LES TEMPS D'AVANT
Au petit matin, trois téléphones se mirent à sonner simultanément avec insistance. Riario s’arracha à un rêve étrange et tituba jusqu’à la table : « Allo ?
— Bon sang, Giro, j’ai cru qu’il était arrivé quelque chose au camp. C’est le troisième appel collectif et personne ne répond. Vous dormez tous ou quoi ?
— Quelle heure est-il ?
— Quatre heures ici, cinq chez vous… du moins si tu es toujours là où je crois.
— Bien sûr que j’y suis. Si tu as essayé de toucher Laura, elle est déjà sur le chantier… et moi, je faisais la première nuit de plus de deux heures depuis deux mois ! Merci, cousin !
— Oui, eh bien, désolé mais le pacha est rentré et veut te voir. Je lui ai dit que tu étais à Florence. Il a dit que tu n’avais rien d’important à y faire et que de toute façon blablabla et blablabla… enfin, tu connais le chapelet de tous les châtiments du purgatoire…
— Shit !
— Giro !
— Oui, je sais…
— Est-ce que Da Vinci est avec vous ?
— Oui.
— Bon. Alors… Il semblerait que Lucas Webb veuille parler au grand patron d’un contrat, je cite, “merdique". Il veut le rencontrer le plus vite possible. Tu sais de quoi il retourne ? Le nom de Da Vinci a été prononcé.
— Oui. Je sais ce dont il est question et ça ne sent pas très bon. Je t’expliquerai. Je reprends le premier avion. Oh !… et, Giovanni, ne fais rien si tu apprends que Leonardo et son imbécile d’ami m’ont capturé, OK ?
— Qu’est-ce que c’est encore que cette embrouille ?
— Ça aussi, je t’expliquerai. Ne fais rien, ne dis rien, d’accord ?
— Ça marche. À plus, vieux !
Giovanni raccrocha, Girolamo soupira.
— Qu’est-ce qu’il ne faut pas dire à Leonardo ? fit une voix soupçonneuse.
(Oh, merde, le primate !)
— Rien qui ne tienne de près ou de loin à votre discernement, Masini. Au panier !
Tom bondit.
Esquive.
Nouvelle charge.
Saisie et torsion du poignet, coup de genou au plexus solaire.
Leo arriva, hirsute de sommeil :
— Vous n’avez pas encore fini, tous les deux ?
Le Comte maintint sa prise :
— Il faut que je vous parle d’un sujet urgent, Leonardo. Vraiment urgent.
— Dans cette position ?
Riario, debout mais un peu penché pour maintenir son adversaire à genoux, relâcha Tom.
— Au fait, merci pour votre remède de la nuit, Leo… j’ai dormi comme un nouveau-né !
— What… commença Tom, mais un regard des deux autres lui cloua le bec. Il leva les mains :OK, j’ai compris, je sors…
mais je te revaudrai ça, vermine !
Leo s’appuya sur la table et mit la main à la hanche, regardant le Comte avec réprobation :
— Ne poussez pas Tom trop loin, Comte. Si nous devons nous lancer dans des recherches, il sera de la partie et votre petite rivalité risque de devenir intenable.
— J’ai bien peur que tout ça soit remis à plus tard de toute façon. Mon père est rentré et veut me voir à propos d’un certain contrat. Lucas Webb a pris rendez-vous avec lui.
Leo inspira entre les dents :
— Ouch ! Qu’allez-vous lui dire ?
— Je l’ignore encore.
— Ne rentrez pas ! Restez ! Seul votre cousin sait où vous êtes.
Riario servit un café au percolateur et le tendit à Leo, puis en prit un lui aussi, pensif. Conscient du regard du peintre sur lui, il expliqua :
— Je tente de visualiser les gens auxquels il pourrait s’attaquer si je ne rentrais pas.
— Giovanni ?
— Non. Mon cousin et moi nous montrons toujours très distants en sa présence. En fait, il nous croit à couteaux tirés à cause du poste de second de la Forza… Faites venir Vanessa, Da Vinci. Il a appris que la mutinerie de Turin n’était qu’une ruse pour l’arracher à ses sales pattes. À l’heure qu’il est, il doit en déduire que je m’intéresse à elle.
Leo décida de le taquiner un peu et joua les offusqués, très sérieux :
— Comment ? Vanessa ne vous intéresse pas ?
— Enfin ! Bien sûr que si ! Pourquoi pensez-vous que je vous dise… Oh ! Je vois… vous vous payez ma tête, dit-il avec un large sourire. Non, Vanessa ne m’intéresse effectivement pas dans le sens où mon père l’entend… Un morceau de pain ? C’est Alberto, notre prof florentin qui le fait. Il est délicieux.
Il présenta le panier à Leo, en prit une tranche lui-même et s’installa à la table. Leonardo l’imita.
— Vous ne mettez rien sur votre pain ?
— Non, mais servez-vous dans le frigo si vous voulez, il y a ce qu’il faut.
Leo se releva et ouvrit le petit réfrigérateur.
Tandis qu’il faisait son choix, le Comte reprit :
— Je viens de réaliser combien mon souci de distanciation est précieux aujourd’hui : à part votre jeune amie, il n’a aucun levier affectif pour me menacer… J’admets que dans l’absolu c’est assez terrible, parce que cela dit tout sur le nombre de mes amis, mais en l’occurrence, c’est très confortable !
Leo revint s’asseoir face à lui et tartina son pain d’une généreuse couche de fromage frais qu’il recouvrit de confiture de fraise sous l’oeil amusé de son vis-à-vis.
À ce moment-là, Nico fit son apparition, râleur :
— Vous auriez tout de même pu m’enlever avec des vêtements ! Je me sens tout nu depuis mon arrivée.
— C’est vrai, dit Riario, navré, je regrette que Giovanni n’y ait pas pensé… il marqua une pause pour boire une gorgée de café et reprit : ça nous aurait épargné ce pitoyable spectacle.
Leo éclata de rire, Nico bougonna et Riario dit, le sourire dans la voix : va dans ma tente, tu y trouveras bien quelque chose qui pourrait t’aller.
— Vous êtes bien plus grand !
— Ce sera l’occasion de lancer la mode des pantalons à triple revers ! dit Leonardo.
— Oui, ben, vous vous valez bien, tous les deux, comme emmerdeurs, hein ?
Mais il en rit et sortit, en quête du précieux vêtement.
— Alors ? Que pensez-vous de mon idée ? finit par demander le peintre.
— Elle me plaît. Je préviendrai Giovanni. C’est d’accord, je reste.
— Yesss ! À nous l’aventure, Comte ! Vous imaginez ? Ne penser à rien d’autre qu’au mystère de Fausta : fouiller la terre et les bouquins… il vaut peut-être mieux éviter internet, si votre père est en rage, il est sûrement du genre à embaucher des hackers pour vous repérer… Oublier les clients, la foule, la pollution de Londres et cette putain de routine… Quoi ? J’ai dit un gros mot, je sais, mais…
— Votre moustache est des plus seyante, Artista !
Leo passa le doigt sous son nez et sourit :
— Ça m’arrive tout le temps. »
Il se demanda, en passant, pourquoi il se sentait si bien à ce moment précis, mais ne s’attarda pas sur l’analyse.
Il fallait à présent se concentrer sur le cas Fausta pour qu’ils puissent enfin retrouver le sommeil.