CONFINEMENTS

Chapitre 5 : Que vos souvenirs vous éclairent le présent...

2520 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 15/04/2020 14:37

Il y avait des coups, au loin, par-delà la brume iridescente d’amobarbital, comme un rythme de dance-music des années 90.

Will replongea en vol direct dans cette soirée à Quantico, arrosée de mauvais champagne, donnée en l’honneur des nouvelles recrues. Il avait pensé, critique à l’égard de ses concitoyens, que les Américains n’avaient décidément aucun palais.

Il lui faudrait apprendre un jour à mater cette arrogance, à se montrer plus ouvert.

Mais les aspirants de sa section lui semblaient si jeunes pour leur âge ! Tous fans des séries et des émissions débiles de la télévision, des aventures à la « Survivors » dans lesquelles ils se projetaient, sans doute.

Il avait regardé tous les visages et toutes les silhouettes juvéniles et s’était senti vieux et blasé, incapable d’entrer dans le cercle, figé par une mélancolie rampante qui lui coulait les pieds dans le béton.

Il se rappelait ce flash d’autodérision, après quelques verres : « Pauvre Will ! Aussi incapable d’établir un contact avec un être humain que de gravir l’Everest ! »

Car oui, il souffrait de vertiges et de se mêler à cette foule joyeuse ressemblait bel et bien à un défi d’alpinisme.

Il s’était vu en Sisyphe, poussant son rocher vers la coupe, là-haut, celle du meilleur camarade de l’année et avait éclaté de rire. Tout haut. Tout seul. 

C’est là qu’il avait remarqué qu’une jeune fille rousse, qui mélangeait quelque chose dans une grande marmite sur le piano de la kitchenette et regardait avec un soupçon de surprise ce garçon à l’écart de tous et qui riait tout seul.

Il avait souri, fait une mimique et haussé les épaules, façon : « C’est comme ça. C’est juste moi. » Elle avait hoché la tête en retour, gentille, d’une disposition à la bienveillance qui s’était confirmée par la suite.

La bienveillance ne convenait pas à Will, elle ne faisait qu’ajouter à son malaise. Will était empathe, ce qui n’était en rien synonyme d’altruiste.

De comprendre et ressentir une émotion ne suffit pas à la réciproquer.

Les coups cessèrent. Les chiens se turent. Une voiture démarra. Personne ne le sauverait, il le savait.


***


“Alors, Capitaine Général, quelles sont les nouvelles ?

Alessandro Della Rovere feuilletait un rapport et ne prit même pas la peine de lever les yeux. Girolamo tourna la tête à droite, d’un geste agacé. Le grand crucifix d’acajou manquait. C’était comme s’il contribuait à l’autorité du Pape. Est-ce pour cela qu’il osa :

— Quand cesserez-vous de m’appeler ainsi ? Il y a longtemps que je ne suis plus à la tête de vos troupes.

— Je vous donne le nom que je veux, Riario. Je fais de vous ce que bon me semble, vous le savez. Il avait saisi un coupe-papier. Aucun de ses gestes n’échappait à Girolamo. Ignorer les gestes de son père pouvait s’avérer regrettable. Beaucoup l’avaient éprouvé. Alors... Anderson ?

— Mort sur le bateau, dès le deuxième jour.

— L’avez-vous vu ?

— Si je l’ai vu ? Je le suis à la trace depuis quinze jours !

— Son cadavre, imbécile !

Ses joues se coloraient, mieux valait cesser le jeu de cache-cache :

— Comment l’aurais-je pu ? J’étais enfermé dans ma cabine, je vous rappelle. D’ailleurs, le personnel du bateau n’avait aucune raison de me mentir à ce sujet, les gens ne voient pas complots et espions partout, hors de notre monde. En outre, contrairement à ce que nous pensions, notre homme ne s’est pas rendu en Amérique Latine pour prendre contact avec les Jimenez. Il s’avère qu’une grande partie de sa famille y a émigré au début du siècle dernier et il leur a rendu visite... à tous ! Je vous passe le côté excessivement lassant de la filature. Quant aux appels passés de son portable, aucun n’avait le moindre rapport avec le business des Jimenez. Réservations d’hôtels, de voitures... rien que de banalités.

— Hm ! Si vous le dites. Je vous ai trouvé une autre mission, vu les événements actuels : vous allez vous plonger dans la comptabilité et les mails de Lupo Mercuri. Quelqu’un vend des informations concernant la RV et j’ai décelé chez lui un manque de motivation depuis un certain temps. Deux pièces du sous-sol ont été aménagées pour vous. Un endroit propice à la concentration qu’exige un tel travail.

Il avait eu vent de quelque chose. Il s’agissait d’un test et d’une sanction. Faute des sombres cellules aménagées dans les caves de la Villa romaine, les débarras d’ici feraient l’affaire.

— J’aurai besoin d’un téléphone pour vérifier ses transactions diverses, remarqua-t-il, un battement sourd et rapide dans les tympans.

— Pour contacter vos dépravés de compagnons, rectifia son père. 

Ce sourire ! La satisfaction de nuire en affirmant son autorité... inutile de plaider une question de vie ou de mort en ce qui concernait Will, cela l’aurait diverti davantage. Il se tut. 

— À propos de Florence, reprit son père, savez-vous que Giuliano Medici est mort dans les premiers jours de la pandémie ?

— Giuliano ? Le Comte rompit malgré lui le garde-à-vous que Le Pape exigeait des hommes qu’il convoquait. Giuliano ? répéta-t-il. 

— Quoi, je ne vous savais pas ami avec cet Apollon de kermesse !

— Je ne l’étais pas, mais si de telles forces de la nature tombent, je crains pour la résistance des autres !

— Toute cette histoire est une partie de dés entre Dieu et Satan, Riario, et ils doivent bien s’amuser à compter leurs rentrées... pour l’instant, Satan semble en bonne voie de l’emporter si vous voulez mon avis. J’espère que ses gains nous seront favorables... Allez ! Appelez-moi Giovanni en sortant, je lui donnerai les directives quant à votre confortable installation.

— Le téléphone ?

— Il serait inconsistant de ma part de faire fi des exigences de votre tâche... gardez-le donc ... de toute manière, je ne romps jamais un accord, vous le savez bien : je vous ai donné l’autorisation de vivre une vie que je réprouve, je ne reviendrai pas sur ces termes. Pas plus que sur mes menaces si vous-même les ignorez. Allez ! Allez ! » 


***


Leonardo s’était remis à la peinture, qu’il avait depuis trop longtemps négligée au profit de ses recherches et inventions diverses. Le robot qu’il mettait au point pour le Parco delle Cascine de Florence pouvait attendre. Il lui posait de toute façon problème depuis que Girolamo lui avait soufflé : « As-tu pensé au nombre de jardiniers que cette innovation mettra au chômage ? »

Leo s’emballait toujours beaucoup trop vite pour la nouveauté. Riario, lui, se faisait immédiatement une vue d’ensemble, prenait des distances et calculait les risques et les conséquences. Même les plus cachées ne lui échappaient pas, il était redoutable à ce jeu. Cela faisait naturellement partie de son travail à la RV, mais pas seulement. Son esprit fonctionnait ainsi.

« Ce bâtard est une machine, je te l’ai toujours dit ! » avait souvent claironné Zo.

La peinture, c’était ce dont Leonardo avait besoin pour l’instant : un envol, une abstraction dans les détails d’un tissu, d’un accessoire, d’un oeil… En l’occurence, une plongée dans l’un des moments les plus heureux de sa vie.

Un jour, Girolamo avait frappé à sa porte. Il n’y avait entre eux que de la rivalité, des échanges tranchants ou narquois qui réaffirmaient leurs positions respectives en faveur de Rome et de Florence, aussi Leo fut-il surpris de le trouver là, sur sa pierre, aux aguets : « Faites-moi vite entrer chez vous, Artista, il ne serait bon pour aucun de nous que l’on me sache ici. » Il avait presque poussé Leo pour entrer.

« Entrez donc, je vous prie, Comte ! avait dit Leo longtemps après que ce fût chose faite.

Sur un demi-sourire, il s’était excusé :

— Je sais, c’est très inconvenant. Mais accordez-moi que vous ne m’avez jamais pris en flagrant délit d’incivilité : si je force votre porte, c’est que l’heure est aux exceptions.

— Dites-moi… et tant que vous y êtes, asseyez-vous là où vous trouverez une place. Ma vie est envahie de papiers et d’accessoires et il est bien rare que je prenne la place de ranger tout ça…

— Je n’en ai pas pour si longtemps, je resterai debout. Il se mit à labourer de ses ongles le dessus de sa main gauche… Vous êtes en grand danger, Da Vinci. Mon père s’est mis en tête de vous faire payer votre manque d’enthousiasme à nous rejoindre. Votre devoir de loyauté envers Lorenzo Medici lui échappe totalement et, après avoir échoué dans sa tentative de vous faire mettre sous les verrous pour usage de substances illicites, il a décidé de passer la vitesse supérieure et de vous éliminer.

Leo l’avait regardé bouche bée, puis, retrouvant le jeu de l’adversité :

— N’est-ce pas vous qu’il désigne d’habitude pour ce genre de mission, Capitaine Général ? 

— Pourquoi croyez-vous que je sois ici ? Bien sûr que c’est à moi qu’il confie les règlements de ce genre ! 

— Alors, pourquoi craigniez-vous qu’on vous surprenne à ma porte ?

— Parce que je ne compte pas obtempérer, cette fois. Votre fidélité à Medici, au lieu de me révolter, me paraît tout à fait légitime et même louable. En outre, les esprits créatifs ne courent pas les rues et méritent d’être protégés. Cela répond-t-il à vos questions ? Il eut ce petit sourire tendu qui n’en était pas vraiment, plutôt une mimique gênée qui ménageait les conventions sociales.

Dieu qu’il était contracté et strict dans son attitude et sa tenue ! Comment faisait-il pour respirer ? Le regard, en revanche… au-delà du défi il y avait cette fois autre chose, comme une prière... une intensité...

Désinvolte et curieux, Leo s’était approché pour le déchiffrer :

— Vous souhaitez que je sauve ma peau ? »

Il était si près maintenant que le compte sentait le souffle de ses mots sur ses lèvres. Ses joues s’étaient quelque peu colorées et ses pupilles se dilataient. L’artiste ne pouvait résister à une telle découverte, il s’approcha davantage pour le fixer sans vergogne, jusqu’à ce que le noir dans les yeux du Comte ne laisse plus au marron que l’espace d’une fine frange…

C’était à ce regard-là que Leo se raccrochait aujourd’hui, des années plus tard, à ce moment où les yeux de Girolamo avaient trahi l’attirance partagée, et que dans les veines de l’adversaire coulait le même désir.

Dans le regard de son Saint-Jean Baptiste à lui, une commande de Clarice Orsini, il y aurait cela, précis et fidèle, cet instant où l’on abandonne toutes ses armes pour un contact de peau à peau, de lèvres à lèvres.

Zo le trouva ainsi, debout devant son chevalet, les yeux brillants et les joues en feu… les odeurs de brûlé en provenance de la petite cuisine ne pouvaient rien contre les transes de Leo. 

« OK ! ENCORE un nouveau portrait du prince des ténèbres ! » râla-t-il.

Mais le peintre ne l’entendit même pas...


Quand le Comte l’appela, deux heures plus tard, il fit enfin jour et la fièvre tomba.

Girolamo lui conta comment son père l’avait sorti d’une prison pour l’enfermer dans une autre, mais s’estima heureux de pouvoir enfin le contacter : « Will ne répond plus à mes appels… Je l’ai eu une seule fois au bout du fil, au début du confinement, depuis, c’est Lecter qui décroche. Il est seul avec ce psychopathe, Leo ! Si toi tu appelais, peut-être serait-il plus conciliant… 

Leo fronçait les sourcils. Il entendait la peur dans la voix de son ami et c’était tellement rare qu’il en ressentait lui-même les effets. Il se rongeait l’intérieur des joues et son regard balayait son salon sans s’arrêter sur rien :

— Je vais essayer pas plus tard que quand j’aurai raccroché, ça m’inquiète aussi, je ne te le cache pas. D’ailleurs j’ai averti Jack Crawford. Bien sûr, on sait que Lecter tient plus à Will qu’à n’importe quoi d’autre, mais il a tout de même une vilaine tendance à s’en prendre à lui physiquement !

— Oui… Je peux comprendre ce besoin qu’a Will de la présence d’Hannibal, il me l’a bien expliquée, ça se tient. Mais là, je t’avoue que l’ingrédient jalousie qui se glisse dans leur relation m’effraie : après tout, certains crimes de Lecter avaient pour but d’éloigner de lui ceux qui aimaient notre ami… Je vais tenter encore de convaincre Le Pape de me laisser partir pour Wolf Trap, mais j’ai peu d’espoir qu’il accepte. Très peu.

— Il est huit heures et demie, à Baltimore, dit Leo après avoir consulté l'horloge antique à sa gauche… Je vais tenter ma chance. Je t’appelle dès que j’ai réussi à le contacter. De ton côté, reste prudent, Rio. Je commence à péter une soupape à te savoir enfermé. Et ton retour auprès de ton père ne me rassure pas beaucoup, son penchant pour les punitions corporelles me font toujours appréhender qu’un jour il ne retienne pas ses coups assez tôt, ce sadique.

— Une chose à la fois, Artista… Tant que je suis docile, mon père ne fera rien. Pense à toi… et dis pour moi à ce chien de Zo que je règlerai nos petits comptes dès la fin de la quarantaine !

Cette menace ramena le sourire aux lèvres et dans la voix de Leonardo :

— Je te filerai un coup de main. Tu n’imagines pas le bordel qu’il met dans mon bordel !

— Je crois que si… Mais ne lui cède rien en échange d’une promesse de bien se conduire, hein ? Il pourrait profiter de votre proximité pour arriver enfin à ses fins !

— Rassure-toi, il n’y a pas de danger ! rit Leo.

— Hm ! La chair est faible, mon fils !

— Je ne pécherai pas, mon père, c’est promis.

— Bien ! Ciao, amore…

— Ciao, bello ! Fais attention.

— Oui, promis.

— Je… Je ne parviens pas à raccrocher.

— Moi non plus… 

— Allez, à un, deux, trois ! »


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