LES TEMPS D'AVANT
Vanessa fut surprise de trouver la Comte pour l’accueillir à l’aéroport. Surprise et si contente que cet étranger ait fait cette démarche, qu’elle l’enlaça et l’embrassa comme elle l‘eût fait pour ses trois amis.
Il retourna l’étreinte, cligna des yeux et sourit : " Avez-vous fait bon voyage, cara ?
— Excellent ! C’était comme si c’était moi qui avais des ailes… partir vers l’inconnu… c’est si excitant ! Mais, bon sang, qu’il fait chaud ici !
— Attendez-vous à pire dehors… D’ailleurs, allons boire quelque chose de chaud avant de vous exposer au climat sicilien, du moins si vous n’êtes pas trop pressée de retrouver vos amis ?
— Oh, ce n’est pas comme si je ne les avais plus vus depuis des lustres, hein ! Je choisis de suivre vos conseils. »
Il saisit son sac en dépit des protestations de la jeune fille et ouvrit le chemin vers l’une des cafétérias de l’aéroport. Un peu gênée de marcher bras ballants à ses côtés, elle passa un bras sous le sien.
Il se dit que cette petite rousse était comme le miel sur une blessure, que sa présence et sa spontanéité à elles seules valaient toutes les paroles de réconfort.
Et qu’il ne les méritait pas.
Dans un bain de couleurs et de sons indistincts, ils atteignirent une cafétéria-tea-room désertée par la majorité des voyageurs, qui estimaient à tort qu’une boisson fraîche était de mise.
Ils commandèrent un thé.
« Comment… » commencèrent-ils, au même moment.
Vanessa rit : « À vous l’honneur. Je réserve mon comment pour plus tard.
— Comment vous en êtes-vous tirée, au pub ? demanda-t-il tandis que la serveuse déposait un pot de lait et un sucrier devant eux. Il ajouta, à l’attention de cette dernière : est-ce que, par chance, vous fumez ? Je meurs d’envie d’une cigarette et j’ai laissé les miennes dans la voiture. Elle sortit un paquet de JPS de la poche de son jean et le lui présenta. Après avoir tenté à plusieurs reprises d’utiliser son briquet, elle le lui tendit, les joues en feu et bredouillant une excuse pour sa maladresse. Riario l’alluma du premier coup et la remercia, puis se tourna vers Vanessa :
— Alors, ce pub ?
Mais elle rit :
— Je ne ferai aucun commentaire sur ce qui vient de se passer, là, mais ça valait une scène de comédie romantique. Elle enchaîna : le pub était un désastre. Deux jours de plus avec ces idiots qu’on m’avait dénichés comme assistants et je vous jure que j’étais bonne pour l’asile… au mieux. Du lait ? Il fit oui de la tête… et comment se fait-il que ce soit vous qui veniez me chercher ? Je veux dire, je suis très flattée que ce soit vous, mais ça me surprend.
— J’ai brûlé la politesse à Masini. J’avais envie d’être celui qui vous accueillerait et besoin de prendre un peu de distance.
— Oh ! Tom est encore insupportable, hein ?
— Aujourd’hui, il n’est pas la seule raison à ma nervosité.
— Ah ! Tant mieux. Vous savez, c’est un excellent ami et il a coeur d’or, mais dès qu’il s’agit de l’attention de Leo, il devient féroce. Je l’ai vécu pendant deux mois à l’époque où Leo et moi sortions ensemble : j’ai eu droit à « poupée Barbie » — elle compta sur ses doigts — « gamine insolente », « écervelée », »souris fureteuse », "cuisse légère »…. enfin, je ne peux plus toutes me les rappeler... Mais c’est plus violent quand la concurrence est masculine, parce que le danger est multiplié par deux : entre une jolie fille et un garçon moche, Leo préférera la jolie fille, mais entre une belle femme et un bel homme, Leo choisira toujours le dernier.
Il préféra ne pas relever l’allusion et dit, en lui proposant l’assiette de gâteaux secs :
— Je ne comprends pas comment l’idée de la poupée Barbie peut traverser l’esprit de quiconque en pensant à vous !
Elle sourit, amusée par la façon dont il avait contourné l’obstacle. Il ne serait pas facile de l’amener à parler de Leo et lui.
— La plupart du temps, il plonge sur les expressions toutes faites, prêtes à l’emploi… Mais pas avec vous, maintenant que j’y pense.
— Ça ne m’atteint guère, en général, sauf au bout d’un moment…
— Ou quand c’est trop injuste ?
— Je ne crois pas qu’aucune insulte à mon égard soit jamais injuste, Vanessa, dit-il, stoïque. Je suis un criminel et un tortionnaire, je ne tente pas de me le cacher quand je suis seul à seul avec moi-même. Je ne parviens même pas à approuver cinq pour cent de mes actes et je tolère que certaines personnes me traitent comme tel… pas d’autres, c’est aussi simple que cela."
Elle était sur le point de poser une question trop personnelle mais y renonça : quelque chose brûlait sous cette impassibilité, elle le sentait. Au lieu de cela, elle lui demanda de parler de ce qu’il faisait ici.
Il fut reconnaissant de ce changement de cap, qu’il devinait délibéré et se mit à parler de Fausta, de Laura Cereta et de tous les collaborateurs du chantier.
Par bonheur, la durée du trajet lui permit d’éviter le tout dernier rebondissement de l’histoire, à savoir le contenu des messages entrecroisés.
Il n’était pas encore capable de l’évoquer en toute sérénité.
***
Vingt-quatre heures plus tard, Leo se décidait à rejoindre Riario sur le chantier, dans ce qu’on appelait désormais la « chambre de Fausta », que le Comte avait fait fermer et réserver à leur usage exclusif à Laura et lui-même.
Il avait envoyé tous les autres vingt mètres plus loin, là ou, croyait-il, se trouvait un autre bâtiment enfoui de la même époque.
Leo savait que le Comte le fuyait, mais il se demandait pour quelle raison. Il fouillait sans relâche ses souvenirs récents pour tenter de deviner quelle bourde il avait commise mais ne parvenait pas à en trouver une seule qui justifiât un tel rejet.
Le peintre n’avait pas du tout interprété le message de la belle Byzantine de la même manière que Riario et il avait besoin de le consulter pour trouver une voie possible à sa version de l’histoire.
Il était persuadé que la mosaïque leur demandait de fouiller sa vie, de rechercher sa famille et vraisemblablement la trace du grand amour de sa vie — fût-il mari ou amant — et que cela, point capital du message, devait sauver des vies, des milliers de vies.
Alors, au diable l’orgueil, ce soir-là il s’était décidé à faire un pas, à jeter un pont entre lui et cette tête de mule qu’il avait peut-être offusqué.
Riario sursauta en entendant son prénom.
« Girolamo ? J’ai besoin de vous parler de ce que nous avons trouvé.
— Pas maintenant, Da Vinci, répondit l’autre, cinglant.
— Eh bien, ce sera pourtant maintenant ou jamais. Soit vous daignez m'écouter et me répondre, soit je reprends le premier vol pour Londres. Après tout, dans toute collaboration, il y a un ou plusieurs collaborateurs et moi, je n’en ai plus. Alors, je veux bien vous présenter des excuses pour l’injure inconsciente que j’ai pu vous faire, mais au nom du ciel, cessez de vous enfuir dès que j’apparais !
Le Comte ne s’était toujours pas détourné de son travail sur la deuxième partie de mosaïque qui avait été mise au jour et continua à lui tourner le dos. Il prit une grande inspiration, posa sa question et bloqua son souffle, paupières closes :
— Quelle est votre interprétation du message recomposé ?
— Elle restera partielle si personne n’éclaire un peu ma lanterne. Je crois que Fausta nous enjoint de retrouver sa généalogie et l’homme qu’elle a aimé et cela, pour sauver des vies… et ne me demandez pas de quelle manière on pourrait atteindre ce but, je l’ignore.
Riario reprit son souffle :
— Avant tout, je dois savoir… avez-vous retrouvé le sommeil, Artista ?
Leo se sentit soulagé : « Artista » voulait dire détente et bienveillance :
— Non. C’est normal : tant que nous n’aurons pas résolu l’énigme, il en sera ainsi. Vous dormez bien, vous ?
— Non. De plus en plus mal.
Enfin, il daigna faire face à son interlocuteur.
Leo s’enhardit, s’approcha et se mit à arpenter la petite pièce :
— Vous aviez interprété le message comme moi, non ?
— Non, mais je vous parie que Laura non plus. Je pense qu’il y a autant d’interprétations possibles que d’interprètes.
— Qu’y avez-vous lu, vous ?
— Rien de bien concluant. Je préfère votre hypothèse.
Leo s’arrêta pour le regarder, bras croisés :
— Il est rare de vous voir rendre les armes aussi vite, Comte.
— Qu’importe ? Je vous suis, Leo.
— Pourquoi ?
Méfiance et soupçon.
Girolamo afficha l’un de ses demi-sourires, vint plus près et posant la main sur son épaule, convoqua pour pouvoir le regarder dans les yeux tout ce qu’il se répétait depuis deux jours : ce garçon et lui étaient lumière et ombre, leurs natures étaient non seulement différentes, mais opposées; enfin, ils étaient et resteraient appelés à appartenir à des camps adverses.
— Pourquoi acceptez-vous de me suivre, Girolamo ? insista Leo. Je suis votre cadet et bien plus encore en expérience : vous avez une longue histoire de tactique, de diplomatie, de combat, alors que je viens juste de me jeter à l’eau, en sachant à peine nager. Je ne doute pas de l’option que j’ai choisie, je sais qu’elle est la bonne... Mais pourquoi, vous, l’acceptez-vous ?
— Je ne suis pas de ceux qui présupposent que leurs compagnons ou ennemis omettent de réfléchir avant que de suivre un sentier inconnu. Cela traduit un genre de suffisance intellectuelle que mon éducation n’a pas encouragée. Je pars au contraire du principe qu’une logique dirige vos choix. Pas nécessairement la même que la mienne, mais j’ai suffisamment confiance en votre intelligence pour m’y fier, voilà tout.
— Ça n’est pas souvent arrivé, croyez-moi ! On me prend en général pour un pur rêveur, jouet de ses instincts et intuitions... voire de ses coups de folie. Mon père m’a toujours vu comme son plus grand échec.
— Bienvenue dans le club des fils moralement répudiés ! Le mien refuse que je l’appelle père et papa le foudroierait sur place. Il rit, amer : notez que ce mot ne me viendrait même pas, il véhicule une tendresse que je suis bien loin de ressentir, vous l’aurez compris ! »
Ce soir-là, beaucoup au camp eurent l’impression de retrouver la normale des choses en les voyant à nouveau discuter ensemble et Laura retrouva de l’espoir... un peu.