Pacte avec la Mort

Chapitre 1 : Pacte avec la Mort

Chapitre final

2780 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 7 mois

Contribution au Jeu d’écriture Les dés sont jetés

Tirage, Caractéristique 2 (Solitaire), Lieu 16 (Nouveau), Objectif 2 (Vengeance), Objet 1 (Épée), Rencontre 3 (Mort) et Obstacle 5 (Panique)

Side Story, Fantastique, Angoissse, Horreur et Suspense




Pacte avec la Mort



Par une sombre nuit de décembre 1865, à Saint-Pétersbourg, où depuis longtemps les derniers rayons solaires étaient partis dormir, le firmament nuageux ne laissait pas filtrer la lumière céleste des constellations. Seuls des silencieux flocons de neiges aussi blancs et purs que le drap de lin le plus fin tenaient compagnie aux rares passants, tombant depuis les impénétrables nuées, tels des confettis d’une fête enfantine. Rodion Romanovitch, cet homme solitaire qui ne cessait de ruminer ses sombres pensées, telle une vache son pâturage, déambula sans but dans un quartier isolé en passant par la rue Podiatcheskaïa pour prendre la petite ruelle perpendiculaire S… de la ville après son souper avec Dimitri Prokofiévitch, son ami. Les deux hommes se quittèrent en bons termes, malgré la mauvaise humeur de Rodion Romanovitch.


Il marcha exactement deux cent quatre-vingt-dix pas avant d’arriver près de la Neva. Il la longea, espérant se débarrasser de sombres idées. Il était fâché contre Aliona Ivanovna, la vieille usurière qu’il avait rencontré il y a deux jours. Il lui avait donné des bracelets d’or et des montres de sa mère et de son défunt père pour payer sa dette du mois passé.

— Pourquoi la vieille harpie est-elle si inflexible et insensible ? Que le Diable l’emporte ! Non, encore mieux, que la Mort l’emporte ! murmura-t-il en serrant ses poings de rage, sentant une bouffée de chaleur lui monter au joue malgré les morsures froides de la température ambiante.

Il fit demi-tour, s’arrêtant net dans sa marche. Il observa attentivement les environs, rien de familier. Seules des dunes de neige s'élevaient par-ci et par-là au gré du violent borée qui créait et recréait ces collines entre les arbres gelés et recouverts de neige. Les rares maisons visibles au loin ne manifestèrent signe de vie, tout le monde dormait.


Une lueur de panique traversa ses sombres yeux qui se promenaient dans ses orbites, ses mains devinrent moites, ne reconnaissant aucunement l’endroit. Les maisons aux lumières éteintes ressemblaient à des yeux fermés qui pouvaient s’ouvrir à tout instant, le vent qui hurlait entre les branches et l’absence de toutes créatures vivantes ne le laissèrent pas pour autant rassurés.

— Mais cette vieille usurière est des plus inutiles ! Elle est méchante, avare, injuste et exploite sa pauvre sœur comme domestique ! s’emporta-il, ajustant son manteau brun foncé rapiécé plus près de son corps pour couper le froid. Elle mérite de mourir ! Pourquoi vit-elle ? Quelqu’un aurait-il le courage d’outrepasser la loi ? Quelqu’un aurait-il le courage d’agir contre la loi, contre l’habitude, l’ordinaire ? Qui sera suffisamment fort pour accomplir justice et mettre fin à la tyrannie insupportable de cette vieille harpie ? Qui aura le courage de se venger des méfaits de cette sorcière ?

Il se tut, réfléchissant à ses paroles. Seul le bruit de la douce chute des légères et brillantes perles du ciel se faisait entendre, telle la marche feutrée d'un fauve.


— M’avez-vous appelé, jeune homme ? l’interpella, soudain, une voix grave, d’outre-tombe, mais étrangement chaleureuse, d’une femme derrière son dos.

Sursautant, sortant de ses sombres ruminations, étonné et intrigué de savoir qui en ce froid sibérien viendrait à sa rencontre, lueur de curiosité dans le regard, il se retourna pour reconnaître en face de lui une grande, gracieuse et belle femme vêtue d’une ample robe blanche scintillante de milles feux malgré le froid en-dessous d’un manteau de zibeline brillant, orné d’émeraudes et de diamants. Une élégante ceinture d’or avec des pierres précieuses rehaussait sa féminité. Son regard, brûlant, transperçait son interlocuteur, le médusant sur place, contrastait avec sa grâce et ses cheveux ébène en cascade charmeurs. Ses traits délicats se métamorphosa brièvement en un rictus, ses yeux bleu glacial brillèrent d’une lueur étrange, une lueur inqualifiablement singulière, celle d’une femme qui a trop vu le monde vivant pour s’émouvoir de la condition de l’homme. En un mot, un regard millénaire, intemporel, un regard immortel qui occasionna un vertige dans l’esprit du Russe. Ce dernier baissa humblement son visage vers la terre, fixant ses pieds.

— Jeune femme, murmura-t-il, j’ignore votre nom et vos parents. Je ne vous ai jamais vu auparavant dans la ville. Que faites-vous par ce froid ? Et comment vous ai-je appelé ?

Le regard de son interlocutrice s’adoucit et un petit sourire se dessina sur ses lèvres vermeilles.

— Je suis votre alliée dans votre projet… Vous êtes mon plus fidèle compagnon !

— Pourtant, je ne vous ai jamais rencontré auparavant, s’étonna le trentenaire, perplexe, se grattant sa barbe naissante de sa main droite, essayant de se rappeler du visage de son interlocutrice…

— Au contraire, l’interrompit-elle, agitant théâtralement ses mains vierges de toutes bagues devant l’ancien étudiant en droit, je vous ai remarqué depuis l’abandon de vos études… Nous nous sommes rencontrés un soir… au détour de la ruelle V…

La soudaine réalisation glaça le sang dans les veines du jeune homme. Une coulée de sueurs froides passa sur son dos, le faisant frissonner. Il bredouilla, voix incertaine, chancelante, se frappant du paume de sa main droite tremblante le front : 

— … Serait-ce en 1863… après une fête étudiante ? …

Rodion Romanovitch se rappela de cette étrange rencontre. 

C’avait été en novembre 1863, revenant tard le soir d’une petite ruelle pour fêter l’anniversaire de son ami Dimitri Porkofiévitch avec quelques autres étudiants. Il avait passé par une sombre rue perpendiculaire, mal éclairée pour revenir chez lui, éméché de la soirée. Il avait ressenti un regard insistant se poser sur lui depuis qu’il avait sorti de la demeure. Se retournant, il eut croisé le même regard glacial et intemporel de la même jeune femme que maintenant, vêtue aussi richement. Énigmatique femme qui avait disparue de son regard pour réapparaître dans un coin sombre de la ruelle, sans dire un mot.


La mystérieuse entité féminine opina du chef, visage illuminé d’une lueur surnaturelle de sa joie.

— … Et vous n’avez pas changé depuis… compléta-t-il, traits affaissés d’étonnement. 

— Exactement, jeune homme, je n’ai pas changé depuis notre première rencontre, lui répondit-elle sèchement. J’ai la jeunesse éternelle ! Vous, par contre, avez bien vieilli !

Il blêmit et continua d’une voix incertaine malgré lui.

— … Et comment connaissez-vous mon projet ?

Elle se dirige un peu plus près de lui, le scrutant avant de répondre, laissant un malaise planer entre eux.

— Vous êtes un homme extraordinaire, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas destiné à suivre les autres hommes, mais plutôt à accomplir de grands gestes pour l’Histoire ! Vous êtes celui qui ne suit pas le sentier tout tracé des hommes ordinaires…

Yeux agrandis par les paroles de la Mort qui trouvèrent écho en ses pensées les plus secrètes qu’il venait de former quelques minutes plus tôt en son esprit, tétanisé, mains tremblantes des capacités insoupçonnées de la mystérieuse femme qu’il considère comme une déesse, il demeura coi, fixant ses pieds et relevant difficilement sa tête pour affronter le regard de son interlocutrice. Cette dernière lui souria, le toisa et susurra mielleusement : 

— Rodion Romanovitch, je peux vous aider dans l’accomplissement de votre dessein… Dans l’accomplissement de cette vengeance qui vous ronge… 

Souffle coupé, l’interpellé peina à relever la tête pour fixer le vide devant lui.

— … Acceptez-vous un cadeau ?

Il opina du chef, intrigué par ces paroles énigmatiques, la dévisageant. Elle s’éloigna de quelques pas et fit apparaître d’un claquement de ses élégants longs doigts blancs manucurés une immense épée brillante de milles feux, scintillante dans son fourreau, tel un diamant au milieu d’une bague, avec sa manche sertie de rubis et d’émeraudes. Le mortel analyse l’objet sous toutes ses coutures.


Il s’approcha avec beaucoup de précaution de l’arme et la prit de la main droite, la soupesant, étonné de la trouver si légère, bien équilibrée et aisée à manier.

— Vous avez accepté mon cadeau, l’informa froidement la Mort. En contrepartie, je dois ôter la vie à un innocent !

Toutes couleurs partirent du visage de Rodion, lâchant l’arme, n’osant affronter son étrange interlocutrice. Il recula instinctivement de quelques pas, horrifié. Tremblant, les jambes flageolantes, il rejeta l’arme au loin, mais en vain, elle revenait se fixer à sa ceinture avec son fourreau d’or orné d’arabesques. 

— Un innocent doit être ma victime, résonna la voix criarde et stridente de la Mort rapide* derrière son dos. N’oubliez pas le pacte ! Je vous donne cette épée à la manche sertie d’or pour accomplir silenceusement votre souhait le plus ardent contre la vie d’une femme ! Je vous seconderai dans la réalisation de vos vœux les plus secrets ! Le jeu en vaut la chandelle ! L’arme est magique et n’apparaît jamais comme une arme pour votre victime, apportant la mort soudaine ! …

Rodion Romanovitch courut jusqu’à perdre l’haleine, mais les mots de la Mort le hantaient, le poursuivaient, comme si sa voix se multipliait dans la solitude, sans qu’il ne la vit près de lui.


— … Considérez, continua-t-elle d’un ton plus doux soudainement devant lui, le faisant culbuter dans les airs, tombant à quelques mètres plus loin face contre terre, qu’en tuant cette Aliona Ivanovna, vous rendrez un immense service à notre pays ! …

Allongé sur la neige, il approuva d’un geste de la tête.

— … Mais, un innocent doit être ma victime, hurla la très terrible et très inflexible femme, agitant les pans de sa longue robe. Soit votre sœur, Evdokia Romanovna, soit la demi-sœur d’Aliona Ivanovna, Elisabeth. Soyez content que vous ayez un choix… De tel marché n’est pas à négliger ! … Tout repose entre vos mains !

Il déglutit avec difficulté sa salive, atterré. La Mort disparut, emportant avec elle un tourbillon de neige. L’ancien étudiant revint chez lui, hanté par les paroles de sa mystérieuse interlocutrice, le cœur battant la chamade.


Franchit-il le seuil de son petit appartement que sa sœur Evodokia Romanovna et sa mère, Pulkhéria Aleksandrovna, l’accueillirent, inquiètes de noter la lueur de frayeur dans son regard. Il les dépassa sans dire un mot et déposa l’arme magique dans un tiroir de l'armoire de sa chambre jaune et malsaine. Il revint dans le salon et rumina pour la énième fois le sombre contrat avec la Mort, tourmenté à l’idée d’être responsable de la mort de sa sœur, tourmenté à l’idée qu’il ne parvienne pas à accomplir son sombre dessein.


Un silence oppressant régnait dans la petite pièce où une mouche pouvait s’entendre s’il y en avait une. La sœur de Rodion brisa la lourdeur en ces termes : 

— Mon frère Rodia, qu’est-ce qui occupe autant ton esprit ?

Tournant sa tête vers elle, une lueur de panique traversa ses sombres yeux, immobilisant ses membres à la chaise pendant quelques minutes. Il articula d’une voix plus rauque : 

— Une dette à payer à l’usurière… C’est demain l’échéance…

— Rodia, intervint sa mère, je peux te donner cette montre de mon feu père, Aleksandr Konstantinovitch. Et ta sœur se mariera bientôt… Elle t’aidera à éponger ta dette !

Elle se leva péniblement, courbée par la tristesse, avançant à petits pas, et chercha la montre d’or pour la donner à son fils. Ce dernier la repoussa sèchement, et s’excusa auprès de sa mère. Il se leva précipitamment pour récupérer l’arme magique dans sa chambre, habilla à la hâte son manteau rapiécé, ramassa néanmoins la montre dans une poche de son manteau et sortit de l'appartement, fermement convaincu de vaincre sa panique de l’échec, sa frayeur d’être découvert et d’enfin accomplir un geste bienfaiteur pour l’humanité.


Il courut dans les rues calmes, entendant encore dans sa tête les paroles de la Mort. En frappant à la porte de l’usurière, il sut qu’il ne pouvait plus faire marche arrière. Mains moites, jambes tremblantes, il savait qu’il devait passer à l’action. Sous le regard brûlant derrière son dos de la mystérieuse femme qui le suivait depuis qu’il était sorti de son appartement, il se retourna pour rencontrer le visage hiératique de la Mort rapide qui le fixait. Il attendit avec impatience et angoisse d’entrer chez l’usurière pour accomplir sa vengeance. 


Quelques minutes plus tard, qui semblait une éternité, Aliona Ivanovna ouvrit la porte, l’accueillit à l’intérieur, très étonnée. La petite vieille courbée par l’âge, ne se doutant de rien, interrogea l’ancien étudiant, gardant ses mains ridées derrière son dos, l’observant de ses petits yeux de rapace avide : 

— Pourquoi venez-vous à une heure si tardive ? 

Un silence s’installa où seul le bruit des aiguilles de l’horloge s’entendait, augmentant la palpitation cardiaque de nouvel arrivé.

— Pour payer ma dette, répondit-il posément, tournant la tête vers la Mort qui est à la droite de l’usurière, invisible de celle-ci, tenant trois fils entre ses élégants doigts et de l’autre des ciseaux d’or qu’elle faisait bruyamment cliqueter. Ce son ne parvenait qu’aux oreilles de Rodion, lui insufflant un courage nouveau et une frayeur.

L’élégant jeune homme donna la montre que sa mère lui avait remis et dégaina l’épée magique sous le regard éberlué de la vieille. Cette dernière s’approcha de lui et, regard brillant, l’interrogea doucement : 

— Que m’avez-vous apporté, jeune homme ?

— Ce que vous voyez, Aliona Ivanovna, lui répliqua-t-il amèrement.

— Me donnez-vous cette bague ?

Souriant, prenant son courage à deux mains, maintenant qu’il comprit que la Mort ne lui avait pas menti en lui disant que l’arme était magique, l’ancien étudiant fit un geste brusque vers l’usurière et la tua net, transperçant ses côtés de part en part. Au moment où il accomplit son forfait, la Mort trancha implacablement le fil de la vie correspondant, tenant deux autres fils entre ses doigts. Il cacha son corps par terre, mais Élisabeth Ivanovna arriva inopinément dans la salle. Elle devint blême en constant le cadavre de sa demi-sœur à ses pieds, reculant instinctivement de quelques pas. Son regard paniqué se promena du cadavre à Rodion Romanovitch, le suppliant silencieusement de l’épargner. Celui-ci soupira et son regard sombre croisa celui de la Mort rapide qui faisait cliqueter nerveusement les ciseaux entre ses doigts, prête à couper l’un des fils. 

— Malheureusement, murmura d’une voix à peine audible le jeune homme, vous êtes un témoin gênant. 

Il s’avança prestement vers Élisabeth, qui ne doutait de rien, mine étonnée, observa l’objet qu’il tenait entre les mains. Et, épée magique levée, il l’assassina froidement, coup au cœur. La mystérieuse femme le toisait sévèrement et coupa froidement l’un des fils. Il demeura figé, observant les cadavres, sonné.


Elle s’approcha de lui et, d’un claquement de doigt, fit disparaître l’arme magique et, triomphante, éructa : 

— Vous avez réalisé votre vengeance ! Vous avez honoré votre pacte ! Au revoir Rodion Romanovitch ! Ma prochaine visite sera pour vous ! Pour vous amener vers le sommeil éternel !

Et elle disparut la Mort rapide, aussi rapidement que la lumière, laissant le mortel désemparé.



_______

* La Mort rapide, Скорая смерть [Skoraja smert] en russe, est un qualificatif de la mort dans certains contes.



Laisser un commentaire ?