CONFINEMENTS
Chapitre 7 : De Wolf Trap à quelque part au-dessus de l'Atlantique, en passant par Monaco.
2187 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 17/04/2020 18:24
Will tremblait tellement que la table cliquetait. Les printemps de la Virginie ne sont pas ceux de l’Italie.
Que faisait Leo en ce moment, enfermé chez lui, sans doute, comme presque tous dans le monde entier ? Et que faisait Rome ?
Will ne croyait pas un instant qu’il était venu et que, même s’il avait pu venir, il se serait jeté ainsi dans la gueule de ce serpent d’Hannibal.
Non.
C’était certainement Jack et il était reparti après avoir trouvé porte close.
Serait-il reparti en trouvant porte close ?
Non.
Il aurait voulu s’assurer que rien n’était arrivé à son agent. Même s’il les précipitait dans l’incendie pour la cause, en temps ordinaire, quand rien ne pesait dans l’autre plateau de la balance Jack Crawford se montrait toujours plutôt protecteur de ses hommes.
Alors ?
Alors, Hannibal l’avait-il effectivement capturé ? Était-il comme lui-même en ce moment ligoté quelque part ?
« Je t ‘apporte une couverture…
(Et je n’ai toujours pas de plan. Toutes ces questions stériles sur Leo et Girolamo m’ont distrait. Concentre-toi, Will Graham !)
Hannibal le couvrit d’un long plaid en polar. Sa paume s’attarda sur son épaule et Will frissonna de plus belle.
— C’est très douloureux ? s’inquiéta-t-il en désignant du regard l’endroit où reposait cette main qu'il avait mordue.
— Oui. Tes chiens… Tes chiens ne feraient pas mieux.
(Non !)
Mais il avait vu l’inspiration traverser le regard de son geôlier.
— Ne touche pas aux chiens, Hannibal. Tu sais que je te tuerai pour ça… Ou alors c’est toi qui devras m’éliminer. Le meilleur moyen de ne rien obtenir de moi c’est de leur faire du mal, tu le sais.
— Par curiosité, sweet Will, par qui devrais-je commencer pour te faire céder ? Par ton Comte ou par Winston ?
— Girolamo n’est pas ici.
— Ne contourne pas l’épreuve de vérité. Lequel de ces deux êtres le pauvre Will, si doux, si apprécié de tous, sauverait-il du vilain Docteur Lecter ? Son amant ou l’un de ces chiens ?
— Ne prétends pas être stupide. Tu connais la réponse.
— Non ! Sincèrement, la question est entière. Ton empathie va à tous, mais ta sympathie et ta dévotion, à qui reviennent-elles en premier ?
La frayeur emplissait la poitrine de Will, il avait peine à respirer et était plus près encore du cri de terreur que de l’explosion de rage. Ses yeux le trahissaient.
Hannibal lui caressa le front :
— Chut ! Chut ! C’est une hypothèse, rien qu’une hypothèse… Il embrassa ses lèvres puis ses paupières et murmura : oublions ça pour l’instant.
Will y puisa un peu de sarcasme :
— Tu ménages ton gibier ? Tu crains que la viande soit acide ? dit-il, la voix cependant hachée.
— Ce n’est pas mon souci premier. Oui, si je devais te tuer et te rendre les honneurs qu’il convient…
— Me manger.
— Te manger, si tu péfères la tournure prosaïque… Dans ce cas, je veillerais à ta quiétude. Mais cela non plus n’est pas à l’ordre du jour… Soyons clairs, Will, me laisseras-tu, pour l’amour de ton bel Italien, prendre ton corps plutôt que sa vie ?
— Je ne peux pas le croire ! Tu t’entends, Hannibal ? Tu parles comme un roman de gare ! Ressaisis-toi, bon sang !
— Pourquoi n’aurais-je pas droit, moi aussi, à la légèreté des romans à deux sous ?
— Ce serait aussi incongru pour toi que de te jeter sur un hamburger… ton intellect n’est pas fait pour l’un, ton palais ne supporterait pas l’autre. Reprends-toi !
Blessé, le docteur se redressa et afficha un sourire tendu :
— Très bien. Je t’obéis, tu vois ? Je me reprends et me remets sur le chemin de mon plan. Il fixa un moment son prisonnier de son regard le plus froid et prit la direction de la porte, où il se retourna : inutile d’appeler pour faire cesser ce que tu devineras, je porterai des écouteurs… Pour lui, ce sera Vivaldi : il Giustino « Vedro con mio diletto » (Je verrai avec mon bien-aimé) sera très approprié. »
Quand il fut parti, le profiler laissa libre cours à son désespoir et hurla toute l’angoisse dans un « non » à fendre la pierre.
Hannibal marqua un temps d’arrêt et sourit.
(Il finirait par flancher.)
***
Pourquoi n’ai-je pas prévu le piège ?
Parce qu’on ne présuppose jamais qu’il existe un piège au sein même d’un piège. Voilà pourquoi !
Hier, ils sont venus vider ma cave, ont emporté les ordinateurs, mon téléphone portable et même le carnet de Will. Il ne me reste que ces quelques feuilles pour écrire, que je donnerai à mon cousin pour qu’elles ne tombent pas entre les mains de mon père.
Il a des experts à sa disposition, tout est traçable. À l’heure qu’il est, il a déjà dû appendre qui est Will Graham, qu’il est l’adjoint de Jack Crawford et que je leur passe des informations concernant nos transactions avec les Jimenez. Celles-là et beaucoup d’autres depuis deux ans.
Cette fois, je ne m’en tirerai pas.
Il y a longtemps que j’ai lâché ma foi aveugle et la croyance en la possibilité d’un miracle.
Je vais disparaître dans la peau d’un rien, le rien que je suis depuis toujours, objet dont on se sépare sans sourciller quand il ne remplit plus son office.
Il n’y aura pas d’ « après ». La vie que j’avais rêvée était aussi illusoire que le geste familier que j’attendais d’Alessandro della Rovere étant enfant.
Pour lui, un fils, c’était pratique : facile à dominer, à téléguider, sans crainte d’une quelconque intervention extérieure puisqu’un parent, chez nous, a encore tous les droits sur son enfant. La reconnaissance officielle de sa paternité même était déjà une manoeuvre.
Rien d’autre. Jamais.
J’aurais aimé inverser l’histoire, une fois sorti de cette machine infernale. Adopter un enfant et donner tout ce que je n’ai pas reçu.
Mais en somme, la punition est juste.
Quand j’ai lu dans les yeux de cette prostituée que j’étranglais qu'elle me reconnaissait, quand j’ai réalisé ce qu’elle était pour moi, je n’ai pas desserré ma prise. Pour satisfaire mon père, pour être enfin visible à ses yeux, j’ai tué cette femme qui m’avait donné la vie dix-huit ans plus tôt.
Oui, c’est juste, après tout, que me soit enlevée la possibilité d’être père et de transmettre tout ce que j’ai appris en marge du sordide.
Je ne me demande pas qui prendra ma relève. Je m’en contrefiche. La RV ne m’est rien.
Je compte sur Giovanni, qui ne m’est hostile qu’en présence du « Pape » et de ses hommes, pour prévenir Leo.
Je n’ose même plus penser Will. Je peux prier encore en pensant à lui mais plus espérer. Si Leo parvient à gagner Wolf Trap, il n’y trouvera que des morts, je l’ai entendu dans les sarcasmes de Lecter. J’ai lu comme s’il était devant moi la rage et la frustration qu’il ressent.
Ma seule consolation est que ce monde me dégoûte, que la tournure que prend l’humanté est répugnante et que je ne veux plus danser au milieu des milliards de petits bourreaux méprisables de cette terre.
Les plaisanteries, les querelles, les risques, les victoires et l’amour avec Leo sont les seules choses que je quitterai avec un infini chagrin.
Lui seul a donné une valeur à ma vie tout entière.
S’il survit à cette pandémie, c’est en lui que vivra encore le seul véritable moi.
***
Depuis plus de cinquante ans - cela avait commencé avec le culte du corps et la vénération du fitness - on faisait croire aux gens qu’ils ne mourraient pas s’ils adoptaient le comportement approprié : ne pas fumer, ne pas boire d’alcool, ne consommer ni sucres, ni graisses, pratiquer une activité physique quotidienne et les autres commandements qui s’ensuivaient.
Beaucoup étaient entrés en religion et maladies comme handicaps étaient vus par ces fidèles non comme un malheur qui frappait à l’aveuglette, mais comme un honteux péché. On ne prenait pas en photo des personnes impotentes — sauf celles qui se rachetaient par l’exercice d’un sport de haut niveau — et l’on taisait certaines causes de décès désormais infamantes pour les proches.
On n’était plus sourd ou aveugle, mais malentendant et malvoyant ; on ne mourait plus de cancer, mais de longue maladie ... les « gens à mobilité réduite » autant que les « SDF »...
C’est l’une des aberrations qui avaient frappé Lorenzo de’ Medici ces derniers jours : alors que les informations concernant le virus qui sévissait étalaient sans retenue les chiffres catastrophiques des hôpitaux, à la mairie, ses administrés qui venaient déclarer le décès d’un proche, niaient en dépit de la réalité que la cause en fût celui qu’on appelait désormais le CopSras.
Lui-même avait fait l’expérience des regards courroucés ou gênés lorsqu’il disait ouvertement que Giuliano y avait succombé. Cela le mettait en rage et il l’avait clairement exprimé en rentrant chez lui la veille, en présence de Léo.
Dans le Jet qui l’emmenait à Baltimore, l’artiste repensait à cette constatation.
(Les gens ont aujourd’hui un petit aperçu du mépris et du dégoût auxquels ont eu droit les premiers malades du SIDA. .. Est-ce que cette crise va nous rappeler quelques réalités ou bien continuerons-nous à vivre notre vie comme si elle ne devait pas prendre fin ? Est-ce qu’après ça, les hommes vont continuer à vénérer l’artificiel et le superflu au détriment de l’authentique et de l’essentiel ? Ceux qui s’en sortiront se rappelleront-ils dans deux ans qu’ils ont failli perdre ce qui leur était le plus cher ou bien seront-ils retournés à leurs rêves futiles de consommateurs bien drillés ?)
En cherchant un livre dans la bibliothèque de bord — le Firenze était plus spacieux que certains appartements du centre-ville — un titre le détourna de ces pensées : « L’homme qui n’écoutait pas. » de Paolo Filbert lui rappela sa récente querelle avec Zo.
Zo fulminait de ne pas pouvoir l’accompagner et dressait une liste interminable des raisons qui rendaient sa compagnie utile, voire indispensable. Leo s’en trouvait dans l’incapacité de se concentrer sur ses bagages et lui avait demandé un peu trop vivement de se taire.
« Oh ! Pardon de te déranger, maestro ... j’oubliais que tu ne me calcules qu’en cas de besoin !
— Zo ! Ne commence pas une litanie sur un autre thème. J’ai besoin de ré-flé-chir ! avait dit Leonardo.
— Pfff ! Ce n’est pas comme si tu avais rendez-vous avec l’autre, l’ange du style : c’est Will Graham que tu vas voir, pas ce m’as-tu-vu de Riario !
Leonardo avait désigné la porte :
— Sors ! Va faire pisser le chien qu’on n’a pas ou aérer l’esprit qui te manque, mais pour l’amour du ciel, DÉGAGE tant que je fais ma valise !
— C’est un sac, pas une valise. »
Leo lui avait lancé quelque chose à la tête, il ne se rappelait plus quoi. Ç’aurait tout aussi bien pu être un marteau ou tout autre objet dangereux.
Ses colères étaient aveugles, depuis toujours. En temps d’inquiétude, elles l’étaient plus encore.
L’une des premières fois où il s’était trouvé face à face avec Rio, alors qu il l’avait ligoté à un tronc d’arbre, le Comte l’avait nargué et Leo l’avait frappé de son couteau. Sans la grande croix qu’il portait alors sous sa chemise, il serait peut-être mort.
En ce temps-là, Leo venait d’apprendre que la jeune femme qu’il courtisait assidûment œuvrait dans l’ombre pour le Comte et vendait à la RV les secrets de Lorenzo et ses propres stratégies pour contrer leur adversaire...
( Nous devrions écrire tout ça avec Rio, tous ces échanges de sarcasmes, d’insultes et de coups entre nous à cette époque.)
Oui, mais cela ne serait possible que s’ils survivaient au CopSras, à Hannibal Lecter et à Alessandro della Rovere !
L'avion entra dans un trou d’air.
« Et au voyage en avion ! » dit-il à voix haute.