LES TEMPS D'AVANT

Chapitre 1

1045 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 21/05/2020 19:51

Ils n’avaient pas toujours été alliés. Loin de là. À l’époque où Leonardo Da Vinci fréquentait encore la Royal Academy of Arts et plus assidument encore le petit pub « The Shelter » de Paddington, qu’il gérait avec trois amis, Girolamo Riario représentait exactement tout ce qu’il rejetait.


Mais prenons les choses à leur début…


C’était un mois d’août comme on en connaît de plus en plus. Londres avait gémi de soif toute la journée sous un soleil emprunté tout droit à l’Andalousie et ce soir le Shelter était vide, tandis qu’en terrasse certains consommateurs préféraient rester debout, dehors, dans l’espoir chimérique d’un peu de fraîcheur.

Même Niccolo et Vanessa, pourtant les plus jeunes et plus légers des quatre amis, se plaignaient de fatigue et de jambes lourdes.

Niccolo Machiavelli, dix-sept ans, suivait avant son âge, des cours d’économie politique à l’université ; Vanessa Moschella, seize ans, prenait des leçons de danse et de chant et décrochait de temps à autre des petits rôles dans des productions théâtrales et cinématographiques modestes.

Tommaso, leur aîné à tous, grand gaillard à la bisexualité flamboyante, dragueur invétéré en attendant que Leonardo veuille bien lui accorder un regard autre qu’amical, vivait de débrouille, ou plutôt d’embrouilles, car il se promenait bien souvent à la limite de la légalité.

Alors que les deux plus jeunes aimaient la mesure, Tommaso Masini était la plupart du temps tonitruant et Leonardo da Vinci excentrique.

Le Shelter était surtout un pub d’habitués, fréquenté par des personnes un peu bohèmes , artistes de toutes catégories amarrés aux quais de Little Venice ou débarqués des petits théâtres des environs ou encore des navetteurs déposés par les trains de la gare toute proche. Mais parfois, certaines célébrités passaient par ici pour se mêler au Londres des débutants. C’étaient ces soirs-là qu’il fallait éloigner Tommaso de la salle.

Ce soir de canicule, sans doute plus par défaut que par véritable choix, deux hommes s’assirent à l’intérieur, à la table la plus éloignée du bar. L’un d’entre eux n’était autre que le propriétaire des lieux, l’entrepreneur Lucas Webb.

Leonardo, occupé à servir deux autres clients au bar, ne s’étonna que très peu que Lucas ne le saluât pas en entrant. L’homme était de nature versatile et naviguait en outre sur la mer houleuse de sa vie personnelle. Son mariage battait de l’aile depuis que sa femme avait décidé de renoncer à l’indulgence dont elle avait fait preuve jusque là. Le patron aimait un peu trop les jolies filles et ne prenait aucune précaution pour le cacher.

Ce fut donc l’étranger qui vint commander leurs consommations.

Sombre de la tête aux pieds, collier de barbe hyper-soigné et des mains qui n’avaient sans doute jamais touché d’autre outil que les touches d’un clavier, son regard s’attarda quelques trop longues secondes sur le T-shirt AC/DC de Leonardo — dont la garde-robe ne côtoyait jamais de fer à repasser — et sur son encolure en accordéon. 

Il esquissa un petit sourire crispé, tout de convention : « Est-ce que par un heureux caprice de la chance vous servez du vin dans cet établissement ?

— En effet ! dit Leo, bien que la chance n’ait rien à voir avec la composition de notre carte des vins. Français ou italien ?

— Italien. Et je pousse l’audace jusqu’à tenter… un Barolo ?

Il y avait de l’amusement, sans défi, dans ce sourire-là et Leonardo en mit autant dans le sien en retour :

— Bingo, l’ami ! Tout droit en provenance de son vignoble piémontais. Vous devriez prendre un billet de loterie… Même si de toute évidence, vous n’en avez pas besoin, dit-il, avec un regard appuyé balayant la tenue vestimentaire de son client.

Ce dernier rit de bonne grâce et concéda :

— Eh bien, je l’ai bien cherchée, celle-là, je crois.

— En effet. Mais ça ne m’empêchera pas de vous souhaiter une bonne dégustation, dit l’étudiant en servant deux verres.

— Réservez-moi la bouteille, s’il vous plaît, je reviens la chercher, dit le client.

— Je vous apporterai le tout à votre table, ça me permettra de saluer Lucas… Tom ! cria-t-il en direction des cuisines, où l’on trouvait son ami la plupart du temps, occupé à jouer les goûteurs. Tom ! Tu veux bien oublier la bouffe un moment et venir encaisser les consommations de monsieur ?

Tommaso arriva en s’étranglant et toussa un morceau d’apple pie gros comme une bouchée entière :

— Bon dieu de merde ! J’ai failli ne pas atteindre mes trente ans !

Le client le toisa, glacial :

— De l’utilité de mâcher la nourriture avant de l’avaler, commenta-t-il, entre ses dents.

Leurs regards se croisèrent, dans un savant mélange de mépris et de fureur.

Tommaso lui arracha un billet de cinq cents euros des mains et râla en maltraitant la caisse :

— Bien sûr vous n’avez pas plus petit ?

— Pas quand je paye quatre cent quatre-vingts euros, non, j’en ai bien peur.

Le visage hâlé du serveur vira au carmin, mais au prix d’un gros effort sur soi, il se retint. Ce ne serait pas la première fois qu’un client se plaindrait de son côté "nature" et il avait besoin de ce job, le seul revenu fixe du mois.

— Putain ! T’as déjà vu plus arrogant ? murmura-t-il , hargneux, quand le client eut regagné sa place face à Lucas.

— Veux-tu leur porter le plateau ? proposa Leonardo, taquin.

— J’aimerais mieux me les faire bouffer par une fouine ! Encore un de ces fils-à-papa de la haute !

— Oui, eh bien, je ne l’envie pas... Porter un costard cintré par cette chaleur, ça demande une sacrée dose de dévotion !

— De trou-du-cuterie, tu veux dire ! » rectifia Tom en passant sa rage sur un ravier de cacahuètes.


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