Dorian Gray's Demons.

Chapitre 2 : Séductions

Chapitre final

2361 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 31/12/2019 17:14

« … Allez-y ! Prenez-moi à la gorge, je vous dis ! 

⁃ Vous n’aimeriez pas ça, croyez-moi ! dit Girolamo, et sa voix promettait l’enfer.

⁃ Non, j’adorerais ! » Le sourire, les yeux et la voix de Gray parlaient de paradis.


La conversation au bar avait évolué en un rien de temps des banalités aux échanges à couteaux tirés sur leurs visions de l’existence.

Gray, féroce dans son hédonisme débridé face à un Riario façonné par un christianisme vengeur, sans concessions - le mal était le mal, rien d’autre. Il le savait, il le pratiquait. Dorian, quant à lui, plaçait le concept du mal au même niveau que le sommeil, la nourriture, le sexe, à savoir les besoins fondamentaux : le crime était en nous, il fallait en faire usage pour les satisfaire.

Le danger suait par tous les pores de cet arrogant aux gestes précis et élégants, au regard avisé, blasé, comme s’il avait contemplé le monde depuis des décennies. Cette assurance décontractée, affirmée jusque dans sa tenue, chemise noire largement ouverte, pantalons de cuir, bagues et chaînes de valeur… rien ne pouvait passer inaperçu et pourtant rien n’était ostentatoire non plus. 

Il avait fini par aborder un sujet tabou, évité jusque-là, Leonardo. Il avait prédit qu’il en serait pour lui comme pour tant d’autres, il le séduirait et l’ajouterait à son album-souvenirs mental. « C’est leur rendre mauvais service que d’aduler les hommes médiocres, Comte Riario.

⁃ Tous vos standards sont à revoir, Gray, si vous estimez Da Vinci médiocre, avait grincé son vis-à-vis.

⁃ Et moi je vous dis que vous êtes un prince et que vous méritez mieux que cet original de pacotille ! »

C’est là que l’image du meurtre était passée dans le regard de Girolamo et que l’autre l’avait invité à l’action.

Frustré et furieux contre lui-même, Riario sentit que la bravade touchait sa cible, que son corps réagissait traîtreusement à cet appel. Il serra les poings, fit appel à la longue discipline qu’il avait si longtemps exercée sur soi-même pour ne pas prendre Gray au mot, le prendre à la gorge et l’embrasser violemment.

« Allez, Riario ! Vous ne me tueriez pas en serrant un peu mon cou ! Savez-vous quel âge j’ai ? J’ai connu les premières heures de l’électricité et du cinéma, fait la première guerre mondiale, dansé avec Ginger Rogers à l’époque flamboyante d’Hollywood, j’ai serré la main de Winston Churchill et me suis saoulé souvent avec Edward, Duc de Kent… il aimait la fête, vous savez… Je fêterai mes cent-cinquante ans bientôt, alors, allez-y étranglez-moi et je vous raconterai tout ça en vous embrassant et pendant les entractes de nos ébats amoureux. Vous n’imaginez pas quel créateur je suis dans le domaine…

Riario leva un sourcil, soutint son regard, sourit et dit d’un ton neutre, en se levant :

⁃ Un autre jour, peut-être… cette nuit j’ai du repassage à terminer. Bonne nuit Dorian. »



***


Le 30 décembre 2019


Pour la toute première fois de leur vie commune, Zo serra Riario dans ses bras, épaté par la conclusion de l’entretien : « Putain, tu l’as bien mouchée, cette ordure ! »

La surprise du Comte était indescriptible, mis il ne s’attarda pas sur le plaisir qu’elle lui procurait. Il fallait réfléchir ensemble à ce qu’il avait vu et appris.

Invincible, ce Dorian Gray ? Non, il devait y avoir une faille. Même Achille, demi-dieu, avait un jour quitté ce monde.

Qu’est-ce qui pouvait donner l’immortalité à ce prédateur ? Il fallait trouver l’objet ou la formule magique et l’anéantir.

Cette conversation entacha les bienfaits de l’élan amical de Zoroastre car elle remit Girolamo sur les traces de sa propre nature. Lui aussi, bien que pour d’autres raisons, était un prédateur confirmé. 

Pas plus tard que cette semaine, il avait tranché le fil de vie du principal collaborateur de son père, sur un simple rappel que son jeune ami du monastère avait souffert le martyre par la faute de cet homme. Et le lendemain de Noël déjà, il avait mené à bien une mission meurtrière pour son père afin de financer les études de Dona et ses amis et de payer et chauffer son propre logement.

Qui était-il pour condamner Gray, même si toute sa philosophie l’y poussait ?

Il ne se leurrait même plus, ne se promettait même plus « c’est la dernière fois », il savait que tôt ou tard, Alessandro della Rovere ferait à nouveau pression sur lui et que pour éviter un malheur à l’un de ses amis, il obtempérerait. 

Ca ne finirait jamais.

En cédant à Leonardo, qui avait voulu que leur relation fût publique, en entrant dans son cercle d’amis, il avait fourni à son père des moyens de pression inestimables. 

Le « gang Leo » n’était pas au courant de tout cela et il voulait que cela continue. Les connaissant, ils se seraient lancés pour lui dans quelque entreprise perdue d’avance. Même les puissants craignaient celui que l’on surnommait « l’homme le plus puissant après Dieu ».

« Il faut envoyer l’un d’entre nous à Londres, dit Leo. Pendant ce temps, je tenterai d’en apprendre davantage de Dorian. Profitons du fait qu’il me prend pour un imbécile. On ne se méfie jamais des idiots. Il se frotta les mains, emballé, et, surexcité, entraîna Zo dans une valse à travers tout l’appartement en chantant : c’est moi, Simplet, le roi du canapé, veuillez vous coucher, je vais vous analyser, très cher Dorian Gray !

Girolamo hocha la tête, Zo atterrit sur le sol, contre le pot d’un énorme ficus :

⁃ Merde, t’es complètement fêlé, hein ? J’ai failli me fendre le crâne… Pourquoi je reviens encore et toujours dans cet appartement de fous ? Un débile et un psychopathe, voilà à quoi j’ai droit comme fréquentations ! Fait chier !

⁃ Oui, mais avoue que tu aimes le débile et que les fesses du psychopathe t’ont toujours tenté ! rit Leo.

⁃ Ouais, ben, ça ne fait pas de toi Sherlock Holmes de sortir des évidences pareilles… t’as intérêt à mieux faire avec ce blondinet à la Méphistophélès ! » grommela Zo en remettant de l’ordre à sa chemise hawaïenne et en passant ses doigts en peigne dans ses boucles noires épaisses… Si on demandait à Giuliano ?

⁃ De... demander quoi ? fit Leo, un peu ailleurs, comme souvent.

⁃ D’aller à Londres pour nous, rappela Riario. Je ne crois pas que soit une bonne idée, hélas. Si les Medici lui permettent une vie de luxe à ne rien faire, c’est parce qu’il a toujours lamentablement sabordé toutes les missions qu’on lui a confiées… Je propose de demander à Nico : il est habile, sensé et diplomate. S’il faut un espion, c’est lui qui est le plus apte à réussir.

⁃ T’as pas tort, Ta Magnificence ! Mais, il a des cours, notre angelot, tu te rappelles ?

Riario haussa les épaules :

⁃ Il a deux ans d’avance sur le parcours scolaire normal, s’il est d’accord, une absence d’un mois ne peut pas compromettre sa réussite. »

La propositions fit l’unanimité. Nico fut donc envoyé à Londres pour son plus grand plaisir (aux frais de Papa Della Rovere bien entendu), Leo cultiva soigneusement la naïveté retrouvée en lui-même après quelques efforts et Girolamo reprit sa filature et son jeu de « attrape-moi si tu le peux » avec Dorian, plus attiré que jamais vue la résistance à laquelle il se heurtait. Son séjour à Florence fut prolongé d’une année.


***


Le 31 décembre 2020


« Je le tiens, Giro ! disait Nico, surexcité, à l’autre bout du fil. Tu ne le croiras jamais !

Girolamo mit de côté l’essai d’un de ses étudiants, qu’il était en train d’annoter et alluma une cigarette :

⁃ Dis toujours. Je peux essayer ! 

⁃ C’est un tableau !

⁃ Tu veux répéter ?

⁃ Oui ! Un portrait… enfin, dans le style musée des horreurs, mais c’est bien un portrait de notre homme !

⁃ Ce n’est pas très clair, Nico… Comment un portrait de Dorian pourrait-il ressembler à ce que tu dis ?

⁃ C’est comme il vous l’a dit à toi et Leo : c’est un phénomène surnaturel. Ma théorie est que le portrait s’est marqué des années et probablement des traces des crimes

de ce type… Merde, il est vraiment horrible, je l’ai sous les yeux, là et j’ai envie de m’enfuir en courant !

⁃ Je me répète : comment peux-tu savoir que c’est bien lui ?

⁃ Parce que j’ai retrouvé une lettre de l’artiste adressée à Gray, dans laquelle il décrit la peinture dans les détails… Il dit avoir laissé une signature et une dédicace sur l’arrière du cadre et elles y sont , Giro, elles y sont !

Le Comte sourit : pour l’appeler « Giro », Nico devait être dans un état proche de la transe :

⁃ Tu peux faire des photos et me les envoyer ? Je transmettrai à Leo et Zo.

⁃ Pas de problème ! Dis, tu crois que si on détruit la peinture on se débarrasse du bonhomme ?

⁃ S’il y a de la logique dans le monde surnaturel, c’est probable…

⁃ L’idée n’a pas l’air de t’emballer… Tu n’es pas tombé sous le charme, hein ? Rassure-moi, je suis loin de vous et souvent j’ai peur d’apprendre un malheur !

⁃ Non, bien sûr…. C’est juste l’idée du gâchis qui me blesse. Tu imagines ? Utiliser l’immortalité à des fins uniquement égoïstes ? 

⁃ Ouais… Je suis d’accord, c’est navrant. Mais, tu m’excuseras, mais moi aussi en ce moment je me sens égoïste : tout ce que je vois dans cette découverte, c’est qu’elle signifie aussi mon retour prochain à Florence !

⁃ Nico, Vanessa te manque ?

⁃ Que… Comment…

⁃ As-tu oublié qu’il m’arrive d’observer les gens ? sourit Girolamo.

⁃ Hm ! Comme la plupart des gens discrets, c’est vrai. Pas un mot aux autres, hein ?

⁃ Ai-je jamais rien dit depuis deux ans ? Allez, ne fais encore rien pour l’instant et surtout ne te mets pas en danger. Au fait, as-tu besoin de l’un d’entre nous ?

⁃ Non. Je suis ami avec le fils de la maison, il n’y a pas de danger pour moi, sa mère me laisse aller et venir à ma guise dans la maison quand il n’est pas là et je suis censé être à la recherche de vieux documents notariés pour mes cours.

⁃ On te tient au courant… Bonne Saint Sylvestre, Machiavelli !

⁃ Bonne fin d’année, Girolamo ! »


***


Dans la bible toute artistique de Leo, c’était un sacrilège d’attenter à l’esthétique.

Dans la bible toute chrétienne de Girolamo, jeunesse et beauté n’étaient que vanité et souvent tromperie.

Pourtant, tandis que leurs mains caressaient et que leurs lèvres embrassaient ou mordillaient son corps majestueux, tous deux se retrouvaient dans un élan d’empathie surprenant et même choquant envers Dorian, qui s’offrait à la volupté en toute confiance, qui voyait dans cette toute première fois l’aboutissement des efforts d’un an et l’apothéose de son oeuvre. D’avoir réunis dans son lit ces deux antagonistes avérés parlait d’exploit, de persévérance.

Oui, Girolamo et Leo savaient quels étaient ses projets à leur égard après avoir épuisé cette nuit de jouissances, mais ils n’en nourrissaient pas moins des scrupules d’avoir manipulé et trompé, ce que tous deux condamnaient en toute autre occasion.

Et Dorian, inconscient de son sort, s’abandonnait comme un jouet, goûtait chaque sensation à chaque instant sur chaque centimètre carré de sa peau douce et électrisée de tant d’expertise de ses deux partenaires.

Quand le téléphone de Riario vibra, Leo multiplia ses attentions, pour qu’aucune frustration ne vînt gâcher les derniers instants de Gray. Quand il entendit son compagnon murmurer « Tu peux y aller » à l'adresse de Nico, il s’éloigna en douceur, laissant ses paumes caresser encore un peu les hanches de son modèle…

Et soudain, Dorian cria, un cri terrible qui fit trembler les flammes des bougies de la chambre. Se redressant pour regarder son ventre il commença : « Qui … ? mais, se voyant indemne, il regarda les deux autres, incrédule, comprit ce qui se passait et tenta de bondir. 

Mais le phénomène était rapide : déjà, ce corps admirable remontait le temps passé à une vitesse affolante. Sa chair, ses traits, son regard s’altéraient.

Leo, les larmes aux yeux, saisit la main de Girolamo, qui aussitôt l’attira contre lui, comme pour prendre cette tristesse. Leonardo Da Vinci était un homme bon, foncièrement bon, il ne pouvait supporter la souffrance d’autrui, qu’elle fût physique ou psychologique. Er Dorian Gray était en ce moment en proie aux deux formes de la torture. 

Quand tout fut fini, qu’il ne resta rien de lui, Leo soupira, d’une voix très altérée : « Toute ma vie je me demanderai si nous en avions le droit.

⁃ Peut-être pas, dit Riario, mais nous n’avions guère d’autre choix, je pense. Nous avons sauvé des vies et rompu un sortilège… Il osa : As-tu envisagé de détruire le portrait que tu as fait de lui ?

⁃ Tu crois qu’il pourrait être maudit ?

⁃ La raison me porte à croire que non, mais où diable était la raison dans cette histoire de démons ? Viens, on nous attend au Demon's Den et Nico devrait nous rejoindre vers les quatre heures ce matin.»


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