A la rescousse !
Milly ouvrit lentement les yeux quelques minutes plus tard, en dépit du sel qui les brûlait. Une brise marine soufflait dans ses oreilles rougies par le vent, une eau agréable léchait ses pieds dans un va-et-vient incessant et un doux soleil embaumait son corps d’une chaleur réconfortante. Elle se remit doucement debout en se frottant le crâne, tentant de souvenir comment elle avait atterri ici et jeta un regard autour d’elle, contemplant la plage sur laquelle elle venait de débarquer ; une petite plage toute lisse sur laquelle régnait un calme déconcertant. Près du rivage, un minuscule château de sable résistait coute-que-coute aux vagues qui se déployaient. Quelques palmiers et rochers agrémentaient ce petit coin de paradis.
Plus loin devant elle, une poignée de cabanons de plage bigarrés se côtoyaient, disposés le long du rivage en épousant la forme de la plage. A gauche, des escaliers de quelques marches menaient de la plage vers ce qui s’apparentait à un centre-ville, composé de grands immeubles d’un côté et de quelques maisons et boutiques de l’autre. A droite, un navire rouge aux immenses voiles mouillait près du rivage, amarré à un vieux ponton relié à la plage. Juste après les maisons, un pont levant apparemment fermé amenait vers une zone portuaire.
« On aurait pu tomber plus mal » nota Milly à haute voix.
C’est en prononçant ces mots que Milly se rendit compte de l’absence de Jenny, sa meilleure amie. Une intense panique s’empara de son corps, à l’idée qu’il ait pu lui arriver quoique ce soit. Affolée, elle commença par regarder dans toutes les directions, sans entrevoir la moindre trace de son amie. Jenny était comme une petite sœur pour elle. Elle avait toujours eu à cœur de la protéger à tout prix, et ce depuis le jour où elles s’étaient rencontrées, quelques années plus tôt.
A l’époque, la mère de Milly, Eva, travaillait encore comme gouvernante chez les Whiteford. Une chance pour cette jeune mère noire venue de Brooklyn, qui n’avait jamais eu beaucoup de chance dans la vie : une enfance difficile passée dans la pauvreté, un mari violent et des dettes beaucoup trop dures à éponger. Heureusement, grâce à son nouveau travail, elle avait enfin retrouvé le sourire et un semblant de vie normale, si on omet le racisme qu’elle subissait en dehors de celui-ci. Anna et Eva étaient rapidement devenues de très bonnes amies, malgré leurs différences. Quant à Milly et Jenny, l’alchimie entre les deux avait immédiatement fait son effet, grâce à l’idolâtre passion qu’elles vouaient au cinéma et aux cartoons, et qui les avait rapprochées l’une de l’autre à une vitesse phénoménale.
C’est ainsi qu’elles avaient appris à jouer leurs rôles : Milly agissait toujours comme une grande sœur auprès de Jenny, aidée de ses quelques années et de ses quelques centimètres en plus, pendant que cette dernière préférait la plupart du temps rester en retrait, bien à l’abri derrière le masque de timidité qu’elle arborait en permanence.
Depuis ce temps, les choses avaient bien changé et la crise n’avait épargné personne, hélas. C’est ainsi que la banque dans laquelle travaillait James, le père de Jenny, s’était vue obligée de licencier l’un de ses meilleurs employés. Anna, sa mère, qui travaillait dans une fabrique de vêtements, avait dû elle aussi songer à trouver un autre poste, après que la fabrique eut mis la clef sous la porte. Désormais, elle travaillait aux côtés d’Eva, qui avait retrouvé du travail en tant qu’opératrice téléphonique et qui avait réussi à l’introduire auprès de son employeur.
Si les soucis s’étaient accumulés sur la famille de Jenny, jamais ses parents n’avaient songé à laisser leur fille de côté. Chaque week-end, sa famille et elle passaient leur temps libre à l’extérieur de la ville, dans la vieille ferme de son oncle. Elle adorait ces petits moments de détente, loin de l’agitation de la ville et de son quotidien, de ses rues bondées et de ses gangsters véreux qui pullulaient sans discontinu.
Milly n’avait pas cette chance, mais elle se contentait de ce qu’elle avait. Elle s’était depuis longtemps résignée à l’idée que le monde était un endroit cruel et dangereux et qu’aucun cadeau ne lui serait fait, et surtout pas à cause de sa couleur de peau. Elle a compris avec le temps qu’elle devrait se battre tous les jours pour obtenir ce qu’elle voulait et protéger ceux qu’elle aimait, lorsqu’elle en avait le pouvoir. Et elle comptait bien continuer à le faire à Chicago, comme partout où elle irait et où les gens lui mettraient des bâtons dans les roues.
Déterminée à trouver son amie, Milly passa la plage au peigne fin, avant de distinguer des éclats de voix venant du navire qui tanguait au gré des vagues. Persuadée qu’elle y trouverait Jenny, Milly entreprit de s’approcher du bateau rouge au galbe impressionnant. Comme tout ce que Jenny et elle avaient vu jusqu’ici, il avait les allures d’un dessin coloré à la gouache.
Milly plissa alors les yeux pour analyser la silhouette qui se trouvait près du bastingage. Effectivement, c’était bien Jenny, en train de discuter avec le capitaine du navire, un personnage haut en couleur qu’elle n’avait vu qu’à travers un écran de cinéma jusqu’à présent. Elle héla alors son amie, qui tourna vers elle un regard pétillant de joie. Elle descendit immédiatement du navire en empruntant l’échelle de bois qui se trouvait sur la coque et prit Milly dans ses bras.
Jenny venait de retrouver son amie la plus chère, celle qui l’avait toujours soutenue et défendue contre vents et marées et les affres de la vie. Avec Milly à ses côtés, Jenny pouvait surmonter ses tracas quotidiens les plus banals. Parler avec les autres, danser, ouvrir son cœur, ce n’était pas trop son truc, contrairement à Milly. Jenny préférait bien plus la douce compagnie d’un écran de salle cinéma, de sa fraîcheur et de ses ténèbres réconfortantes, et de son subtil parfum de pop-corn que celle d’un autre humain. Mais Milly, c’était l’une des seules personnes en qui elle pouvait avoir confiance. Elles se comprenaient l’une l’autre, sans jamais douter de leur amitié. Milly était son phare dans la nuit, son roc, celle qui s’occupait de ses cauchemars quotidiens pour que Jenny puisse vivre dans son rêve, parmi les personnages imaginaires qu’elle ne voyait qu’à travers le prisme d’un projecteur.
Jenny avait enfin réussi à rencontrer l’un de ces personnages, le Capitaine Barbedécume, le célèbre pirate de l’Ile Aquarelle. Voyant son état déplorable, il l’avait laissé monter à bord, non sans quelques réserves. Capitaine Barbédcume était un homme un tantinet bourru et légèrement susceptible, le genre de gars que l’on ne souhaite pas titiller plus que de raison. Mais plus que tout, et comme Jenny l’avait perçu, il restait un homme au grand cœur, qui ne manquait certainement pas d’empathie derrière sa carapace. Et étrangement, Jenny n’avait eu aucun mal à s’entretenir avec lui. Le sentiment de timidité maladive qui s’emparait d’elle à chaque fois qu’elle devait parler en public devant quelqu’un qu’elle ne connaissait pas semblait avoir disparu, comme si ce monde-là la rendait meilleure. Elle se trouvait ici en terrain connu, elle ne ressentait donc aucun sentiment bizarre ou aucune peur de l’inconnu, celle qui la freinait bien trop souvent dans la vie réelle.
Mais depuis sa défaite face à Cuphead et Mugman, Capitaine Barbedécume se laissait malgré tout beaucoup moins facilement approcher qu’auparavant. Tandis que les deux amies terminaient leur accolade, le Capitaine un peu balourd, agenouillé sur le ponton, appliquait justement le dernier pansement à la proue de son cher navire. Milly et Jenny analysaient son geste avec fascination, songeant au fait que ce monde-là était vraiment différent du leur.
« Regardez, Capitaine ! appela Jenny. Voici l’amie dont je vous ai parlé !
— Je vois ça, répondit le Capitaine de sa voix grave et rocailleuse, sans même regarder dans leur direction, toujours occupé à réparer son bateau.
— Nous avons besoin de votre aide, supplia Milly.
— Oh ça non, marins d’eau douce ! rétorqua le Capitaine, en se levant d’un bond, pointant d’un doigt accusateur les deux jeunes filles. Jamais je ne vous laisserai monter à bord de mon bâtiment pour une petite balade !
— Mais enfin, Capitaine Barbedécume, vous devez nous aider ! » conjura à nouveau Milly.
Capitaine Barbedécume souffla un bon coup avant de descendre à son tour du navire en sautant sur le ponton de tout son poids. Milly et Jenny l’observèrent avec une certaine appréhension, inquiète de sa réaction.
— Vous voulez sauvez Sage Samovar, c’est bien cela ?
— Oui ! répondirent les deux jeunes filles à l’unisson.
— Morbleu ! répliqua-t-il. Pourquoi devrais-je aider celui qui a envoyé ses propres garçons pour me mettre K.O ? »
Jenny avait suivi le dessin animé avec assiduité et en connaissait les enjeux, elle prit donc sur elle pour confronter le Capitaine avec les faits. « Parce que le Diable a votre pacte d’âme, et que si vous ne nous aidez pas, vous allez avoir de gros problèmes. »
Le Capitaine lâcha un long soupir et s’appuya sur la coque du navire, en se frottant la barbe avec l’autre main, pensif. « Mmh, la petite blondinette marque un point, sur ce coup-là. Mais je dois aussi m’occuper de mon pauvre navire, sacrebleu ! »
Milly fronça les sourcils.
« Votre navire ? Vous parlez de cette épave ? » répliqua-t-elle sur un ton moqueur.
Si la blague semblait bon enfant, l’intéressé réagit cependant sans prendre de gant. Car en effet, les jeunes filles terrifiées virent le navire prendre soudainement vie devant leurs yeux ébahis : un visage se matérialisa alors sur la coque rouge, pourvu de deux grands yeux jaunes, d’une bouche immense et de crocs acérés et dentelés. Le navire tout entier poussa un hurlement de rage, semblable à une corne de brume infernale. Milly et Jenny restèrent pétrifies sur place, tandis que le vent que produisait ce monstre les repoussait en arrière. Elles avaient l’impression que toute la surface de leur peau était sur le point de s’envoler, ne leur laissant que les os.
Lorsqu’il arrêta enfin de crier, les filles durent secouer leur tête pour pouvoir fermer leur bouche à nouveau. Le navire, tout essoufflé, se rendormit paisiblement une fois sa vengeance accomplie.
« Vous devriez surveiller vos paroles, la prochaine fois. Mon navire est un être très sensible.
— Il n’y a aucun doute là-dessus, lâcha Milly, en secouant ses cheveux crépus avec ses mains pour leur redonner un semblant d’ordre.
— Bon, pour en revenir à cette histoire de sauvetage, mettons que je veuille bien vous conduire sur ces trois îles différentes, et mettons bien-sûr que je sache où elles se trouvent, comment est-ce que vous comptez vous y prendre, mes p’tits gibiers de potence ?
— Oh, on trouvera bien quelque chose en chemin, répliqua Milly malicieusement. »
Jenny trouva en revanche la blague de mauvais goût et se sentit obliger d’intervenir en assénant à son amie un joli coup de coude bien placé au niveau du flanc.
« Aïe ! s’énerva Milly. Je plaisantais, cette fois !
— Je vois, déclara le Capitaine d’un ton dédaigneux, en roulant des yeux. Et vous croyez sincèrement que le Diable vous laissera récupérer les âmes de Cuphead et Mugman aussi facilement ?
— C’est-à-dire ? » s’interrogea Milly, qui ressentait des frissons dans le ventre, au fur et à mesure que l’idée de l’échec s’insinuait en elle.
Le vieux loup de mer ricana et monta sur le pont de son cher navire.
« Celui qui vend son âme au Diable par ici doit s’attendre à le servir pour l’éternité. Et ce ne sont pas deux jeunes filles et un peu d’argent qui y changeront quelque chose.
— Eh bien, quand on aura fini, nous n’aurons qu’à le combattre ! rétorqua Jenny avec l’assurance et la fougue de la jeunesse.
— Par ma barbe, s’écria Capitaine Barbedécume, en posant ses poings sur ses hanches. En voilà une jeune fille combative ! Mais aussi terriblement naïve. »
Le sourire qui avait pris sa place sur le visage de Jenny disparut alors en une fraction de seconde.
« Cuphead et son capon de frère étaient bien plus expérimentés que vous, il faut le reconnaître, poursuivit le pirate tandis qu’il était en train de resserrer un nœud sur son navire. J’y ai d’ailleurs laissé quelques plumes, et je ne suis pas le seul sur cette île. Ils auraient pu venir à bout du Diable s’ils l’avaient voulu, mais ces deux forbans en ont décidé autrement. Cependant, vous deux, vous n’avez aucune chance !
— Mais enfin ! se regimba Milly. Laissez-nous au moins essayer ! On va vous prouver qu’on peut le combattre, à nous deux. Mais pour l’approcher de nouveau, on va devoir accomplir la tâche qu’il nous a confiée. »
Capitaine Barbedécume eut une moue pensive, puis replaça son cache-œil correctement sur son visage et renoua son bandeau rouge bardé d’un trait jaune sur son crâne.
« Très bien, vous l’aurez voulu, déclara le marin d’un ton grave, avant de reprendre un air jovial. Venez avec moi, bande de marins d’eau douce ! »
*
* *
Jenny esquiva avec lassitude pour la énième fois l’une de ces babioles que ne cessait de lancer Capitaine Barbedécume, depuis qu’il avait la tête dans son vieux coffre au trésor conservé dans la cale humide de son navire. Il y farfouillait, à la recherche de quelque chose qui pouvait potentiellement les aider. Mais le stock de bibelots qu’il avait accumulé au fil des ans semblait infini, si bien que les filles finirent par se demander si ce coffre n’était pas frappé d’une malédiction. Des coupes aux bracelets en passant par des colliers en tout genre, rien ne semblait pourtant pouvoir toucher Milly et Jenny, qui réussirent à éviter chaque projectile, lorsqu’enfin le Capitaine mit la main sur ce qu’il recherchait.
Ponctuant sa trouvaille d’un cri victorieux, il leva au ciel une sorte de flacon d’un jaune éclatant, flanqué d’une image représentant un éclair jaune, avant d’en sortir un deuxième, peint en violet cette fois, avec un logo fait de cercles concentriques. Il les tendit aux filles à travers l’ouverture de la trappe, qui les portèrent avec une extrême précaution.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda Milly, en prenant le récipient et en observant la robe du liquide danser sur les bords du verre.
— Ceci, mes chères petites, devrait vous aider à combattre vos ennemis, quels qu’ils soient.
— Vous en êtes sûr ? s’inquiéta Jenny, en analysant le contenu du flacon.
— Certain ! Ce sont de mystérieux breuvages récupérés aux quatre coins du globe, obtenus aux termes d’aventures excitantes, peuplées de monstres et de sirènes. »
En disant cela, il animait sa phrase par des mouvements de mains grandiloquents, tentant de démontrer la vaste beauté de ce monde. Il marqua une longue pause dans ses gestes et sa parole, avant de laisser tomber ses bras devant les yeux perplexes de Milly et Jenny, qui ne croyaient pas un mot de ses sornettes.
« Non, je plaisante, avoua-t-il enfin, en s’esclaffant de sa propre plaisanterie. Je les ai chourés à M. Couenne, dans son Emporium. Il avait un peu trop bu, alors j’en ai profité pour lui subtiliser quelques menus effets personnels. Mais en tant que pirate, je suis fier de dire que tout le mérite du vol me revient »
Milly et Jenny levèrent les yeux au ciel, un sourire au coin des lèvres. Malgré leur inquiétude face au contenu de ces fioles, elles trinquèrent et burent d’une seule traite le contenu des bouteilles. Puis, elles se mirent à ressentir des chatouilles irrésistibles dans chaque pigment de leur peau. Des étincelles magiques jaunes et violettes pétillèrent sur la surface de leur peau crayonnée avant de se glisser jusqu’à leur tête, pour terminer en un feu d’artifice apothéotique.
Pour la première fois depuis leur arrivée, Milly et Jenny se sentaient enfin à la hauteur de la menace qui les attendait. Le pouvoir qui coulait désormais dans leur veine leur donnait l’assurance et le courage qui leur avaient cruellement manqué jusque-là. Voyant le sourire satisfait de Capitaine Barbedécume, les deux jeunes filles le laissèrent s’occuper de larguer les amarres après l’avoir remercié, afin de se remettre lentement de leurs émotions. Il leva les voiles, prit la barre et le navire manœuvra lentement sur les eaux pour quitter le rivage. Milly et Jenny étaient désormais sur le chemin d’une nouvelle aventure, qui devait les mener bien plus loin qu’elles ne l’auraient jamais imaginé. Penchées sur le bastingage, Milly et Jenny dirent adieu à la plage qui s’éloignait progressivement. Le navire longea le rivage, en passant près du port, de ses nombreux pontons en bois, et de ses usines à foison, avant que Milly et Jenny ne se mettent à percevoir des plaintes emplies de mélancolie venant de l’épave d’un vieux bateau aux voiles violettes, qui se trouvait un peu plus loin, tout près du rivage, juste après le port.
Des vagissements sporadiques en émanaient, rendant ce lieu inquiétant, mystérieux mais surtout effrayant à souhait.
« Qu’est-ce qui fait ce bruit-là ? demanda Jenny, intriguée.
— C’est pas quoi, corrigea Capitaine Barbedécume. C’est qui.
— Que voulez-vous dire ? » s’enquit Milly.
Le Capitaine tint la barre avec plus de fermeté, comme si la question était pour lui plus épineuse qu’un cactus dans le désert.
« Gorgonella, expliqua-t-il. Cette pauv’ demoiselle n’est pas bien vu par le reste des habitants, ce qui la pousse à se terrer parmi les ruines des bateaux qu’elle coule. Depuis le passage de Cuphead et Mugman, je la vois et l’entends ruminer sa défaite chaque jour. Oh, quelle misère. »
Le Capitaine bourru n’ajouta rien de plus, mais le soupir qui conclut son discours trahit aux yeux de Milly les véritables sentiments de ce vieux marin à l’égard de cette créature.
« Vous êtes amoureux ? » le taquina Milly, d’un ton espiègle.
Capitaine Barbedécume sembla se réveiller d’un songe merveilleux en secouant la tête et fusilla du regard sa compagnonne de voyage haute comme trois pommes.
« Moi, amoureux ? s’écria-t-il. Non ! Un marin n’a pas d’attache, il vogue au gré des océans sans se retourner. Jamais il ne doit se prendre d’affection pour autre chose que son navire. »
Milly acquiesça, sans pouvoir se défaire du sourire malicieux qu’elle arborait. L’idée qu’un homme à l’allure si viril puisse être craquelé à l’intérieur la rendait inéluctablement heureuse, sans savoir vraiment pourquoi. Pour autant, sa situation n’était pas enviable : s’il aimait cette créature aquatique, il devait le lui avouer. En tout cas, c’est ce que Milly pensait. Mais comment le pousser à avouer ses sentiments ? Tandis que Milly restait accoudée sur la balustrade, elle remarqua à peine que le navire venait de dépasser l’épave et de passer sous le pont reliant la troisième Ile Aquarelle à la Loco-fantôme et au Casino du Diable. Le navire frôla la roche à plusieurs reprises, mais réussit à s’en éloigner avant de prendre le large.
Alors que leur embarcation s’éloignait lentement des côtes, une brume mystique envahit progressivement le paysage jusqu’à encercler le navire dans son entièreté. Milly et Jenny se rapprochèrent de la proue pour tenter d’apercevoir quelque chose à travers cet épais manteau qui menaçait l’océan.
« Dites, c’est normal ça ? » demanda Jenny au Capitaine.
Le Capitaine, impassible, plissait les yeux pour diriger le navire à travers cette brume envahissante.
« Je crois que les esprits sont bien agités, aujourd’hui » marmonna-t-il simplement.
C’est alors que la forme d’un bâtiment se distingua à travers le brouillard, un vieux bâtiment en pierre blanche sur une toute petite île perdue au beau milieu de l’océan. Milly et Jenny n’eurent pas le temps de prévenir le Capitaine que le navire s’était déjà arrêté à côté de cet îlot. Le Capitaine lâcha la barre et descendit les quelques marches qui le séparaient du pont avant, puis dégaina une longue-vue. Il observa le bâtiment à l’horizon, en dépit de la brume ambiante, avant de rabattre la longue-vue.
« Ben mon vieux, ces fichus esprits ont encore enfermé quelqu’un. Je crois que vous allez devoir vous y coller, c’te fois-ci, sinon, je crois bien que la brume ne prendra jamais le large.
— Nous ? s’écrièrent les deux amies.
— Oui, vous, tas de forbans ! Qui d’autre ? »
Milly et Jenny se fixèrent un instant avec une terreur prenante au fond des yeux et déglutirent en parfaite synchronisation.
« Allez ! pressa le Capitaine, en tapant sur le point en bois avec sa jambe de bois. Vous attendez quoi ? »
A contre-cœur, Milly et Jenny s’élancèrent hors du navire pour atterrir sur la roche humide. Sur l’îlot, un petit sentier menait à un bâtiment à l’allure de temple grec baignant dans la brume, qui s’apparentait à un mausolée. Pas à pas, les deux jeunes filles s’approchèrent de cet étrange endroit, avant que Milly n’en pousse la porte d’un coup de main.
Elles se retrouvèrent dans une crypte, emplie d’urnes et de crânes terrifiants, parsemée de poussière et de toiles d’araignée. Les filles avancèrent dans la salle et empruntèrent les escaliers qui les menèrent à une autre crypte. De vieux piliers en marbre tout autour de la salle maintenaient l’édifice entier et un vieux vitrail multicolore bardé du numéro IV au fond de la salle éclairait faiblement le mausolée. Mais au milieu de cette pièce, une urne en particulier sortait du lot, avec son éclat puissant et son aura bleutée presque féérique. Les deux amies contournèrent lentement le piédestal sur lequel se trouvait cette urne afin de l’observer sous toutes les coutures. Lentement, Milly approcha sa main de l’énorme urne. Mais au moment où elle toucha enfin l’urne, une voix puissante surgit d’outre-tombe avant de déclarer les hostilités « Here comes the spooky bunch ! And begin ! ».
« C’était quoi ça ? s’étonna Milly.
— C’est le début du combat, comprit Jenny. Tiens-toi prête !
Effectivement, les ennuis ne tardèrent pas à pointer le bout de leur nez, lorsque des dizaines de fantômes roses les assénèrent de toute part. Les deux amies s’embarquèrent alors dans un combat exténuant : à gauche comme à droite, elles sautèrent tour à tour sur les fantômes de toutes les tailles, afin qu’ils n’atteignent pas l’urne au centre de la pièce. Certains venaient en ligne droite, d’autres formaient des cercles, mais elles réussissaient à chaque fois à les écraser, grâce à leur agilité cartoonesque.
Enfin, tous les fantômes disparurent et la voix spectrale déclara leur victoire. Elles aperçurent alors une boule fantomatique scintillante pousser le couvercle de l’urne et virevolter dans leur direction. En un clignement d’œil, l’ectoplasme se plaça devant elles, dévoilant du même coup sa véritable forme : une femme spectrale à tête de calice.
« Le Calice Légendaire ! crièrent Milly et Jenny à l’unisson, comme si elles venaient de rencontrer une célèbre vedette hollywoodienne.
— Merci, vous qui venez me libérer de ma prison et me protéger encore une fois, dit le Calice, de sa voix tendre et mélodieuse. Je tiens à vous remercier de votre générosité, et pour cela, je souhaiterais apporter mon humble secours. »
Succédant à ses merveilleuses paroles, un rayon aux couleurs de l’arc-en-ciel, un véritable faisceau de lumière brillant comme un soleil s’échappa du haut du calice avant de transcender l’âme des deux jeunes filles, qui ressentirent en cet instant une impression similaire à celle qui avait suivi l’ingestion de la première potion ; des picotements tout au fond d’elles qui les firent sauter en l’air.
« Voici un quatrième super pouvoir que je n’ai pas eu l’occasion de donner à Cuphead et Mugman, expliqua le Calice. Il devrait vous servir au cours de votre aventure. »
Les deux jeunes filles remercièrent à plusieurs reprises le Calice légendaire, qui les salua une dernière fois, en espérant les revoir lorsque Cuphead et Mugman seraient enfin revenus à la raison. Mais le chemin pour sauver Cuphead et Mugman de leur sort serait long et semé d’embûches. Et Milly et Jenny commençaient finalement à en prendre conscience.