LE HÉROS DE SHINBONE
Chapitre 1 : LE HÉROS DE SHINBONE
3103 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 06/04/2020 19:43
Vous voyez le serveur, là, avec son grand tablier blanc, qui se faufile entre les tables, dans les fumées âcres, les odeurs de transpiration, de bière et de pot-au-feu pour servir cette bande de bouseux mal dégrossis ? Eh bien c’est moi, Will Ulmer.
Je peux vous dire que ce gars en a vu de toutes les couleurs à l’époque, en 1860.
Être serveur à Shinbone, Colorado, il y a cinquante ans n’était pas commun pour un homme. Derrière un bar, oui, mais pas affublé d’un drap blanc sur tout le devant du corps.
J’en entendais, des « Oh la belle mariée ! » et des « ton jupons dépasse ! » . Car avant de devenir des habitués du Bjorn’s Diner, ils étaient nombreux à m’appeler Miss Ulmer et à me faire des crocs-en-jambe entre les tables. Et puis, les bons repas préparés par mes parents, la générosité des rations sur d’énormes assiettes aidant, ça finissait par leur passer… à la plupart.
Ce n’était pas la présence permanente de cet ogre couard de sheriff qui aurait eu cet effet là, ça non… Seul mon ami, Rio Doniphon pouvait les impressionner et faire taire ces railleries en entrant simplement dans la salle.
Mais on n’est pas là pour parler de moi. Je vous laisse voir par vous-mêmes ce qui s’est passé à l’époque.
Tenez, le voilà justement, Rio ! Il entre côté jardin avec un drôle de paquet sur les bras…
Agnetha Ulmer se précipita vers l’ami de la maison : « Mon dieu, Rio, qu’est-ce qui est arrivé ?
Il se pencha sur la couchette sous l’escalier pour y étendre l’homme qu’il soutenait en entrant, inconscient et dans un sale état.
— La diligence s’est à nouveau fait attaquer et ce garçon a eu droit à un « Welcome » à la façon de Shinbone, on dirait, Agnetha. Les autres passagers sont sains et saufs, juste dépouillés de leurs biens. Celui-ci a eu la mauvaise idée de vouloir raisonner leur agresseur, sans mettre les points là où il fallait… Ah ! Will !
Toujours prêt à prodiguer des soins, je vois ! »
Will était en effet arrivé avec l’alcool et du coton. Il sourit à son ami et s’agenouilla devant la banquette qui lui servait de couchette chaque nuit.
Ne jamais laisser le restaurant sans surveillance. Ses parents trimaient bien trop dur pour risquer de perdre leur recette du jour dans un cambriolage.
« Tu devrais penser à te faire infirmier, reprit Rio.
— Il faudra un médecin. Je peux juste nettoyer les plaies, mais il lui faut des points de suture… M’man, je m’occuperai de la vaisselle, va chercher le docteur, tu veux ? Moi, il ne me prend pas au sérieux, il risquerait de ne pas se déplacer. Il abandonna son patient et se tourna enfin vers son ami : déjà rentré ? Tu n’as pas pris le temps de profiter de la ville, cette fois, dis donc !
— Je suis rentré depuis ce matin. J’ai fait un détour par chez moi pour t’apporter quelque chose… Il sortit un petit paquet de sa poche : ça tombe à pic, tu vas voir. J’ai trouvé ça dans un coffret qui appartenait à ma mère. »
Will s’essuya le front du dos de la main puis passa ses paumes sur son pantalon. Le paquet de Rio Doniphon était digne d’une boutique de la ville. Rien de surprenant à cela : il était impitoyable envers ceux qui ne se conduisaient pas honorablement, inébranlable et plus porté à la rigueur et au pragmatisme qu’à la rêverie, mais personne ne pouvait le prendre en défaut en matière d’esthétique. Toujours impeccable lui-même, dans son costume noir, il n’aurait pas permis que l’emballage de son cadeau le fût moins.
Will rit doucement en prenant le paquet, sans oser fixer son ami : « En quel honneur ? Pourquoi un cadeau ?
— Est-ce qu’il faut toujours une raison ? Je l’ai trouvé, je me suis dit que ce serait dommage de le laisser rouiller dans un grenier…
Le silence se fit du côté des fourneaux. Bjorn Ulmer, les mains aux hanches observait la scène avec un regard de gamin aux aguets.
Will découvrit enfin son cadeau et se mit à l’inspecter, bouche ouverte, les yeux écarquillés :
— Non ! Enfin, Rio, ce couteau est bien trop beau… c’est de la nacre, ça coûte un prix fou !
— Voilà pourquoi il ne peut pas finir ses jours dans une boîte… c’est le genre d’instrument dont un infirmier pourrait avoir à se servir, non ? »
Le couteau était neuf. Bien sûr, qu’il ne l’avait pas trouvé dans un grenier !
Mais Will évita de mettre la pudeur de Rio Doniphon à l’épreuve et fit comme s’il le croyait…
— J’espère que j’aurai l’occasion de l ‘essayer cette nuit, en veillant sur ton rescapé, rit-il ! Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau…
— Essaye tout de même de ne pas perdre tes heures de sommeil pour cet étranger, hein ! Après tout, si ce gars aime jouer les vengeurs démasqués, les autres n’ont pas à en payer les pots cassés ! Tu as du café, Bjorn ? Il me semble que ça sent bon le café tout juste fait.
— Bjorn Ulmer a toujours du café, Rio, fit le père de Will, surtout pour ses meilleurs amis ! »
Alors qu’Agnetha Ulmer revenait avec le Docteur McKay, un client réclama Will dans la salle, un appel à faire vibrer les murs, pour couvrir les éclats de voix et les cliquetis de vaisselle. L’homme sur la banquette fut agité de plusieurs soubresauts et jura d’une voix faible mais bravache qu’il ne laisserait pas faire ça, qu’il y avait une loi dans ce pays contre le pillage. Puis, il ouvrit les yeux, regarda autour de lui , bouche bée, regard lointain et, une douleur brûlante aidant, reprit conscience de la réalité.
À-demi assis sur une table, Rio l’observait. Il lui trouva l’air peu intelligent.
***
Vous voyez, entre mon ami Rio et le rescapé, ça ne peut pas bien se passer. Je sais que les chiens et les chats peuvent parfois s’entendre, mais dans le fond, ce n’est pas vraiment dans leur nature, hein ?
Rio, on le surnomme Le Comte. Pas seulement à cause de sa tenue et sa prestance, mais surtout parce qu’il a plus souvent recours à la loi des armes et des poings. Il règle ses conflits comme au Moyen-âge, en somme, sans trop attendre l’issue de délibérations sans fin et le passage d’un juge (par ailleurs aisément acheté) en ville. Il est direct envers tout le monde, tant dans ses sympathies que ses antipathies et aime que ses actions le soient aussi.
Leonard Stoddard sort de l’école de droit et a choisi cette voie pour que la justice règne partout… y compris à Shinbone.
Il a appris que l’homme qui l’a battu — presque à mort —, terrorise la région depuis trop longtemps. Il s’appelle Alessandro Valance, c’est un immigré, comme nous, mais lui vient d’un pays de soleil. Leonard veut installer son cabinet d’avocat à Shinbone…
Tout en étudiant sans trêve ses gros bouquins de droit, cherchant une astuce pour mettre Valance sous les verrous, il nous aide au Bjorn’s Diner, en se chargeant de la vaisselle pendant que je suis en salle.
La première prise de bec entre Rio et lui a eu lieu ici même, dans la cuisine de mes parents, un mois après son arrivée…
Le front plissé, les lèvres en sourire inversé, Rio Doniphon chassa de la main la poussière qui souillait son chapeau tout neuf et fusilla Leonard Stoddard du regard…
« Pardon, Doniphon, avec cette pile d’assiettes je ne vous avais pas vu entrer… Ne prenez pas cet air-là, bon dieu ! Ce n’est qu’un chapeau.
Rio fit un pas vers lui, tête baissée :
— Il s’agit bien de mon chapeau ! Je viens d’apprendre dans le « Shinbone Star » que vous comptez vous installer ici… Il pointa du doigt vers le sol. Et quand je dis « ici », je veux dire dans cette maison. Foi de moi, ça n’arrivera pas !
Leonard leva le nez et se campa plus droit sur ses pieds :
— Et peut-on savoir de quel droit vous l’interdirez ? Cette famille me propose un logement et une petite pièce pour…
— Je vous en chasserais plutôt à grand coups de pied à vos tendres fesses d’intellectuel, le Pélerin. Vous ne mettrez pas cette famille en danger pour vos idées à deux cents.
— Mais…
— Vous faites savoir à Valance par voie de presse où il peut vous trouver… Ça vous regarde et peut-être, après tout, avez-vous enfin décidé d’apprendre à vous battre comme on se bat ici, comme des hommes… Mais vous laisserez les Ulmer en-dehors de ça !
Leonard Stoddard leva les bras et les yeux au ciel :
— Vous vous entendez, là ? Se battre comme un homme ? Vous croyez qu’on n’a pas déjà passé suffisamment de temps à copier les primates ? A quoi sert votre cerveau, Doniphon , si ce n’est à vous éloigner un tant soit peu du modèle ? »
Rio fit un pas supplémentaire, poings serrés, et Will se hâta de poser ses assiettes sales pour poser une main sur son épaule. Rio se tourna vers lui, fit un pas en retrait et sourit : « Qu’est-ce qu’il y a au menu, ce soir, Will ?
— T-bone et pommes rissolées, haricots et tarte aux pommes, dit-il, faisant passer sa reconnaissance dans un regard.
— Dans ce cas, je vais m’installer. Pendant ce temps, j’espère que Maître Stoddard se penchera sur l’équation qui nous occupe… Il faut parfois du temps aux savants, leurs connaissances sont trop souvent cloisonnées. »
À peine était-il sorti qu’Agnetha surgit dans la cuisine, le bonnet de travers, le châle en main. Appuyée la porte du jardin, elle fit, à bout de souffle : « Bjorn, c’est une horreur, il faut que tu viennes ! Un imbécile s’est amusé à tirer dans les pattes du cheval de Peabody, il faut achever cette bête…
— Mais… Enfin, puce, le boucher ne peut pas s’en charger ?
— Il est cloué au lit, tu te rappelles ? C’est Angie qui a servi aujourd’hui… »
Bjorn poussa un long soupir en rassemblant ses couteaux, puis sortit en disant : « Il faut que ça tombe un jour où il n’y a plus une chaise vide au restaurant… Il va falloir vous débrouiller, les jeunes.
— Vous restez en cuisine, je sers en salle, Will, trancha Leonard, je n’ai jamais cuit un oeuf de ma vie !
— Mais, Leonard…
— On n’a pas d’autre choix… Passez-moi l’assiette de Doniphon, ça me remettra un peu dans ses petits papiers. » plaisanta-t-il.
Et à partir de là, la tempête se leva.
En cuisine, Will vit surgir le Sheriff. En voyant entrer Leonard dans la salle en tablier, il savait que les choses allaient s’envenimer. Il se mettait à l’abri !
Alessandro Valance et deux gars étaient entré dans le restaurant, avaient chassé des consommateurs sans ménagement pour s’installer à leurs places et s’étaient mis à réclamer « la fille des patrons » à grands cris.
Quand Leonard apparut, Valance éclata d’un rire tonitruant : « Ma parole ! Ils en ont adopté une deuxième ! »
Leonard, d’abord figé, rassembla tout son courage et s’en fut en direction de la table de Rio, une assiette dans une main, une bouteille dans l’autre.
Dans un silence extraordinaire, il y eut soudain un vacarme de verre brisé et de faïence. Valance avait tendu la jambe au moment où l’avocat passait et s’était à présent levé pour mieux en rire.
Rio se leva pour lui faire face et le regarder droit dans les yeux : « C’était mon steak, Valance !
L’autre caressa la crosse de son revolver, mais se ravisa et railla, à l’adresse de Leonard :
— T’as entendu, gamin ? Ramasse-lui son steak !
Leonard se releva, furieux, mais Rio l’interrompit :
— Pas un geste, le Pélerin… Je m’adressais à toi, Valance : toi, ramasse-le !
— On est trois contre un, Doniphon, menaça le bandit.
— Je ne pense pas, non… Rio désigna la porte battante de la cuisine. J’ai aussi un ami…
Par bonheur, Bjorn était sorti sans sa carabine. Will la pointait sur Valance.
— Je vais le ramasser, ce steak, dit un homme de Valance.
Mais Rio lui donna un coup de pied à la face pour le repousser et fit quelques pas vers Valance :
— J’ai dit toi, Alessandro ! insista-t-il. Toi, ramasse-le !
C’est alors que Leonard, hors de lui, se releva, s’approcha à son tour :
— Tout le monde dans ce pays a la folie de la gâchette, ce n’est pas possible ! Il fit demi-tour, ramassa le steak, le claqua dans l’assiette : voilà ! Voilà ! et fit sonner la vaisselle en la balançant sur la table de Rio.
Les deux autres se faisaient toujours face.
Alessandro sortit alors une pièce de sa poche et, sans quitter Doniphon des yeux, la laissa tomber au sol :
— Pourquoi tu ne te payerais pas un autre steak sur mon compte ? … Mais le spectacle est terminé pour l’instant…
Il lui tourna le dos pour suivre ses hommes dehors, mais au moment de sortir, fit un geste vers ses colts.
Rio ne broncha pas, sa voix était posée :
— Essaye donc, Alessandro ! Essaye donc ! »
Le bandit préféra sortir, en donnant un grand coup du manche de son fouet à l’un de ses hommes, trop lent à son goût.
***
Vous vous demandez sans doute, comme moi alors, pourquoi Rio a laissé passer l’insulte. Aujourd’hui, je le sais, mais à l’époque j’avais la tête ailleurs. Une tête pleine d’un rêve et le coeur pris de joie…
« Selon la loi des États de l’Union, les fermiers isolés ont droit à la protection de… Zut, la fin exacte m’échappe, il me faut mon livre, dit Leonard. Tiens, prends-le, Will, j’ai les mains plongée dans l’eau. Oui, celui-là, ouvert à la bonne page… prends-le. Selon la loi des États de l’Union… j’ai souligné , lis-moi la fin exacte.
Will tenait le livre ouvert mais ne bougeait pas.
— Vas-y, lis ! insista l’avocat.
Mais l’outil était étranger, Will ne pouvait pas s’en servir.
Tous se taisaient. Bjorn et Agnetha regardaient leur fils fixement, tous deux figés dans sa crainte à lui.
— Je… Je ne sais pas lire.
— Quoi ?
— Je ne sais pas lire. Voilà ! Et je ne sais pas écrire non plus. Je n’ai pas été à l’école, OK ? Will reposa le livre fermé sous le nez de Leonard, près de la bassine, et, la voix un peu cassée apostropha sa mère… Bon sang, M’man, ça fait une heure que Monsieur Peabody attend sa tarte aux pommes., où est-elle ? »
Mais Leonard Stoddard n’entendait rien laisser en l’état. Le progrès, c’était son cheval de bataille. Pas seulement le progrès du pays, celui aussi des individus. Dès ce soir-là commencèrent les leçons.
En un temps record, Will apprit à lire et écrire et la complicité entre eux grandit ainsi.
Après l’épisode du steak, Leonard avait compris que tant qu’il resterait désarmé, il s’exposait lui-même, mais surtout ceux qui lui étaient proches au danger, à la merci des brutes du genre de Valance. Il prit des leçons auprès de Rio.
Ce dernier voyait, comme tous, la complicité qui s’était créée entre Will et Leonard. Son ami ne pouvait cacher son admiration pour les idées progressistes de Stoddard, pour la passion qui l’animait, cette volonté de bien, de justice.
Il en ressentait de la peine, mais aucune amertume… Juste un désespoir diffus et tenace.
Lui qui fréquentait les Ulmer depuis leur arrivée au pays, quand Will avait huit ans, prit quelques distances, pour ne pas s’infliger inutilement le spectacle d’une entente qu’il ne pourrait plus atteindre.
Leonard ouvrait les portes du monde et de l’inconnu à Will, lui, il l’enfermait.
Il ne révéla jamais à personne d’autre que Leonard que c’était lui, caché dans l’ombre, qui avait tué Alessandro Valance lors du duel que le bandit avait imposé.
Oh !, si l’avocat n’avait pas frôlé la crise de nerfs en croyant dur comme fer qu’il avait tué, Rio n’aurait pas livré ce secret, mais les idéalistes sont des êtres sensibles, il faut alléger leur conscience quand elle risque de les entraîner par le fond.
Toujours est-il que Valance n’en aurait fait qu’une bouchée, il était presque aussi rapide que lui-même.
Et la mort de Leonard ? Will en aurait été détruit !
Alors, il avait triché, pour la première fois de sa vie, avant de se retirer dans sa petite maison, bien à l’écart de Shinbone et du monde.
Ses tenues ne l’intéressaient plus et au bout de cinq ans, plus personne ne reconnaissait l’ami de l’homme qui avait tué Alessandro Valance, le héros de Shinbone.
Déjà, la flamme s’était éteinte.
***
Vous voyez, ce matin j’ai lu un hommage dans le Shinbone Star, un hommage à l’homme qu’on enterre aujourd’hui dans des vêtements râpés et un cercueil de planches nues.
Aujourd’hui, mon ami Leonard est sénateur, je suis, à défaut de pouvoir être autre chose aux yeux du monde, son fidèle secrétaire.
Il aurait pu se taire, garder pour lui la gloire de sa légende, mais il a préféré révéler à tous ici que les héros aussi se cachent parfois dans l’ombre.
Dans ma poche, depuis toujours, je garde un couteau au manche de nacre, qui me rappelle que la modestie peut vous aveugler autant que l’arrogance, que sans elle, j’aurais vu que le soleil me regardait depuis toujours.