Courtney Crumrin et la Danse de l'Éther

Chapitre 1 : La Danse de l'Éther

Chapitre final

8650 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 06/09/2018 21:35

La pluie tombait à pic sur la vieille maison qui commençait à pencher. Nous observions les ombres se déformer derrière une fenêtre, car nous sentions qu'il se passait quelque chose, quelque chose d'important.

— Qu'est-ce que tu crois qu'ils font là dedans ? me demanda un ami gobelin.

— Je ne sais pas mon gars, mais quelque chose me dit que ça va se gâter. Je n'ai jamais vu le vieil Aloysius aussi sinistre, et il a toujours une tête de vampire.

Des lumières surnaturelles jaillirent du deuxième étage.

— Gnah !

— Ouais, je crois bien.

Une voix se propagea soudain, telle une incarnation de l'air, et cela nous terrifia bizarrement.

— Butterworm, j'ai la trouille !

— Moi aussi, Maverick.

— Je me tire ! Salut, vous deux.

— À plus !

— Gnah !

Les bosquets alentours se vidèrent peu à peu, les créatures de la nuit fuyaient la formidable voix, seules les plus téméraires veillant jusqu'à la fin.


De retour de vacances, la vie de Courtney avait changée, et ce n'était que pour la préparer à des changements plus importants encore. Aloysius Crumrin mourrait cette année, et cela aurait sans doute tout un tas de conséquences auxquelles la jeune sorcière devrait s'adapter. Cependant, Aloysius voulait aussi la prémunir contre sa propre curiosité, car sans garde fou, elle était véritablement dangereuse, et pour tout le monde. Ce qu'elle avait affronté n'était rien comparé à ce qu'elle pourrait rencontrer, et c'est pourquoi le vieux sage l'avait devancée. Il avait donné rendez-vous à Courtney dans son bureau à vingt heures trente, et raconté à ses parents qu'ils feraient du rangement, de ne pas s'inquiéter du bruit.


— Ce que je vais te dévoiler ce soir est très important, peu de sorciers au monde le savent, aucun membre de l'assemblée, heureusement pour nous, et pour eux.

Courtney ignorait qui son oncle désignait par « eux », de l'assemblée ou des créatures de la nuit.

— Cela dépasse de très loin leur intelligence, et il faut quelqu'un pour nous protéger des idiots et des maladroits, tous les maladroits.

Et Aloysius insista assez pour que Courtney comprenne.

— Moi ?

— J'ai peur que ta curiosité t'amène à La découvrir, sans les connaissances nécessaires pour éviter de détruire le monde.

Courtney était de plus en plus excitée et ne contenait plus sa curiosité.

— Mais de quoi parles-tu, oncle A ?

— De l’Éther.


Le mot était proféré. La vie de Courtney mais aussi du monde, l'enjeu était lancé. Impossible de le défaire, la seule option désormais était de préparer la jeune sorcière à accueillir ce savoir destructeur avec sagesse.


— L'éther, c'est pas le vide des philosophes antiques ?

— Si. On la nomme parfois « mana », « cosmos », ou encore « vide », « matière noire »... Mais ce que les gens ignorent, c'est qu'elle est l'essence de la magie.

— L’Éther est la magie ?

— Oui. Pratiquer la sorcellerie, c'est un peu comme danser avec l’Éther ; le ton (si la danse est courtoise ou violente par exemple) détermine le type de magie.

— Si la magie est noire ou blanche.

— Oui, mais contrairement à la croyance populaire, il existe plus que les magies noire et blanche. Mes homologues et moi en avons distingué au moins quatre sortes, et il en existe probablement davantage.

— Tes homologues ?

— Des gens qui connaissent l’Éther.

— Qui sont-ils ?

— Nous y reviendrons. Pour l'instant, j'aimerais te La montrer.

— Me montrer l’Éther ?

Aloysius confirma avec un sourire.

— On peux faire ça ? La voir ?

— En fait, tu L'as déjà vue.

— Ah bon ?

— Les sorts puissants La révèle parfois brièvement. Sons, lumières, étincelles... c'est Elle qui effleure le monde physique. C'est pourquoi nous avons crée des sortilèges spéciaux, pour mieux La voir, L'étudier, des sortilèges comme des collisionneurs de particules.

— Des collitionnaquoi ?

— Le principe est de contenir un maximum d'énergie dans un minimum d'espace.

Aloysius mima une boule dans ses mains.

— Il faut beaucoup de puissance, plus de puissance encore pour la contenir, puis trouver comment la disperser sans anéantir la ville.

Il écarta doucement ses mains l'une de l'autre.

— Et je pourrais faire ça ?

— C'est justement ce que nous allons travailler ce soir. Tu verras que s'il est facile de concentrer assez d'énergie pour l'entrechoquer, il est difficile de la maîtriser. C'est un exercice très subtil.


Aloysius expliqua à Courtney que n'importe quel sort, même le plus faible, pouvait dégénérer en explosion comparable à celle d'une bombe atomique. Car plus il est condensé, plus la pression est forte, et plus il faut de puissance pour le contenir.

— Un peu comme quand on me force à rester enfermée dans une salle de classe.

— En effet, c'est un peu comme ça, s'amusa le vieil homme.

Le plus important était donc le sort qui devait contenir l'autre. Aloysius et ses homologues l'avaient très justement nommé « sortilège de contention » et avaient identifié plusieurs sorts assez persistants et assez peu volatils pour qu'il les emprisonne. C'est après que les choses se complexifiaient. Il fallait progressivement condenser le sort de contention jusqu'à ce que son contenu se transforme en petite étoile, avant de le percer pour en laisser échapper le chaos comme la soupape d'une cocotte-minute, ou de le dilater jusqu'à sa taille originelle. Mais Courtney était vite dépassée, le sort ne produisait que de petits éclairs quand elle devait le relâcher, dans une petite explosion qui soufflait leurs cheveux et des feuilles de papier vagabondes. C'est vers onze heures du soir qu'elle commença à sentir comment contorsionner l'Éther pour en faire une bulle et y contenir son sortilège avec assez de force pour causer une petite boule de plasma dorée. Aloysius s'empressa de percer la bulle avant qu'elle explose, un filament s'en échappa en tintant doucement comme un carillon, de plus en plus grave à mesure qu'il se répandait dans la pièce. Le tintement se transforma en bourdon et Courtney fut troublée car il ressemblait à une voix. La maison vibrait et des objets volaient dans un scintillement kaléidoscopique. De petites particules apparaissaient et disparaissaient comme un ballet de fées. Puis Courtney et Aloysius furent touchés par une onde qui les pénétra jusqu'à la moelle et les secoua de convulsions orgasmiques.


Confortablement allongés sous leurs couvertures, les parents Crumrin s'interrogeaient.

— Ces quoi ces lumières ? on dirait une boule à facette.

— Et ce bruit... c'est de la musique, non ?

— On dirait un genre de musique tibétaine ou hollandaise.

— Comme les moines qui font « Wôôôôôôôôô » ?

— Oui, c'est ça.

Et ils firent tous les deux « Wôôôôôôôô » pendant un petit moment.

Madame Crumrin regarda son mari, solennellement.

— Tu crois qu'ils font une fête ?

— Non, oncle Aloysius a dit qu'ils font du rangement. Ils écoutent peut-être de la musique pour se motiver. On entend des objets tomber, écoute...

— Et les lumières alors ? Et si c'était pas des objets qui tombent, mais des pas de danse ?

— Quoi, il nous aurait baratiné ?

Madame Crumrin hocha furtivement de la tête. Son mari sembla profondément choqué par cette révélation et jura de mener l'enquête.


Courtney resta pantoise alors que son système nerveux évacuait les dernières décharges et que ses taux d'hormones se régularisaient. La pièce baignait dans le vide.

— C'est troublant n'est-ce pas ?

— Je L'ai sentie... en moi.

— Oui. Et n'était-ce pas familier ?

— Si, mais beaucoup plus intense.

— Il est possible de créer des réactions plus intenses encore. Je te montrerai.

— Et cette voix... c'était la Sienne ? celle de l’Éther.

— D'une certaine façon.

— Comment ça ?

— Je t'expliquerai Courtney, plus tard. Maintenant je vais dormir.

Courtney pensa que c'était une habile manière de lui dire d'aller se coucher sans en avoir l'air. Elle aurait bien rechigné, par principe, mais c'était assez gentil pour qu'elle obtempère. De plus elle se sentait encore toute remuée.

— Et, Courtney...

Le vieil homme se retourna sur le pallier.

— Oui ?

— Ne parle de l’Éther à personne, jamais. C'est compris ?

— Oui, monsieur.

Il hocha la tête et disparut dans l'obscurité de la maison.


Ses camarades la trouvaient toujours flippante, mais le lendemain, c'était infernal ! Courtney Crumrin était assise à son bureau, la tête dans une main, ignorant le laïus de son professeur et le monde alentour. Mais plutôt que la mine renfrognée et vaguement rêveuse qu'elle postait en première ligne tous les lundi matin, elle avait le regard dément, obnubilé par quelque dimension démoniaque. Toute la classe surveillait ses non-gestes avec crainte, et la rumeur se répandait qu'elle était possédée. Possédée elle l'était, mais seulement par ses pensées. Son expérience de la veille bouleversait sa compréhension du monde et découvrait des perspectives plus incroyables encore. Elle avait des dizaines de questions pour oncle A et commença à les noter pour ne pas les oublier. Quand Courtney bougea, un frémissement agita la classe. Certains se dressèrent sur la pointe de leurs fesses pour discerner ce qu'elle écrivait, certainement pas le cours.

Madame Crisp projeta d'éliminer la source de cette distraction générale.

— Madame Crumrin, ce que vous faîtes est-il plus important que mon cours ?

— Et comment !

Après un temps de réflexion elle répliqua.

— Nous allons voir ça.

Et avança vers Courtney.

Catastrophe ! pourquoi l'avait-elle provoquée ? pourquoi n'avait-elle pas simplement rangé sa feuille et demandé pardon ? Maintenant madame Crisp allait s'en emparer, lire son contenu et apprendre l'existence de l’Éther et enquêter, tête de mule qu'elle était ! Ses talons claquaient comme le marteau de la justice. Il fallait faire quelque chose, n'importe quoi et vite ! Courtney commença par cacher la feuille dans son cahier et marmonner des excuses, mais son professeur continua.

— Donnez-moi cette feuille, ordonna-t-elle.

— S'il vous plaît, je me tiendrai tranquille !

Madame Crisp agrippa le cahier et l'arracha aux mains de Courtney.

— Non ! S'il vous plaît !

La sorcière était de plus en plus intriguée par cette feuille, que pouvait tant vouloir cacher l'intrépide Courtney Crumrin ? Elle fouilla le cahier et en tira son butin. Mais au moment de le lire... il s'enflamma ! Courtney avait encore ses deux mains suspendues en position de sortilège quand madame Crisp releva les yeux du tas de cendres, choquée et furieuse. Heureusement, elle réfléchissait plus vite que Courtney.

— Vous osez apporter un briquet en classe !

— Je suis désolée !

Évidemment, tous les élèves avaient les yeux rivés sur madame Crisp et la feuille qu'elle confisquait et aucun n'avait vu leur camarade lancer un sort. Ils acceptèrent donc l'explication pour le moins farfelue de leur professeur sans trop de résistance, même si plusieurs jours après, on entendais encore des hypothèses sur la méthode pour fabriquer un lance-flamme avec un briquet.

— Vous viendrez me voir après le cours.


— Qu'est-ce que c'était que cette feuille ?

— Rien.

— Sûrement rien qui vaille de lancer un sort de combustion en pleine classe ! Enfin Courtney, tu as perdu la tête ?

Après avoir tourné un moment dans la pièce, elle demanda.

— As-tu une explication ?

Et Courtney secoua boudeusement la tête.

— Je devrai en parler avec Aloysius.

Évidemment elle n'y couperait pas... et c'était peut-être mieux. Depuis la rentrée elle était surchargée de travail. Son apprentissage accéléré de la sorcellerie et des m?urs de la société magique lui laissait peu de temps, et encore moins d'énergie, pour l'école. Mais Calpurna Crisp ne savait rien de la santé de son oncle et lui mettait toujours autant de pression. Oncle A pourrait peut-être la convaincre de lâcher un peu la bride.


— Que s'est-il passé avec Calpurna ?

— J'avais tellement de questions sur l’Éther que j'ai commencé à les noter. Madame Crisp a décidé de sanctionner mon inattention en volant et lisant la feuille.

— Je vois... pour éviter qu'elle découvre l’Éther tu as préféré désintégrer la feuille, quitte à devoir baratiner tes camarades.

Courtney hocha la tête, contente qu'il comprenne sa réaction.

— C'est un peu de ma faute. Avec tout le travail que je te donne, tu es obligée de le faire déborder sur l'école. Je vais essayer de convaincre madame Crisp de te ménager quelques temps.

Alors que Courtney allait répondre, il ajouta :

— Je ne garantis rien, c'est une tête de mule.

— Merci, oncle A.

— Maintenant, quelles étaient ces questions que tu voulais me poser ?

Courtney avait la sensation de respirer pour la première fois depuis des semaines. Pouvoir parler franchement sans être réprimandée et mieux, être comprise, était un soulagement inestimable. Elle se sentait comme une vieillarde usée par la vie, condamnée à des limbes sous anesthésie. Mais pour l'heure, elle pouvait libérer sa curiosité et se gaver de sucreries intellectuelles. Elle demanda tout ce à quoi elle pensait et après une bonne demi-heure d'interrogatoire, se sentait revigorée.

Ainsi avait-elle découvert que : seule la magie peut contenir la magie, car elle est presque insensible aux énergies physiques. La voix de l’Éther témoigne de son interaction avec l'air, et il est possible qu'Elle utilise un langage, restant à décoder.

— Alors Elle est vivante ?

— Nous pensons que c'est probable.

— Pourquoi ça ?

— Parce qu'Elle semble bouger toute seule, s'auto-réguler et s'auto-alimenter. Mes homologues et moi avons installé des capteurs de magie dans le monde entier, comme des stations météos, et nous observons des phénomènes apparemment spontanés depuis une vingtaine d'année. Ce que je veux dire par « apparemment spontanés », c'est que nous n'y trouvons aucune explication, sinon que l’Éther bouge toute seule.

— Vous êtes comme des scientifiques de la magie !

— Oui, des magicologues, ou étherologues. Mais pour l'instant, c'est très mal vu et la société magique est trop immature. De telles connaissances sont dangereuses, c'est ce qui est arrivé avec la découverte de l'énergie nucléaire. Alors n'en parle à personne surtout.

— Oncle A...

— Oui, Courtney ?

— Ça me touche que tu me dévoiles tout ça.

— Aujourd'hui je ne le ferais à personne d'autre.

Ils sourirent affectueusement.

— Voudrais-tu apprendre à mesurer la magie ?


Le samedi matin, alors qu'une procession de nuages fantomatiques flottait encore sur la vallée, Courtney arpentait une route en dehors de la ville, un sac de randonnée sur le dos. Elle plongea bientôt dans une forêt sans jour, qui grimpait la falaise.

Pour ses parents, elle allait pique-niquer sur le col, de quoi faire une promenade relaxante ; mais en réalité, elle allait en expédition scientifique. Son oncle avait installé de quoi mesurer les mouvements étheréens sur le mont Bighill, une sorte de station météo de la magie, et Courtney avait pour mission de récolter ses dernières données. Elle devait rejoindre le sommet du mont par le col de la Procession, sur un chemin quelque peu aérien ; mais avant, elle devait traverser cette forêt de conifères. Courtney ressentait pour elle la même déférence que pour les églises. Non pas qu'elle croyait en un dieu ou un autre, mais leur silence était interdimensionnel, quasi-métaphysique. Elle aimait la philosophie que cela lui inspirait. Ici, elle imaginait surprendre une créature de la nuit tapie derrière chaque arbre ou dans chaque recoin obscur, et était presque surprise de ne rien y trouver d'autre que l'ambiance mystérieuse de toutes les forêts. Elle piétina doucement dans l'humus pendant une demi-heure avant d'émerger en aval du col. À gauche une crête acérée, à droite le mont Bighill, et au milieu un sentier, qui sinuait entre les prés jusqu'à l'encolure. D'abord il semblait presque aussi confortable que la moquette d'humus de la forêt, mais après dix minutes, il montait raide sur un chaos de terre poussiéreuse et de rocaille.


Courtney atteignit le col en trente-cinq minutes supplémentaires, vers midi, et décida de s'y arrêter pour déjeuner, profitant de la vue. L'ubac surplombait la forêt, de laquelle dépassaient quelques toitures. Au loin, un accordéon de montagnes se faisait avaler par l'atmosphère sinistre. Courtney était bien, là, un peu isolée du monde, contemplative. Le vent la matérialisait, sans la brusquer. C'était le ton qu'elle aurait voulu donner à sa vie, mais les événements et les non-événements en décidaient autrement. Elle était souvent énervée, indignée, frustrée, honteuse, lasse, voire fatiguée, toute une gamme d'émotions exécrables. La magicologie, ça c'était excitant. Tant qu'elle se poserait des questions, la magicologie lui donnerait des réponses ; et des questions, elle n'avait que ça.

Un grognement dans son dos la projeta sur ses jambes. C'était un petit chien marron et hirsute, l'air sauvage et agressif. Il aboyait et menaçait Courtney de ses crocs, cambré comme pour bondir. Tremblotante, Courtney s'apprêtait à contre-attaquer, quand une voix ordonna :

— Du calme Patty, ce n'est qu'une randonneuse.

Un vieil homme émergea du col, le visage caché sous de beaux et long cheveux et barbe blancs, tout aussi hirsutes que le pelage de son chien.

— Pardonnez-la mademoiselle, on croise rarement du monde par ici.

— C'est rien, elle est mignonne.

Il caressa sa chienne.

— Allez, va !

La chienne sembla se détendre et trottina dans les environs.

— Touriste ?

— Oh ! non, j'habite Hillsborough ; je me promène, c'est tout.

Un éclair de suspicion passa dans les yeux bleu ciel du quidam. Il était massif, si massif qu'il ressemblait à un vieux maître d'arts martiaux qu'on trouve dans les mangas.

— Très bien, vous avez assez de provisions ? Vous ne manquez pas d'eau ?

— Non, j'ai tout ce qu'il faut, merci.

— Alors je vous souhaite une bonne balade.

— Et vous ? vous vous promenez ? ajouta-t-elle sans le vouloir, alors qu'il partait.

— J'allais euh... cueillir des champignons avec mon flair.

Il pointa sa chienne du nez, qui reniflait un tas de matière organique infesté de mouches.

— Il y a des champignons particuliers de l'autre côté du col ?

L'instinct de Courtney calculait qu'il mentait.

— Il y a des tas de choses particulières derrière ce col ; après tout, c'est le col de la Procession.

— Et alors ?

— Vous ne connaissez pas son histoire ?

Courtney secoua la tête.

— Voulez-vous que je vous la raconte ?

— Ça ne vous dérange pas ?

— Au contraire, dit-il en s'asseyant sur une motte d'herbe.

Courtney vint s'asseoir un mètre à côté.


— Il y a trois cent ans, quand la ville était encore toute jeune, arriva une histoire macabre, à cause des sorcières.

— Sans blague, et Courtney modula l'intonation la plus ironique dont elle était capable.

— La ville a été fondée par des femmes accusées de sorcellerie. Je vous laisse juger de la véracité de ces accusations.

— Je ne crois pas aux sorcières.

Courtney sentait le besoin de se couvrir, quelque chose dans l'attitude du vieillard l'alertait définitivement.

—Toujours est-il que ces fondatrices auraient planté la ville dans cette zone pour son fort potentiel magique.

— Son fort potentiel magique ?

— L'air était comme qui dirait, chargé de magie.

Courtney afficha une moue perplexe avant de se corriger.

— Cependant elles ignoraient les raisons de cette charge, et se maudirent quand elles les découvrirent.

— Laissez-moi deviner, un vieux cimetière amérindien ?

— Pas loin, la résidence du seigneur des ombres.

Le vieux laissa les mots faire leur effet.

— La résidence du seigneur des ombres était le centre d'une agglomération de créatures, dont beaucoup pratiquaient la magie noire. Et la proximité avec des humains, dont des sorcières, ne manqua pas de créer des conflits, comme vous pouvez l'imaginer.

Les attaques se multiplièrent, et la communauté sorcière échoua à les gérer. C'est ainsi que plusieurs disparitions amenèrent les villageois à fouiller les environs, pour beaucoup sans en revenir.

Forcément, ils virent ou crurent voir des choses, et la rumeur se propagea qu'il y avait des monstres, et que plusieurs de leurs séides se cachaient dans le village.

— Séides ?

— Leurs serviteurs.

— Ah.

— Presque toutes les femmes étaient suspectées, pas tant pour leurs agissements que par misogynie chrétienne, puis les hommes ; si bien qu'en dehors des sorcières, tout le monde suspectait tout le monde. Un jour, un jeune homme qui gardait des moutons près du col, surprit un groupe de silhouettes enrubannées de noir sortir à pas lent de la forêt...

Et le vieil homme pointa la forêt face à eux.

— Ils titubaient comme des enfants maladroits dans des pieds d'adultes, et paraissaient se désarticuler. Deux d'entre elles traînaient un sac assez gros pour contenir un cadavre.

Caché derrière un tronc, le jeune berger observa la procession marcher ainsi jusqu'au col, puis descendre de l'autre côté, dans les ténèbres de la forêt. Vif d'esprit, il se rua jusqu'au village pour y relater sa vision cauchemardesque. Les villageois pensèrent vite à se recenser, pour savoir qui des leurs pouvait déambuler dans la mystérieuse procession. N'est-il pas stupéfiant qu'ils constatèrent, après avoir rassemblé les travailleurs éparpillés ici et là, être au complet.

Les hypothèses fusèrent : des monstres, des étrangers, les villageois disparus... Mais le seul moyen de le vérifier, et peut-être de mettre fin à leur cauchemar, était d'aller voir.

Ils constituèrent un arsenal de haches, de fourches, de faux, et même de quelques fusils, et emportèrent des cordes et des torches, pour attacher leurs prisonniers et dissiper les ténèbres de la nuit tombante.

Le monde était figé dans un silence craintif, seulement violé par les pas des villageois et le flamboiement de leurs torches. Dans les eaux stagnantes du marécage enfin, ils trouvèrent, sur un îlot, une construction insensée de branches, de plumes, et de choses sanguinolentes. « Qu'est-ce que c'est ? » demanda un jeune.

— Il y a des ossements par terre », remarqua un autre. »

Et les sorcières du groupe se regardèrent, car elles savaient que c'était un autel magique. L'une d'elles suggéra : « nous devrions peut-être partir .

— Oui, ce silence est anormal, et cette chose...

— Nous ne pouvons pas partir maintenant. Les choses vont continuer d'empirer si nous n'agissons pas. »

Il y eut une rumeur d'approbation. « Alors continuons. »

Ils ratissèrent alors le marécage jusqu'à ce que la consomption des torches les contraignent à abandonner, non sans avoir décidé de surveiller le col, par petits groupes dès le lendemain.


Le vieil homme s'arrêta là.

— Et après ? s'étonna Courtney. Ont-ils identifié les silhouettes ? retrouvé les disparus ?

— Ils ont retrouvé les disparus, en effet. Quelques jours plus tard, un groupe de chasseurs tua un ours et l'éventra. Dans son estomac se trouvait les restes de plusieurs villageois.

Courtney porta une main à sa bouche.

— En fouillant la zone où les chasseurs l'avait rencontré, on trouva les cadavres de presque tous les autres, huit au total.

— Je ne savais pas que les ours pouvaient être si agressifs.

— En général non, ils préfèrent fuir les hommes. C'est un cas exceptionnel.

— Et les silhouettes alors ?

— Personne ne les a jamais revues, mais par la suite on désigna le col par celui de la procession.

— C'est une histoire assez frustrante.

— La réalité l'est souvent.

— M'en parlez pas !

Après quelques mots, Cobalt Blue (c'était le nom du vieillard) s'en alla, et Courtney se dirigea vers la suite de son périple. Elle devait maintenant localiser une sente qui grimpait à pic vers le mont. Aloysius avait heureusement mentionné à Courtney l'utilité d'une corde et d'un mousqueton pour se reposer sur le câble, judicieusement installé pour faciliter l'ascension. Pendant l'interminable demi-heure que dura celle-ci, elle en profita souvent pour soulager ses muscles. Elle se laissait pendre au bout de la corde et regardait le paysage colossal, le vide. Et dire qu'elle devrait tout redescendre ! Enfin elle arriva au sommet du mont. Le dispositif se trouvait bien là où l'avait indiqué oncle A, dans une concavité dissimulée par un rocher. Le dispositif était en fait un simple thermomètre numérique, dont le capteur était exclusivement sensible à la magie. On mesurait ainsi la température de l’Éther, son agitation. Aloysius et ses confrères avaient conçus plusieurs machines capables de mesurer différentes propriétés éthéréennes. Courtney connecta une clé USB au thermomètre, téléchargea les données puis le réinitialisa.


— Oncle A, tu as déjà entendu parler du col de la Procession ?

— Tu veux dire d'où il tire son nom ? Oui.

— Est-ce que tu sais qui étaient les membres de la procession ?

— Non. Peut-être une assemblée de créatures de la nuit, une congrégation de sorciers, ou un simple groupe de randonneurs, qui sait ?

— Mais on m'a raconté qu'ils étaient enrubannés et marchaient bizarrement.

— Tu sais, la peur peut altérer les perceptions, et si je me souviens bien, le contexte était quelque peu propice à la paranoïa. Qui t'a raconté ça ?

— Un vieil homme du nom de Cobalt Blue.

— Quoi ?

Et l’?il du vieil Aloysius se raviva de surprise, comme pour voir s'il avait bien entendu.

— Cobalt Blue tu dis ?

— Oui, et il avait une chienne...

— Patty ?

— C'est ça.

— Impossible ! où l'as-tu rencontré ?

— Sur le col, il remontait l'ubac. Qui est-ce oncle A ?

— C'était un confrère.

— Un confrère, un éthérologue ?

— Hin-hin. Mais je le croyais mort.

Aloysius inspira profondément.

— C'était au début de nos expériences, les sciences physiques n'étaient pas ce qu'elles sont, notamment la thermodynamique. Nous ne savions pas que nous jouions avec des quantités d'énergie potentiellement infinies et, un jour, le sortilège lui a explosé dans les mains. En fait, il a dévasté toute la pièce, et j'ai survécu seulement pour avoir cherché une plume.

— Une plume ?

— Pour écrire.

— Ah.

— Peux-tu me le décrire ?

Courtney formula le portrait le plus fidèle possible et Aloysius y reconnu indubitablement son vieil ami décédé.

— En dehors de la stature, c'est bien lui.

— Et sa chienne ?

— Patty ? Elle est morte avec lui.

— C'est une créature de la nuit ?

— Non, c'était une chienne normale, digne d'un guide zoologique.

— Alors comment peut-elle être encore vivante ? Même si elle avait survécu à l'explosion, elle aurait quoi, cinquante ans ?

— Plutôt cents en fait.

— Monsieur Blue aurait-il pu prolonger sa vie comme toi ?

— C'est possible, mais cela reste excessivement vieux pour un chien.

Les deux sorciers laissèrent leur cerveau digérer la conversation puis :

— Alors, qu'est-ce qu'on fait ?

— Pour l'instant, ta leçon. Je t'informerai de mon enquête.

Le reste de la soirée scintilla des étoiles éthéréennes, toujours plus spectaculaires, que Courtney parvenait à manipuler. De nouveaux phénomènes fantastiques en coulaient comme les histoires coulent d'un cerveau imaginatif.


Cependant, dans le lit conjugal des Crumrin.

— Pourquoi ranger ferait-il autant de lumière et tous ces bruits bizarres ?

— Oncle Aloysius n'organiserait pas deux fêtes secrètes en deux semaines ! Une, c'est déjà très improbable.

— Tu as une autre explication ?

Ils réfléchirent un moment.

— Peut-être qu'il essaye de sociabiliser Courtney.

— C'est possible, mais quand même...

— Quoi ?

— C'est bizarre.

— Oui, c'est bizarre, c'est sûr.


Lundi, personne ne parla à Courtney de toute la journée, une assez bonne journée donc. En classe, elle faisait de son mieux pour mémoriser les cours, et pendant son temps libre réfléchissait à l’Éther. Elle formulait des hypothèses de plus en plus savantes et cherchait comment en éprouver les prédictions. Elle commençait même à s'intéresser aux mathématiques, et songeait à questionner son professeur sur quelques problèmes qu'elle rencontrait. Par ailleurs, Oncle A lui avait donné accès à la totalité de ses études, et elle pouvait ainsi mener ses propres expériences, à la condition de toujours requérir son expertise pour en assurer la sécurité. Il était prévu qu'elle réalise la première ce soir même, avec l'assistance d'oncle A. D'habitude, on emprisonnait des sorts localisés et persistants dans les contentions, par facilité. Courtney avait imaginé une méthode pour emprisonner une malédiction.

Elle se précipita jusqu'au manoir dès le retentissement de la cloche, à dix-sept heures, mais son élan se heurta à la présence d'un membre de l'assemblée des sorciers.

Ils étaient cinq dans le vestibule, postés comme pour occuper la pièce. Aloysius se tenait au parapet du premier étage, le visage impassible. Il ne lui manquait plus qu'un fusil d'assaut pour croire à un remake de Scarface. Quelques sorciers tournèrent la tête vers Courtney.

— Je ne sais pas ce que tu fais avec cette enfant, Aloysius, mais tu es prévenu.

Puis ils filèrent comme des ombres, laissant la porte ouverte.

— Qu'est-ce que c'était que ça ? demanda Courtney.

— Tu leur as fais peur on dirait.

— Ils ont eu raison.

Aloysius sourit.

— Ils s'inquiètent de tes progrès. Ils craignent que je t'enseigne à échapper à leur contrôle et parlent même d'une hypothétique magie secrète.

— C'est le cas, non ?

— Certes, mais quelle paranoïa !

— Donc tu avais raison.

— Oui, un chien attaque quand il se sent menacé. Il est plus que probable qu'après ma mort, l'assemblée cherche à te discipliner.

Il ajouta avec détermination :

— Je ne laisserai pas faire ça, le monde a besoin d'esprits intelligents comme le tien.

Courtney réprima une larme, elle n'avait jamais remarqué qu'en plus de l'aimer, oncle A la tenait en si haute estime.

— Comment crois-tu qu'ils ont deviné ?

— Soit Calpurna a parlé, soit nous sommes surveillés, et si nous ne l'étions pas, nous le sommes désormais. Donc il vaudrait mieux remettre notre petite expérience, et la délocaliser.

— La délocaliser ?

— Je connais un endroit à l'abri des regards, et des oreilles... ce qui tranquillisera tes parents par la même occasion. Je dois juste faire un peu de ménage. Demain à la même heure dans ta chambre, ça te va ?


Et le lendemain, à la même heure, Aloysius entra sur le seuil de sa porte ouverte.

— Tu es prête ?

— Hin-hin.

Courtney referma son cahier de mathématiques et suivit son oncle dans la maison. Il l'emmena jusque dans un placard du vestibule et referma la porte.

— Euh... oncle A ? C'est ici qu'on va emprisonner une malédiction, générer une étoile, et peut-être révéler une nouvelle forme d’Éther ?

Aloysius alluma une lampe à huile.

Ils étaient tous les deux nez à nez entres les balais, dans une pièce d'environs deux mètres carré.

— D'où elle sort cette lampe ?

— Du placard.

— Exact ! je me souviens l'avoir déjà remarquée, s'exclama Courtney pendant que son oncle se baissait et glissait ses doigts entre deux lattes de planchers.

— Recule s'il te plaît.

Courtney se colla du mieux qu'elle pu contre le mur, et Aloysius souleva une trappe. Une échelle en métal plongeait dans les profondeurs d'un puits... c'était un authentique passage secret !

— J'étais sûre qu'il y a des passages secrets dans cette maison !

— Après toi.

En dégrimpant, Courtney pria pour découvrir une galerie souterraine au bas de l'échelle, puis elle posa le pied sur une surface dure, d'où s'échappa un écho. Enfin, oncle A arriva avec la lampe et éclaira... une galerie souterraine.

— Je sais enfin à quoi sert cette lampe.

La galerie partait dans deux directions.

— Par ici.

Aloysius éclaira le chemin.

— Cette galerie rejoint l'ancienne mine de charbon, entre autre choses.

— Le manoir a été construit dessus ?

— Il y a une trentaine d'années, j'ai voulu faire creuser une cave, mais les ouvriers sont tombés dans la galerie.

— Tombés sur la galerie, non ?

— Oh non, ils sont bien tombés dedans.

Ce qui ressemblait à un os craqua sous la chaussure de Courtney.

— C'était probablement une galerie de secours, ce qui explique pourquoi elle débouche si loin de la mine.

— Attend... si la galerie est reliée à la mine, n'importe qui peut accéder au manoir, non ?

— La mine est impraticable aujourd'hui et son entrée est condamnée. Les autres entrées sont bien cachées ou condamnées aussi, et dans le pire des cas, il faut une clé pour ouvrir la trappe de l'extérieur.

— Il y a d'autres entrées ?

— Oui, on a jadis rallongé la galerie et creusé des nouvelles. Je te donnerai la carte, mais Courtney... n'oublie pas que sans clé tu serais enfermée à l'intérieur. De plus, tu pourrais être suivie par un membre de l'assemblée et menacer son secret.

Dernièrement, oncle A donnait à Courtney de plus en plus de libertés, mais chacune venait avec de nouvelles responsabilités, et finalement, de moins en moins de liberté. Elle commençait à distinguer la possibilité du devoir, à comprendre que pouvoir faire et devoir faire consonent rarement, et qu'à moins d'être prêt à tout détruire, on est jamais libre. C'était peut-être ça « être adulte », et c'était déprimant.

— Finalement, j'ai fais creuser ma cave ici.

Aloysius se pencha sur une grosse porte en métal pour la déverrouiller. Plus loin, la galerie abandonnait ses briques et son dallage pour des poutres et de la terre, vestiges de l'ancienne mine. Ils entrèrent.

— À quoi elle sert cette cave ?

— D'habitude, à entreposer des objets sensibles. Mais j'en ai déplacé une partie pour aujourd'hui. Commençons.


Aloysius lança le sortilège de contention avec Courtney à l'intérieur.

— Va-y !

Courtney récita la malédiction en direction d'un bibelot hors de la bulle, puis recula pour laisser Aloysius la contracter. Rien ne se passa avant que la contention ait la taille d'une bille, indiquant qu'elle n'avait rien emprisonné que l’Éther ambiant, sans la malédiction. Ils réessayèrent, changèrent de malédiction, d'objet à maudire, jusqu'à vouloir maudire Aloysius lui-même, sans résultat. Enfin, ils s'assurèrent que Courtney pouvait bien maudire les bibelots sans la contention.

— Est-ce que les effets pourraient être invisibles ?

— C'est possible dans l'absolu, mais je ne sens aucune résistance.

— Les bulles sont vides.

— Il y a l’Éther ambiant, mais pas de malédiction, et les cibles sont saines. Si les malédictions ne sont ni dans les contentions ni dans les cibles, c'est qu'elles n'ont jamais été lancées. Quelque chose dans les contentions empêche d'y lancer des sorts destinés au dehors... Et si l’Éther était un champ quantique !

Courtney laissa son oncle réfléchir et explora la pièce. Il y avait un tas de vieux bibelots, des caisses et des appareils mystérieux. Il y avait aussi un miroir qu'Aloysius avait décroché de son bureau et vraisemblablement entreposé ici pour ne pas risquer de le briser lors de leurs expériences. En regardant attentivement, Courtney y distingua des mouvements, comme une danse spectrale, mais sans savoir s'ils étaient réels ou imaginaires. Un visage sembla se former pendant un instant, qui ressemblait bizarrement à...

— Nous pouvons peut-être essayer quelque chose.

Courtney rangea le miroir à l'abri et se retourna vers son oncle.

— Tu va maudire... tiens, cette statue.

Aloysius tira une grande statue au milieu de la pièce.

— Puis la contenir. Je serai là en cas de besoin.

Courtney s'exécuta sans poser de questions, et des éclairs coururent dans la contention, désormais plus petite que la statue. Quand elle fut à bout de forces, Courtney y perça un ?illet à l'effet surprenant. Car en plus du son et lumière habituel (quoiqu'un peu différent), un homme se matérialisa progressivement, comme dessiné des pieds à la tête. Sous le choc, Courtney manqua de tout lâcher.

— Attention ! reste concentrée !

— C'est vous ! Je vous ai vu dans le miroir !

— Cobalt Blue...

Aloysius le regardait avec émotion.

— Mon ami, est-ce bien toi ?

— Oui et non, mon cher Aloysius, répondit la voix éthérée de Cobalt. C'est une reproduction éthéréenne de ma personne.

— Comment est-ce possible ?

— Je n'ai pas le temps d'expliquer, mais venez me trouver au marécage Silencieux.

Et Cobalt disparut.

— C'était donc vrai !

Courtney était prête à défendre son projet de sauter l'école pour accompagner son oncle le lendemain quand il annonça :

— Nous irons donc le trouver demain.

Avec un naturel déconcertant.


Le lendemain, Courtney trépignait donc dans le vestibule à huit heures sonnante, son sac de randonnée sur le dos. Son oncle arriva enfin.

— Il vaudrait mieux passer par les souterrains, au cas où nous soyons surveillés.

Ils débouchèrent dans une forêt non loin de la ville, par une trappe en bois recouverte de feuilles mortes. Courtney pataugea dans la boue jusqu'aux genoux pour en sortir.

— Dans la cave hier, j'ai vu monsieur Blue dans un miroir avant qu'il apparaisse. Enfin... je crois que c'était lui.

— Le miroir était-il protégé entre des cartons, le cadre doré et gravé ?

— Oui.

— Ce n'est pas un simple miroir, il est sensible à l’Éther.

— Alors monsieur Blue était dans la pièce avant que je réussisse la contention ?

— C'est possible, sans assez d'énergie pour se matérialiser. Je n'y comprends pas grand chose à vrai dire.

Une heure plus tard, ils descendirent l'ubac du col de la Procession sur un sentier tout aussi raide que celui de l'adret. En bas se trouvait une petite vallée enclavée dans la montagne, et si druement couverte de végétation, qu'on découvrait souvent le marécage en posant un pied dedans. C'est évidemment ce qui arriva à Courtney, stoïque tant elle était déjà embourbée.

— Bon, et maintenant ?

— Je ne sais pas, explorons.

Aloysius s'engageait dans la gadoue quand une chose mouillée lui toucha la main. C'était un petit chien qui le léchait.

— Patty ! Quel bonheur de te revoir !

Mais se baissant pour la caresser, Patty clignota comme un signal télévisuel brouillé. La main d'Aloysius passait plus ou moins au travers et la touchait plus ou moins.

— C'est parce que nous sommes en Éther.

— Cobalt !

Aloysius se leva pour l'embrasser, avec le même résultat.

— Je te sens un peu.

— Moi aussi mon ami.

Il était bien étrange de voir oncle A manifester de l'affection envers autre chose qu'un grimoire, et Courtney en était à la fois attendrie et un peu jalouse.

— Tu connais Courtney à ce que j'ai compris.

— Bonjour mademoiselle Crumrin.

Cobalt s'inclina.

— Ainsi vous êtes de la famille.

— Je suis la nièce d'oncle A.

Cobalt sembla déconcerté.

— Sa nièce ?

— Oui, enfin... ma petite petite petite nièce, précisa Aloysius.

— Ah ! C'est pour ça que tu as l'air si vieux !

— Et comment se fait-il que tu es si musclé ? Dans mes souvenirs tu étais gringalet.

— Ce ne sont pas de vrais muscles, ce n'est même pas un vrai corps, comme tu as pu le constater.

— Raconte-nous tout, Cobalt, nous ne comprenons rien à cette histoire.

Cobalt narra donc comment, après l'explosion du laboratoire, presque cent ans auparavant, il avait dérivé sur les méandres d'un spectre protéiforme, dans une dimension atemporelle, où la conscience et le moi sont précaires.

— L'explosion a gravé mon empreinte dans l’Éther, telle un souvenir. J'étais un fantôme, un lumignon de conscience. Et plus Elle pensait à moi, plus je me réveillais, jusqu'à ce qu'elle se concentre assez pour me matérialiser. Tel que vous me voyez, je suis un courant particulier qui La traverse, rien de plus, rien de moins. Je le sens, comme une signature de mon être.

— Serait-il possible ?

— Quoi ?

— Ce que tu décris ressemble à s'y méprendre au mécanisme de la conscience, un courant particulier qui se propage et se pérennise... C'est fascinant !

— Tu m'expliqueras tout ça. Ce que je sais, c'est que je ne peux me matérialiser que dans un environnement dense en Éther, et c'est pourquoi je vous ai priés de venir ici.

— Et c'est pour ça que tu es sorti de la contention.

Cobalt hocha la tête.

— Le marécage est dense en Éther ? intervint Courtney.

— Oui. Te souviens-tu de l'histoire du col de la Procession ? Quand ils cherchaient la procession, les villageois ont trouvés un autel dans le marécage. Nous pensons qu'il avait pour but d'invoquer une créature très lointaine et très maléfique. Ses effets se ressentent encore aujourd'hui.

— Donc... vous habitez ici ? risqua-t-elle.

— Non, c'est l'un des lieux où je me matérialise parfois. Mais il faut un catalyseur, comme un vieil ami, ou la petite petite petite nièce d'un vieil ami qui se promène.

Cobalt cligna de l’?il.

Ils dialoguèrent encore un long moment, et Courtney ne manqua pas de leur réclamer des anecdotes sur leur passé quand elle en avait l'occasion. La vie des deux sorciers avait été à la fois extraordinaire et extraordinairement banale, une alternance d'histoires incroyables et de routines interminables, parfois confondues. Par ailleurs, ils abordèrent l'évolution du monde depuis l'incident, et étonnèrent Cobalt avec des informations comme : « des hommes ont marché sur la lune », « les femmes ont le droit de vote », ou « on fabrique du sucre qui pétille dans la bouche ». Ils discutèrent enfin le projet redoutable de redonner une vie persistante et mobile à Cobalt, mais ce dernier préférait ne pas l'espérer.


Courtney et Aloysius passèrent l'entrée du manoir vers seize heures, exténués après ces quatre heures de marche et autant de dialogue, ils ne pensaient qu'à s'affaler dans un fauteuil. Entrèrent les parents de Courtney.

— Vos invités sont là !

— Nos invités ?

— Oui, quand ils ont sonné à la porte et demandé à vous voir, je me suis douté qu'ils étaient invités à l'une de vos soirées dansantes.

— Où sont-ils en ce moment ?

— Dans votre bureau, oncle Aloysius.

Courtney était horrifiée.

— C'est pas vrai !

— Si, pourquoi ? Il ne fallait pas ?

Aloysius chuchota à l'oreille de Courtney :

— Va te cacher dans la cave, je viendrai te chercher quand ce sera fini.

— Hors de question !

Aloysius entraîna Courtney à l'écart.

— C'est dangereux, ils sont dangereux.

— Justement, je ne te laisse pas y aller seul !

— Courtney, je t'ordonne de te cacher !

— Tu n'as rien à m'ordonner !

— C'est vrai. Je t'en prie, Courtney, ta vie est plus précieuse que la mienne...

Elle allait contester mais il continua.

— Et tu risquerais d'empirer la situation.

Les parents débarquèrent, furieux.

— Dites donc, Aloysius ! Courtney est encore notre fille, de quel droit contournez-vous notre autorité ? Nous exigeons de savoir ce qui se passe !

— C'est vrai, je vous demande pardon. Nous discutons une affaire privée, mais il était incorrect de vous ignorer.

Monsieur et madame Crumrin ne répondirent pas, en fait ils ne bougeaient plus un muscle.

Courtney les examina.

— Papa ? Maman ?

Ils étaient figés.

— Qu'est-ce que...

Clap, clap, tonna un pas sinistre au premier étage. Bientôt, un groupe de sorciers et sorcières dévala les escaliers et cerna Aloysius et sa nièce.

— Pourquoi mademoiselle Crumrin n'était-elle pas en classe aujourd'hui ?

— Je ne me sentais pas très bien, je fais une allergie aux connards.

— C'est donc cela que vous lui enseignez, à insulter ses aînés ; jolie programme. C'est votre faute, et il agita un doigt accusateur en direction d'Aloysius, c'est votre faute ce qui arrive.

— Je ne suis pas responsable de la bêtise de cette assemblée.

— Vous avez refusé d'en faire partie, votre voix aurait comptée.

— Pourquoi aurait-elle compté davantage que maintenant ? Vous ne m'écoutez que quand votre situation est désespérée, sinon quoi vous préférez comploter et vous auto-féliciter, ainsi que le démontre votre présence ici.

— Vous êtes irresponsable Aloysius, rien de plus qu'un adolescent anarchiste ; vous êtes dangereux.

— Je vous retourne le compliment.

— Nous ne pouvons plus vous laisser fourvoyer cette jeune fille, vous êtes déchargé de son éducation. Mademoiselle Crumrin, nous souhaitons vous offrir l'éducation dont vous rêvez et que vous méritez, ainsi que le gîte et le couvert.

— Vous voulez m'enlever oui, bande de tarés !

— Réfléchissez-y, vous pourrez étudier la magie à plein temps, sans avoir à vous cacher, et en compagnie de jeunes sorciers et sorcières, comme vous.

— C'est tout réfléchi ! clama-t-elle.

Mais en vérité, son cerveau dérivait à toute vitesse. La vision d'un foyer, un vrai, habité de gens qui lui ressemblent, la charmait. C'était tout ce qu'elle voulait, ne plus être seule, ne plus être vide.

— Vous n'aurez plus à supporter vos parents, nous embaucherons une créature de la nuit pour vous remplacer, mais vous serez libre de les voir quand vous voudrez. Vous ne serez pas prisonnière.

Elle hésitait, elle hésitait vraiment.

— Vous aurez des sorciers émérites pour répondre à vos questions, toutes vos questions.

Aloysius aussi doutait. Ce qu'il faisait, le faisait-il pour le bien de Courtney ? Qu'avait-il à lui offrir ? L'assemblée était presque totalitariste et avait certainement espionné Courtney pour concevoir son argumentaire, mais sa vie avec lui valait-elle mieux ? De son côté, Courtney se demandait si l'assemblée pouvait vraiment réaliser sa vision ou s'ils la baratinaient. Elle savait combien ils étaient mauvais.

— Si vous vous souciiez réellement de moi, vous ne traiteriez pas mon oncle comme un criminel, vous ne pénétreriez pas chez moi de force, et vous ne me surveilleriez pas. Vos méthodes sont ignobles et vous êtes pire encore ! Je ne veux jamais rien avoir à faire avec vous !

— C'est regrettable.

Il fit un signe de tête et tous ses homologues dégainèrent une épée ou un pistolet.

— Et je vous déconseille de toucher au pommeau de votre canne, Aloysius. Donnez-la moi !

— Vous avez tout aussi peur de Courtney que de moi, comment comptez-vous nous forcer à quoi que ce soit ?

— Parce que vous ne voulez pas que quelqu'un soit blessé.

Courtney devina au visage de son oncle qu'il était vaincu.

— Non !

— Courtney, ne leur donne pas d'occasion.

— Il est hors de question que je les suive ! Tu ne peux pas faire ça !

— Je suis désolé, Courtney. Je croyais te protéger, mais je n'ai fais que précipiter ce dont j'avais peur.

Aloysius larmoyait.

— Et si je disparais ?

— Quoi ?

— Si je disparais sans jamais revoir Courtney, vous la laisserez tranquille ?

— Ça dépend.

— De quoi ?

— Ça dépend d'elle. Tout ce que nous voulons c'est qu'elle s'intègre, qu'elle arrête de semer la pagaille et ne pratique plus la magie noire. Alors nous la laisserons tranquille.

— Alors soit, je vous promets de disparaître et de ne plus jamais communiquer avec ma nièce. Mais je m'assurerai que vous respectez votre parole, et dans le cas contraire... vous saurez enfin si ce qu'on dit sur moi est vrai.

Courtney pleurait franchement.

— Et où comptez-vous aller ?

— Chez un vieil ami, dit-il avec malice.

— C'est une sage décision, je n'en attendais pas moins de vous.

— Maintenant sortez ! Je partirai après-demain.

Quand il eurent disparu, Courtney se jeta sur son oncle.

— Ne me laisse pas, s'il-te-plaît !

— C'est la seule solution, à moins que tu préfères te ranger et accepter leur offre.

— Ça jamais ! Je peux venir avec toi !

Elle le regarda, la mine suppliante et pleine d'espoir.

— J'ai peur que tu ne puisses pas, là où je vais.

— Comment ça ?

— Je suis condamné, Courtney. Je vais découvrir s'il y a quelque science à tirer des mésaventures de Cobalt.

— Pourquoi je ne pourrais pas t'aider ?

— Parce que je manque de temps pour des recherches en bonne et due forme, je vais devoir être un peu plus... disons moins protocolaire.

Elle comprenait soudain le double sens quand il avait parlé de rejoindre son vieil ami, et sentait le sang quitter son cerveau.

— Tu veux te suicider !

— Comme tu le sais je suis déjà presque mort, alors autant que cela serve à quelque chose, tu ne crois pas ?

— Tu ne sais même pas ce que c'est que de vivre comme Cobalt ! il souffre peut-être atrocement !

— Raison de plus pour lui offrir ma compagnie et qui sait ? à deux nous pourrions trouver une solution.

Courtney était terrifiée par la désinvolture de son oncle pour sa propre mort et potentielle agonie, un trou noir croissait dans son estomac et allait imploser.

— Je ne suis pas prête !

— Tu ne le seras jamais Courtney, personne ne l'est jamais. Même quand on sait, quand on connaît le jour, l'heure, on y crois pas.

— Je vais être toute seule, gémit-elle.

— Je sais, je suis désolé. Finalement, je crois qu'on est toujours seul, dans la vie.


Le lendemain, Aloysius prépara ses bagages et renseigna Courtney sur la fonction, l'emplacement de certains objets (dont la carte des galeries souterraines), la méthode pour accéder à, déverrouiller certains rangements, puis disparut dans la nuit.


Chaque jour, j'observais Courtney traverser la forêt pour se rendre à l'école. Elle était inconsolable, pleurait nuit et jour et contenait à peine des sanglots en public. Ses parents semblaient ne rien remarquer, Aloysius leur avait annoncé qu'il partait en voyage, une lettre devait leur annoncer qu'il n'en reviendrait pas, et qu'il léguait tous ses biens à sa petite petite petite nièce. Que faire maintenant ? La vie était lugubre, sans avenir ni sens. Courtney souhaitait presque se faire enlever par l'assemblée, mais rien. Tout était plus vide que jamais, et j'avais presque pitié pour elle. Presque, parce que Butterbug me bavait sur la tête :

— Dégage de là ! Tu peux pas t'asseoir ailleurs que sur les arbres ? par terre par exemple, comme un gobelin normal ?


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