte me torturer avant de me tuer ?

Il tremblait, mais il planta ses yeux dans ceux d'Aziraphale, le long de son bras, exigeant une explication, une raison, n'importe quoi qui justifierait tout ça. L'ange se figea et eu enfin l'air se souvenir qui il était en train d'épingler au mur comme un cafard. Il perdit son expression glacée et jeta un regard anxieux par-dessus son épaule. Puis il brandit de nouveau son épée, mais au lieu de le frapper avec, il desserra sa prise sur son cou et chuchota, si bas qu'il aurait pu l'imaginer :

- Donne-moi un coup de pied dans le ventre, Rampa. Quand je t'aurais lâché, plante tes griffes dans mon dos. Je tomberais sur toi contre le mur, mais ne retire pas tes mains et ne t'écarte pas tout de suite. Je nous couvrirai avec mes ailes. Vas-y !

Rampa fit exactement ce que l'ange lui demandait. C'est le ton suppliant qui le décida. Il avait tellement envie de lui faire confiance malgré tout.

Aziraphale frissonna de tout son corps quand il lui transperça la peau. Il étouffa son cri de douleur contre son épaule, l'attira fermement contre lui et comme promis, déploya largement ses ailes pour les envelopper. L'obscurité qui tomba sur eux était presque réconfortante et Rampa se détendit. Ce n'était pas une ruse, Aziraphale n'allait pas le tuer.

Les choses allaient forcément s'arranger.

L'ange l'écrasa contre le mur, se pressant contre sa blessure toujours douloureuse en le serrant fortement pour qu'ils bénéficient tous les deux de la protection de ses ailes. Il l'entendit ensuite claquer des doigts, et une cacophonie de chocs sourds et de cris étouffés résonna derrière eux, simulant le combat qu'ils ne menaient plus. La voix d'Aziraphale, basse et rauque, brisa le silence entre eux.

- Je suis absolument navré pour la peur que je t'ai faite, mon cher. Je te jure que je n'ai pas eu le choix. Il y a quelques minutes, Haziel s'est matérialisé chez moi, nerveux, les yeux fixes et très agité. Il m'a tenu un discours incompréhensible sur notre devoir en tant qu'anges, m'a reproché d'une façon très véhémente d'être trop tendre envers les forces du Mal et a exigé que je te tue. Je crois... Je crois qu'il a un problème. Mais je ne peux pas refuser un ordre direct et... Je suis certain qu'il m'aurait tué sans hésitations, pour ensuite rapporter mon refus au Ciel. Je devais faire en sorte d'avoir l'air d'obéir, tu comprends ? C'est pour cela que je t'ai attaqué et blessé.

Les mains d'Aziraphale se resserrèrent durement sur ses hanches nues. Puis il leva la droite et la plongea dans ses cheveux, transformant leur nécessaire proximité en étreinte plus douce. Son pouce le caressait alors qu'il appuyait sa tête contre lui.

- Pardonne-moi, je t'en supplie.

Rampa resta un instant sans voix, envahi par un soulagement immense. Il rétracta ses griffes lentement pour ne pas le blesser davantage, même s'il le sentit tressaillir quand il les retira. Il rendit ensuite brièvement son étreinte à Aziraphale, et grogna contre le tweed de sa veste :

- Tu me dois un lit, une commode et une porte.

Il le sentit se détendre contre lui. Mais ils n'avaient pas le temps à perdre en excuses ou en étonnantes marques d'affection.

- Qu'est-ce qu'on fait pour ssse débarrasssser de ton collègue ?

Il se rendit compte qu'il sifflait terriblement et obligea sa langue à prendre une forme plus humaine. Il risquait la mort, mais ce n'était pas une raison pour parler n'importe comment. Aziraphale reprit le ton docte qu'il lui connaissait si bien, la nuque toujours courbée.

- On ne peut pas le tuer nous-même, il parlerait une fois revenu au Paradis. Je n'ai aucune envie que qui que ce soit s'interroge sur ma loyauté et mes résultats, pour s'apercevoir que tu étais là ou dans les environs les trois-quarts du temps. J'ai une solution simple, qui me permettra de le circonvenir, tout en te donnant le temps de te réfugier En-Bas. Il faut que tu me tues.

- QUOI ?

Aziraphale releva la tête, ôta sa main de ses cheveux et lui plaqua sur la bouche, les sourcils froncés, si vivement que son crâne cogna contre le mur.

- Sssht, ne crie pas, voyons ! S'il doute que nous sommes en train de nous battre, il viendra finir le travail lui-même ! Tu as oublié comment il est ?

Rampa entrouvrit la bouche pour le mordre et l'autre enleva ses doigts avec une mimique agacée. Leurs visages étaient au même niveau, si proches que leurs nez se touchaient presque. Ils se regardèrent.

- Je ne me souviens pas de lui précisément, mais je suis certain que je ne l'ai jamais aimé, dit-il d'un plus bas.

Aziraphale parvint à rire faiblement, puis regarda intensément Rampa dans les yeux. Il attendait quelque chose que le démon ne voulait pas lui donner.

- Je ne vais pas faire ça.

- Il le faut pourtant, répondit dit l'ange d'un ton très doux.

- Il doit y avoir une autre solution ! dit Rampa, tendu et les doigts crispés sur son manteau. Si on s'y met à deux, on pourra...

- Qu'est-ce que l'on ferra, très cher ? Il est en bas de chez toi. On n'as plus le temps pour autre chose et si je reviens sans t'avoir tué, il comprendra. Tu sais que les conséquences seront terribles si nos Côtés respectifs apprennent que nous nous fréquentons.

- Oui, mais...

Aziraphale leva les mains pour les poser sur ses épaules.

- Je veux continuer à te voir, Rampa. Je veux déjeuner, boire et pouvoir partager avec toi d'autres discussions passionnantes. Je veux même pouvoir monter de nouveau dans ta voiture malgré la terreur qu'elle m'inspire.

Il les lui serra douloureusement.

- Mais ce ne sera possible que si l'on sort de cette impasse. Je suis désolé de te demander cela, mais comme le fait que j'ai dû t'attaquer réellement, tu vas devoir me tuer réellement. Quand tu m'aura désincarné, je préviendrai En-Haut que je me suis fait tuer sur son ordre. Je suis certain qu'Haziel outrepasse ses droits et qu'il mène une guerre personnelle. Ça prendra un certain temps, mais je redescendrai et on pourra continuer comme avant.

- Aziraphale...

- Quand ça sera fait, jette mon corps par la fenêtre et Descends le plus vite possible. Tu pourras remonter, bien sûr, attends seulement quelques jours. Je préfère que tu sois prudent.

Rampa crispa les paupières, puis se mit à jurer en langue démoniaque d'une voix amère. Aziraphale se tendit sous la violence des mots, mais ne le gronda pas comme il en avait l'habitude. Il finit par se taire et le reprit brusquement contre lui. L'ange se laissa faire. Rampa écarta ensuite son bras droit, le tenant toujours par le cou avec le gauche. Aziraphale ferma les yeux. Il savait. Rampa posa son front contre le sien, le remercia très doucement, puis enfonça ses griffes dans sa poitrine et lui déchira le cœur.

Il le tient fermement le temps que dura son agonie, quelques minutes affreuses qui lui semblèrent des heures. Aziraphale finit par arrêter de gémir et son regard s'éteignit. Ses ailes s'affaissèrent puis disparurent alors qu'il s'effondrait en avant et que les bruits de luttes cessaient. Rampa détesta le silence qui retomba, tout comme il détesta la mollesse du corps sans vie contre lui et le sang sur ses mains. Il le souleva en essayant de ne voir qu'une corporation vide, et non un ami très cher qu'il venait de tuer. Rampa ouvrit la fenêtre d'un mouvement de menton, s'accrochant aux dernières instructions d'Aziraphale. Il lui faisait absurdement confiance, mais il voulait aussi éviter de trop penser. Il le fit basculer dans la rue sans regarder, puis se précipita dans le pentacle gravé dans le parquet de la pièce. Il était au milieu de la formule d'Ouverture quand une idée lui vient. Sans cesser de scander les phrases de pouvoir, il claqua des doigts. Ses vêtements, ses précieuses plantes et tout ce qui avait de la valeur pour lui disparu de son appartement. Il claqua de nouveau les doigts, et ce furent tous ses voisins présents dans l'immeuble qui se retrouvèrent subitement en vacances très loin de Londres. Comme il l'espérait, des pas retentirent dans le couloir et il sentit l'essence d'un ange inconnu. Il sourit méchamment en allongeant au maximum les syllabes du dernier mot, gagnant ainsi quelques précieux instants.

- Ciao, sac à merde ! cria-t-il dès qu'il eut fini.

Comme il s'y attendait, les pas s'accélèrent et entrèrent chez lui, mais il disparut dans un nuage de soufre noir. Il eut tout juste le temps de claquer une dernière fois des doigts.

Et son appartement explosa.


Rampa riait presque dans l'ascenseur noirci et brinqueballant qui l'emmenait du plan Terrestre au plan Infernal. Aziraphale n'avait bien sûr pas prévu de tuer Haziel, il détestait l'idée même de tuer quoi que ce soit. Mais Rampa n'avait pas ses scrupules, et il était même sûr d'avoir facilité la tâche de l'En-Haut en lui renvoyant si rapidement son ange renégat. Il avait pourtant rarement tué. Quelques humains, par accidents le plus souvent, pendant des guerres ou des missions risquées. Mais il n'aimait vraiment pas ça et s'en abstenait au maximum.

Habituellement.

Rampa cessa de sourire dans l'obscurité, un poids lui écrasant les entrailles. Il se mit nerveusement à arranger le costume qu'il avait apparaître sur son corps redevenu humain. Quand il leva la main pour tirer sur son col de chemise brusquement trop étroit, il se rendit compte qu'il avait toujours du sang sur les mains.

Le sang d'Aziraphale.

Il regarda sa propre peau avec l'envie diffuse de l'arracher. Il se contenta de faire disparaître le sang.

Mais l'odeur persistait, semblait s'accrocher sous ses griffes alors qu'il ne les avaient plus sous cette forme. Il se mit à trembler sans pouvoir s'en empêcher, en frottant ses mains l'une contre l'autre sans parvenir à oublier l'odeur. Il fut incapable de le supporter. Il se transforma en serpent et laissa sa forme de prédilection enrouler ses lourds anneaux noirs les uns sur les autres. C'était dangereux et stupide. Son corps d'emprunt supportait beaucoup moins le changement de forme en Enfer. Il était plus fragile, vulnérable. Mais il réflechissait et tremblait moins fébrilement maintenant, et surtout, surtout il n'avait plus de mains pour avoir du sang dessus. Il avait seulement froid.

Horriblement froid.

La Descente fut interminable.


Il était finalement resté une semaine En-Bas, à essayer de faire comme s'il voulait juste lambiner un peu. Il était ensuite Remonté dès que cela devenait encore plus dangereux d'être en Enfer sans raisons que sur Terre, car les démons n'aiment pas les feignants.

Il campait depuis dans la librairie d'Aziraphale, où il avait entassé ses affaires, persuadé - au début - que l'ange redescendrai rapidement. Il n'avait pas voulu s'inquiéter, avait collé ses plantes contre toutes les fenêtres disponibles en leur interdisant de jaunir et s'était permis de taper tranquillement dans sa réserve de vin.

Mais cela faisait sept putains d'interminables semaines et toujours pas d'Aziraphale.

Ce qui était très long, même pour les bureaucrates du Ciel.

Trop long.

Est-ce que ses supérieurs s'étaient interrogés sur cette mort bien pratique et avaient décidé de farfouiller dans sa vie terrestre ?Est-ce que ses supérieurs s'étaient interrogés sur cette mort bien pratique et avaient décidé de farfouiller dans sa vie terrestre ?

S'il vous plaît, qui que Vous soyez... Faites qu'ils n'aient pas compris.

Les punitions de l'Enfer sont absolument atroces. Ils savent infliger la douleur en experts et il faut être fort pour échapper à la folie quand ils commencent à vous " réprimander" officiellement. Mais Lucifer ne peut pas créer de nouveaux démons et il est hors de question qu'ils soient en sous-effectifs, alors les mises à mort sont extrêmement rares. Ce n'est pas la même chose pour les anges. Le Créateur peut en fabriquer à l'envie, par paquet de mille si ça Lui chante. Alors depuis la Grande Bataille, chaque ange attrapé à fauter était soit déchu, soit détruit sans beaucoup de manières.

Sauver un ennemi en désobéissant de façon flagrante à un supérieur était une véritable trahison.

L'ange pouvait être tué pour ça.

Rampa avait toujours su, même lorsqu'ils ne se voyaient pas pendant des années, qu'il était là et qu'il pouvait le voir s'il le voulait. Cela suffisait à rendre le temps moins long, les missions moins désagréables. Il ne voulait pas penser à un quotidien sans cette certitude-là.

Alors quand il n'errait pas dans la librairie en remuant les livres pour faire quelque chose et donner l'impression qu'elle était toujours ouverte, il était crispé sur son téléphone, à l'affût de la moindre nouvelle ou rumeur à propos du Paradis. Il n'envoyait même plus chier Asphodé, son référent En-Bas, quand celui-ci se répandait en cancans et mensonges plus ou moins flagrants tant il était avide de la moindre miette d'information. Mais il n'y avait rien sur Aziraphale. Rampa était complètement impuissant. Il ne savait pas ce qui lui arrivait. Il n'avait aucun moyen de l'aider. Et pas moyen de dormir ou de se concentrer sur autre chose pour échapper aux questions inquiètes et autres regrets imbéciles qui le rongeaient.

Il ne pouvait qu'attendre et attendre encore, jusqu'à ce qu'il soit évident qu'Aziraphale ne reviendrait pas. La perspective lui donnait l'impression que quelque chose se déchirait dans sa poitrine. Un sentiment tout à fait nouveau et très désagréable, qu'il voulut noyer dans le vin. Sans aucun succès. Il essaya plus fort, déterminé à se mettre minable si complètement que l'angoisse elle-même aurait peur de prendre une cuite et le laisserait tranquille.

Ça faisait deux jours qu'il n'avait pas dessoûlé quand la clochette sur la porte d'entrée résonna doucement dans le noir.

- Si c'est pour un cambriolage, barrez-vous ! aboya Rampa, avachit sur la chose défoncée que le bouquiniste osait appeler un canapé, une bouteille dangereusement inclinée à la main. J'suis pas d'humeur !

- Ce n'est pas l'accueil auquel je m'attendais, dit d'un ton un peu déçu une voix étouffée par les vieux bouquins.

Rampa leva la tête. Son esprit, endormi par l'alcool releva avec un temps de la familiarité de la voix. Il fut également assez aimable pour l'aider à faire le lien entre cette fameuse voix et l'ange auquel elle appartenait.

- AZIRAPHALE ! brailla-t-il en faisant disparaître le vin. Il se jeta maladroitement sur ses jambes et traversa comme un boulet de canon l'arrière-boutique en se cognant l'épaule a l'encadrement de la porte. Il ne pensait plus qu'ils avaient toujours gardé une certaine distance, qu'il ne se touchaient pas ou même qu'ils ne s'étaient jamais dit qu'ils s'appréciaient. Il ne se souvenait que du manque et de la peur. Alors quand il vit Aziraphale, il se précipita à sa rencontre sans même prendre le temps de vraiment vérifier que c'était lui. Ou de réfléchir à ce qu'il allait faire. Il l'attrapa par le coude et l'écrasa contre lui en enfouissant son nez dans ses cheveux. L'ange eut un tressaillement étonné, mais ne le repoussa pas. Il l'entoura aussi de ses bras avec un murmure de plaisir.

Après quelques secondes d'une étreinte qui ressemblait plus à une tentative d'étouffement qu'à autre chose, Rampa rouvrit la bouche sans vraiment contrôler ce qui en sortait.

- J'ai cru que je n'allais plus te voir, mon ange. C'était horrible. Ne refais jamais ça.

Aziraphale leva la main pour lui tapoter le dos.

- Je suis navré, très cher.

Rampa s'écarta alors en le tenant par les épaules, alors qu'Aziraphale nouait très familièrement ses mains autour de sa taille.

- Pourquoi c'était ausssssi long, bordel?

- Deux mois, Rampa. On a été séparés bien plus longtemps que ça, avant...

Rampa enfonça ses ongles dans le tissu de son ridicule pardessus beige, les yeux plissés.

- Mais je ne pensais que tu étais en train d'être torturé, déchu ou détruit, avant ! Avant, je ne t'attendais pas comme un con en aillant peur que tu ne reviennes jamais, et en sachant que je ne pouvais PAS t'aider!

- Oh, Rampa... chuchota Aziraphale d'une voix tendre.

Il leva la main droite pour la poser sur sa joue, qu'il caressa du pouce.

Le cerveau de Rampa commença à comprendre qu'un petit quelque chose avait changé et il essaya de lui envoyer des signaux d'alerte. Un brin paniqués, les alertes. Du genre "Ouhou! C'est important, là. Tu devrais être attentif à ce qui se passe... Et surtout faire gaffe à ce que tu racontes !"

-Je ne savais pas que tu serais aussi inquiet, continua l'ange.

- Quoi, tu croyais peut-être que ça ne changerait rien, que j'allais rester chez moi tranquillement, à terroriser mon monde et t'offrir juste un resto quand tu reviendrais?

- À vrai dire oui... Qu'est-ce que cela aurait dû changer ?

- Mais... Tout ! Je sais que je ne veux pas te perdre, déjà, que tu es...

Il ne put pas continuer, car Aziraphale, bien plus rose qu'habituellement, venait de lui poser la main sur la bouche pour le faire taire.

- Il faut que tu dessoûle, mon cher. J'aimerais beaucoup entendre tout cela, mais seulement quand tu seras absolument conscient de ce que tu avoues.

- Pas de problèmes ! répondit Rampa un peu trop fort, plein de courage, d'indignation, et de certitude avinée.

Il grimaça quand l'alcool qui coulait dans le sang de sa corporation repartit dans ses bouteilles hors de prix. Puis il voulu finir sa phrase.

- Tu es...

Et il se prit enfin conscience de ce que lui hurlait son esprit depuis quelques bonnes minutes.

Ils s'enlaçaient (ils s'enlaçaient, putain !) pas du tout comme de simples amis le feraient, et ce qu'il allait brailler ( "... celui qui compte le plus pour moi, le plus bel homme ou ange ou jesaispasquoi que je connaisse, le seul qui soit bon juste comme ça, par plaisir, et réussir à te garder près de moi - je ne sais toujours pas comment - est la meilleure chose que j'ai jamais faite !" ) ressemblait beaucoup trop à ce qu'il pensait réellement de l'ange. C'était vrai, mais il ne s'exposait pas autant et d'habitude, quand ce genre de chose sortaient de lui quand même, ils étaient tous les deux trop saoul pour s'en souvenir ensuite.

Mais là, Aziraphale avait l'esprit dangereusement alerte et à l'écoute.

Il chercha frénétiquement autre chose à dire.

- ... Mon logeur maintenant, lâcha-t-il dans une expiration gargouillante.

- Je te demande pardon ?

Il se reprit et dit d'une voix un peu plus normale :

- Euh, et oui, mon appartement est partit en fumée et du coup, je me suis comme qui dirait installé chez toi. En attendant... Enfin, le temps de trouver autre chose.

Aziraphale laissa retomber ses mains et fit doucement deux pas en arrière. Il souriait, oui. Mais plus aussi largement qu'il y avait un instant.

- Oh. Tu es le bienvenu, cela va sans dire, dit-il d'un ton affreusement calme.

Sa chaleur dans ses bras lui manquait déjà. Il se secoua pour chasser la sensation désagréable et s'obligea se retourner pour l'entraîner dans l'arrière-boutique.

- Super ! Bon, on va fêter ton retour, alors ? J'ai dû laisser deux-trois bouteilles dans le cellier...

- Seulement trois ? demanda Aziraphale d'une voix scandalisée.

Retour à la normale. Rampa sut qu'il ne chercherait pas plus loin et il lui fut très reconnaissant. Il agita la main.

- C'était sept trèèès longues semaines, mon ange...

La suite, ils la jouèrent sur le même air d'amitié douce-amère qu'ils connaissaient si bien.

Tout ce qu'ils se dirent, chaque geste et chaque regard resta scrupuleusement dans le cadre habituel. Ils étaient assis à un mètre l'un de l'autre et ne pouvaient même pas se frôler les doigts en se passant le vin. Aziraphale lui raconta l'enquête qui avait suivi sa décorporation, puis l'interminable procès d'Haziel, et enfin les longues formalités agaçantes pour avoir un nouveau corps.

Rampa buvait, hochait la tête et poussait des exclamations aux bons endroits, mais il le regardait par en dessous.

L'ange était le même. Il le voyait sourire dans son fauteuil en critiquant impitoyablement la bêtise du Ciel sans en avoir l'air tant il restait poli. Il riait toujours de la même manière et son essence influençait déjà son corps humain, de sorte qu'il ressemblait de plus en plus à celui qu'il avait côtoyé pendant des millénaires.

Et pourtant, l'image qu'il voyait ne voulait plus coller avec le reste. Rampa regardait son visage familier si calme et lisse, éclairé sur le côté par cette vieille lampe napoléonienne et il le revoyait s'épanouir de bonheur comme une putain de fleur au soleil uniquement parce qu'il lui avait dit qu'il s'était inquiété.

Jamais il ne lui avait vu cette expression-là. Et jamais l'ange ne s'était permis de le toucher avec autant de douceur.

Rampa posa son coude sur le canapé et fit rouler sa joue dans sa paume ouverte sans cesser de le regarder.

Lui qui ne supportait pas qu'on le touche, lui qui avait la peau, l'essence tellement sensible qu'il ne risquait jamais une blessure inutile... Il avait aimé ça. Et il voulait le vivre une nouvelle fois.

Non, plus que ça, pensa-t-il, le ventre noué. Il voulait tout. Toute la beauté d'Aziraphale, mais aussi toute sa merveilleuse tendresse, tous les mots qu'il ne lui disait pas, tous ses regards, ses gestes retenus, avortés, rattrapés dont il prenait maintenant conscience. Tout ce qu'il avait raté depuis le début parce qu'il ne regardait pas comme il fallait. C'était discret, aussi doux et subtil que la caresse légère d'un pouce sur sa peau, mais cela avait toujours été là. Il avait ouvert les yeux maintenant et il ne voyait plus que ça.

Il l'aurait. Il l'aurait parce que l'ange le voulait aussi. Il était prêt à faire ce qui était nécessaire, même glisser l'idée d'une attaque à un démon idiot et en mal de promotion pour donner un petit choc à Aziraphale...

La tête toujours penchée, Rampa eut un lent sourire qui fit mourir la fin d'une phrase dans la bouche d'Aziraphale. L'ange lui jeta un regard étonné avant de reprendre une gorgée de vin, un sourcil élégamment levé.

Attends-moi encore un peu, mon ange.



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