La Petite Sérine

Chapitre 1 : La Petite Sérine

Chapitre final

4079 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a 18 jours

Bien loin, dans la lumière du Réticulum Endoplasmique, vaste et mystérieuse région baignant dans le cytosol, vivait une toute petite sérine encore libre et ingénue qui rêvait depuis toujours de découvrir le vaste royaume de Cytoplasme s'étendant au-delà de la Membrane Plasmique qu'elle connaissait depuis sa synthèse. 


Elle était encore toute jeune, et aucune molécule ne semblait vouloir se lier à elle pour l'aider à sortir du Réticulum ; pas même les grosses vésicules, transportant des milliers de phospholipides néoformés partant en quête de maturation dans le lointain Appareil de Golgi ne la laissaient entrer, la condamnant à cette prison organitesque qui enlaçait langoureusement le Noyau, la fière capitale du royaume. 


"Un jour, tu verras ! la rassuraient parfois ses amies, l'alanine et la cystéine, qui avaient déjà voyagé au-delà du Réticulum. Une belle molécule viendra se lier à toi et ensemble, vous partirez voguer à travers le Royaume tout entier !"


La petite sérine demeurait alors songeuse, avant de répliquer :


"Mais cela arrivera-t-il bientôt ? Combien de temps devrai-je encore attendre ?"


Puis, elle ajoutait, plus pour elle-même que pour ses amies :


"J'espère que cette molécule sera douce et charitable à mon égard, et que cette liaison ne me prendra pas tous mes électrons..."


Et elle poussait un long soupir - métaphoriquement, les acides aminés étant dépourvus de système respiratoire. 


Les microsecondes s'écoulèrent, une par une, et le temps sembla infiniment long à notre petite sérine ; finalement, ses deux amies se retrouvèrent incorporées à la chaine polypeptidique d'une protéine transmembranaire de la membrane du Réticulum, sans qu'elle ne sache comment elles s'y étaient prises. 


"Tu vois ? lui disaient-elles, satisfaites de leur nouvelle vie. Nous menons une existence merveilleuse maintenant que nous formons une magnifique protéine !"


Et en effet, elles semblaient pleinement épanouies dans leur nouveau rôle : l'alanine, en tant qu'hydrophobe notoire - un défaut que d'aucuns lui reprochaient, bien qu'elle affirme régulièrement avoir de très bonnes amies molécules d'eau, mais qu'il fallait quand même admettre qu'elles étaient trop nombreuses dans le royaume de Cytoplasme et qu'il faudrait fermer les aquaporines au moins quelque temps pour freiner cette vague d'immigration osmotique - avait tout naturellement trouvé sa place dans l'hélice alpha de la protéine, où elle s'entendait à merveille avec les autres peptides et les chaines carbonées des phospholipides partageant ses opinions politiques ; la cystéine, quant à elle, se trouvait à la base d'un méandre de la chaine polypeptidique, qu'elle maintenait en compagnie d'une autre cystéine qui s'amusait parfois à s'accaparer plus d'électrons que nécessaire pour la taquiner. 


La petite sérine se demandait souvent avec tristesse comment l'alanine et la cystéine étaient parvenues à rejoindre ce gargantuesque édifice : à qui avaient-elle adressé leur CV, leur lettre de motivation ? Avaient-elle dû passer un concours ou un examen ? Étaient-elles allées à un entretien d'embauche ? Et qui les avait recrutées ? 


Malheureusement, toutes ces interrogations demeuraient sans réponse : concernant leur incorporation à la chaine polypeptidique, ses amies demeuraient évasives, prétendant ne pas avoir de souvenirs clairs. Et, quelque part, il fallait bien les comprendre : il devait être bien malaisé pour une molécule de se souvenir, sans système neuronal permettant de stocker la mémoire.


Notre pauvre sérine libre s'en trouvait fort abattue, à présent persuadée d'être éternellement condamné à une vie solitaire malgré ses deux magnifiques terminaisons réactives, une amine d'un côté et un acide carboxylique de l'autre. De tous les acides aminés du Réticulum, c'était elle qui était dotée des électrons les plus charmants et adorables, surtout ceux de sa fonction alcool qui ravissaient absolument toutes les molécules. 


Au moment de son quinzième microsecondeversaire, elle décida d'aller nager seule à la bordure de la membrane plasmique, frôlant presque les têtes phosphatées des lipides de la bicouche lipidique. Elle voulait tenter de voir s'il était possible pour elle de passer cette frontière par diffusion simple, n'étant pas bien grande pour son âge ; cependant, sa tentative avorta dans l'œuf lorsqu'elle se fit réprimander vertement par une phosphoéthanolamine hautaine. 


Subitement, elle vit au loin une silhouette s'apparentant vaguement à celle d'un trèfle (ne me demandez pas comment elle pouvait reconnaitre une forme de trèfle) Intimidé mais curieuse, elle s'en approcha et put bientôt l'admirer dans toute sa splendeur : devant son regard estourbi se dandinait un authentique ARN de transfert, actuellement agité d'un spasme violent et incontrôlable. 

La petite sérine comprit bientôt l'origine de ces secousses : en effet, une autre molécule, de toutes évidences enzymatique, semblait le malmener du côté 3' de sa chaine nucléique. L'ARN de transfert paraissait en proie à une grande souffrance ; pourtant, il ne se débattait point et subissait son sort sans émettre la moindre plainte (une fois de plus, chose toute naturelle puisqu'il était dépourvu de cordes vocales). 


"Voilà, mes frères, déclara soudain l'enzyme d'un ton clérical. Vous êtes à présent liés à tout jamais par le sacrifice consenti d'une adénosine triphosphate qui s'amputa de deux phosphates inorganiques pour catalyser votre union ! Puisse l'Entropie ne jamais vous séparer ! Va à présent en paix, aminoacyl-ARNt, et que la Stabilité Thermodynamique te bénisse !"


Et sans rien ajouter d'autre, la molécule monacale s'en alla en chantant des cantiques quantiques. 


Sa vue dégagée, la petite sérine put voir l'acide aminé qui venait d'être lié à l'ARN de transfert, et elle en eut le souffle coupé : c'était la première fois qu'elle avait l'occasion de contempler une tyrosine, avec son magnifique cycle aromatique ponctué d'une fonction alcool. Tout dans ce peptide transpirait l'élégance, la noblesse et la dignité !


Cependant, elle n'eut pas l'occasion de l'admirer davantage, car déjà, l'aminoacyl-ARNt néosynthétisé dressait sa branche T en guise de voile et se remettait en mouvement, voguant quelque part hors de portée de notre petit acide aminé. 


La sérine fut d'abord déçue, car elle aurait bien aimé demander à ce grand ARN de se lier à elle pour qu'elle puisse voyager en la compagnie de la belle tyrosine ; mais elle remarqua tout à coup une molécule qui était restée là et qui semblait se vider métaphoriquement de son sang. 


En s'approchant, la petite sérine constata qu'il s'agissait de cette ATP évoquée par le prêtre enzymatique, qui s'était si courageusement sacrifiée pour catalyser une liaison, devenant de fait une adénosine monophosphate. 


« Aaaargh, je souffre ! » se lamentait l'AMP.


La sérine s'en étonna :


« Ben non, tu phosphore, répondit-elle innocemment en désignant son phosphate restant. C'est la cystéine qui soufre... 


« Ha ha, très drôle, ironisa la molécule mutilée. 


« Ah bon ? Merci du compliment ! rougit la sérine. J'ai toujours su que j'aurais dû embrasser une carrière d'humoriste...

 

« C'est ça, c'est ça, l'interrompit l'AMP. En attendant, tu pourrais pas me poser une question pertinente qui permettrait de faire évoluer ta quête existentielle sur le chemin de la transcendance cosmique d'un nouvel âge réminiscent ? » 


La petite sérine se plongea dans ses pensées ; en effet, pour une héroïne de conte de fée, ce moment était crucial. Il s'agissait, ni plus ni moins, que de sceller son destin : la décision qu'elle allait prendre déterminerait si elle finirait heureuse dans une grande mitochondrie avec des tas d'ATP juteux à sa disposition (l'équivalent du château du prince charmant et de beaucoup d'enfants), ou si au contraire elle allait être impitoyablement hydrolysée après avoir formulé un vœu impossible à respecter. 


« J'aimerais... commença-t-elle. J'aimerais épouser une tyrosine et vivre heureuse dans une grande mitochondrie ! » 


L'AMP secoua son ribose en signe de dénégation. 


« C'est beaucoup trop précis et matérialiste, reformule. 


« Reformule topologique ou semi-développée ? 


« Mais vas-tu donc cesser avec ces jeux de mots idiots ? Ça ne fait rire personne ! » 


La petite sérine se plongea une nouvelle fois dans ses réflexions : l'AMP avait raison, elle devait avoir l'air plus naïve et ingénue pour correspondre à sa description donnée en début de conte. Et ses jeux de mots n'étaient pas drôles. 


« Où est donc allé cet ARN de transfert ? fit-elle d'un ton rêveur et éperdu. 


« Il est allé dans des contrées lointaines, où un petit peptide ne saurait jamais s'aventurer par ses propres moyens. 


« Ooooh... Comment pourrais-je donc le rejoindre ? 


« Tu ne peux pas, affirma l'AMP. Vous n'êtes pas pareilles, toi et cette tyrosine : elle a quelque chose que tu ne possède pas...


« Quoi donc, un groupe phénol sur sa chaîne latérale ? 


« Mais non, tu as un état d'esprit beaucoup trop pragmatique ! Non, je voulais parler de cette liaison ester avec l'acide nucléique... 


« Ah ben oui, forcément... 


« Sans une telle liaison, tu ne pourras jamais le rejoindre ! 


« Ah... eh bien, comment puis-je l'acquérir ? 


« HA ! s'exclama théâtralement le nucléoside. Là réside tout le problème, car seule, tu ne peux pas ! 


« Oui, en effet, je m'en doutais... 


« Heureusement pour toi, je suis là ! 


« Ah, oui, c'est vrai. Mais je ne vois pas trop ce que... 


« Je connais bien de légendes légendaires et de mythes mythiques, la coupa l'adénosine monophosphate. Ainsi qu'un certain nombre de rumeurs douteuses, mais passons... Bref, j'ai ouï dire que dans un des replis les plus sombres de ce Réticulum vivait une SerRS-ière... 


« Une quoi ? s'étonna la sérine. 


« Un... un genre d'enzyme maléfique... je crois... 


« Ah ! 


« Oui. Bref, et cette SerRS-ière... 


« "SerRS-ière", c'est son prénom ? 


« Mais non, c'est son pseudonyme, son abréviation ! Bref, et donc... où en étais-je ? Ah oui, cette enzyme sait, selon la légende, catalyser bien des choses... 


« Oh, elle pourrait me lier de manière covalente à une tyrosine ? 


« En fait, j'en sais rien, avoua l'AMP. J'ai juste entendu une discussion entre deux aminoacyl-ARNt-synthétases qui parlaient de la dégrader pour lui faire payer son hérésie... 


« C'est dégradant comme sanction... 


« Rha, mais vas-t-en ! s'irrita le nucléoside. Va donc voir cette SerRS-ière ! » 


La petite sérine s'en repartit donc, nageant avec souplesse dans le cytosol, à la recherche de cette enzyme mystérieuse. 


Elle n'eut pas à chercher longtemps : en effet, très vite, le paysage changea tout autour d'elle. Les phospholipides de la membrane devinrent sombres et malveillants ; des chaînes oligosaccharidiques dressaient leurs extrémités crochues sur son chemin, comme si les glucides voulaient l'agripper ; enfin, des ions aux charges baladeuses tentaient sournoisement de lui voler des protons ou des électrons. En résumé, ce n'était pas un quartier des plus fréquentables. 


La petite sérine, inquiète et mal à l'aise, vit qu'elle était arrivée dans l'antre de la SerRS-ière lorsque cette dernière se tourna lentement vers elle, menaçante. 


Il s'agissait d'une séryl-aminoacyl-ARNt-synthétase vieille et aigrie, dotée d'un petit groupement protéique disgracieux qui formait comme une verrue sur le feuillet bêta qui lui tenait lieu de nez. Sa forme était malsaine et son ricanement malveillant ; c'était de toutes évidences la SerRS-ière. 


« Bonjour, petite sérine égarée, croassa-t-elle en apercevant la nouvelle venue. Qu'es-tu venue chercher dans ma demeure ? » 

La sérine tremblait de peur, mais s'empêchait de fondre en larmes : en bonne héroïne de conte, elle devait se montrer courageuse (et aussi un peu écervelée). 


« Je... je vous prie d'excuser ma visite impromptue, murmura-t-elle de sa petite voix ténue. Seulement... j'avais besoin de vos conseils... voire de votre aide, si ce n'est trop oser demander...


« Tiens donc ! De mon aide, dis-tu ? Ha ha! ricana la SerRS-ière en guise de réponse. 


« Oui, c'est bien cela, tint fermement l'acide aminé en se demandant ce qui dans sa phrase avait été si drôle aux yeux de l'enzyme, reconsidérant du même coup son idée de faire carrière dans le stand-up. 


« Je sais très bien ce qui t'amène, risible peptide, ce n'était qu'une question rhétorique ! cracha la SerRS-ière d'un air mauvais. Tu veux que je catalyse ta liaison avec une tyrosine...


« Exact ! Comment étiez-vous au courant ?


« J'ai des oreilles partout... et surtout, vous discutiez à même pas dix nanomètres de mon feuillet bêta nasal, l'AMP et toi !


« Ah ben oui, forcément...


« Je peux t'aider à obtenir ce que tu convoites, reprit l'enzyme avec plus de sérieux. Cependant, il te faudra faire des sacrifices... 


« Ah... ah bon ?


« Tu possèdes de bien beaux électrons sur ta fonction acide carboxylique, susurra la SerRS-ière. Seras-tu prête à t'en défaire, à les partager, à ne plus les garder que pour toi ?


« Ou...oui, répondit la sérine d'une voix blanche. 


« Il te faudra traverser maintes épreuves avant de te fixer à l'élue de ton cœu... de ton carbone alpha, poursuivit l'enzyme. Tu devras d'abord te fixer à une ARN de transfert par une liaison ester que je catalyserai, qui te conduira jusqu'à un ribosome, où tu connaitras mille souffrances dans le centre péptidyl-transférase qui te liera sans ménagement à un autre acide aminé en t'amputant du OH de ta fonction acide carboxylique et d'un H du côté de ton amine. Enfin, les pires tourments t'attendront lorsque la chaine polypeptidique dont tu feras alors partie sera dévorée par une enzyme monstrueuse et abominable nommée Chaperonine, qui tordra sadiquement tes liaisons dans tous les sens afin de trouver la configuration secondaire ou tertiaire la plus stable...


« Hmm... tout ceci est bien embêtant, mais à quel moment serai-je liée à une charmante tyrosine ? s'enquit la sérine. 


« Cela, je ne peux le dire. Tout dépendra du code que portera l'ARN messager dans le ribosome où tu seras acheminée. 


« Ah... mais, et le pouvoir de l'amour dans toute cette histoire ?


« Il n'y en a pas ! Ha ! Ça, c'est ce que j'appelle de l'originalité ! lui répondit une voix mystérieuse provenant de nulle part. Alors, que personne ne vienne m'accuser d'avoir plagié Andersen ! 


« Qui est-ce ? s'inquiéta l'acide aminé, mais personne ne daigna l'éclairer sur ce point.


« Bien, es-tu prête à endurer mille tourments pour un destin hasardeux ? demanda la SerRS-ière.


« Eh ben... euh... tout bien réfléchi...


« Inutile de répondre, c'était une question rhétorique ! » la coupa l'autre.


Et la séryl-aminoacyl-ARNt-synthétase se saisit de ses terminaisons crochues de la malchanceuse petite sérine et la rapprocha d'un ATP qui couinait pitoyablement de terreur.


« Allez, vas-y, attaque-le, encouragea l'enzyme l'acide aminé pur et innocent.


« Mais... mais il a si peur ! s'horrifia la sérine.


« Il était consentant au sacrifice. M'enfin je crois. Et puis, pose pas de questions, c'est le seul moyen pour que tu rejoignes ta tyrosine adorée !


« Bon, ben... si vous le dites... »


Et la sérine, fermant les yeux et poussant un grand cri pour se donner du courage, se jeta sur l'ATP tremblant d'épouvante et lui asséna un coup, une technique spéciale des arts martiaux moléculaires appelée « attaque nucléophile ». Sous le choc, la liaison entre le premier et le deuxième phosphate du malheureux ATP se brisa en mille morceaux, et il fut contraint de force de se lier à elle. 


« J'ai...j'ai réussi... ? murmura la sérine, émue. 


« Oui, bravo ! Tu as amputé avec succès cette adénosine triphosphate de sa queue phosphatée ! » la félicita l'enzyme. 


La petite sérine rougit face au compliment : elle ne s'attendait pas à parvenir du premier coup à exécuter un geste qu'elle n'avait jamais fait ! 


« Bien, à présent, endors-toi, lui commanda la SerRS-ière. Lorsque tu te réveilleras, tu auras perdu à tout jamais le libre usage des électrons de ta fonction acide carboxylique... 


« Peu m'importe, je ne reculerai pas », décida la sérine.


Et il en fut ainsi. Tandis qu'elle dormait, la séryl-aminoacyl-ARNt-synthétase catalysa son estérification à un ARN de transfert qu'elle captura impitoyablement alors qu'il se baladait en toute tranquillité dans le cytosol. Lorsqu'elle se réveilla, elle sentit ses électrons fermement imbriqués dans une liaison qu'elle ne pouvait défaire même en y mettant toutes ses forces : elle avait accompli la première étape de sa quête. 


Regardant tout autour d'elle, la sérine – désormais liée – aperçut au loin un immense ribosome ! Des centaines d'ARN de transfert se pressaient autour de lui, impatients de lier leur anti-codon au codon correspondant sur l'ARN messager. 


« Ooooh », fit-elle, admirative.


L'ARNt auquel elle était fixée se dirigeait lui-aussi, lentement, vers le ribosome. Il ne prêtait aucune attention à sa passagère, uniquement mû par ce que lui dictait son... instinct métaphorique ?


« Oh, euh... monsieur l'ARN de transfert ! interpela-t-elle sa monture. Pourriez-vous s'il vous plait passer juste après une tyrosine ? Cela me ferait un grand plaisir ! »


L'ARNt sembla revenir à la réalité à cette intervention. 


« Oh, bonjour charmante petite sérine ! lui sourit-il. J'ai été assommé par une enzyme d'une rare violence, j'ignore comment je me suis retrouvé ici...


« Ah, ce devait être la SerRS-ière ! déduisit la sérine. Mais ne vous inquiétez pas : vous allez simplement m'emmener dans le ribosome où je me lierai à un bel acide aminé, puis...


« Attendez, quoi ?! s'horrifia soudain l'ARNt. Dans un ribosome ?


« En effet, en quoi cela est-il problématique ?


« Mais... mais je serai dégradé, ensuite ! répliqua l'ARNt. J'aurai rempli ma fonction, et on me recyclera ! Mais je suis trop jeune pour ça, j'avais encore envie de vivre, moi ! 


« Ah... euh... oups... désolée ... 


« Je... je vais mourir, se lamenta l'ARN de transfert. Et mes nucléotides se disperseront aux quatre coins de la cellule... Nooon... snif... 


« Vraiment désolée pour vous, compatit la sérine, mais en attendant, vous pourriez vous dépêcher, j'aperçois un ARNt lié à une tyrosine entrer dans le site A du ribosome... »


Et en effet, une noble et élégante tyrosine venait d'arriver, chevauchant dignement son ARNt, dans la salle d'attente du ribosome. L'ARNt de notre sérine ravala ses larmes de désespoir et s'exécuta mollement.


En s'approchant, la petite sérine se rendit compte avec une joie immense que la tyrosine en question n'était nulle autre que celle qu'elle avait aperçue quelques fractions de microsecondes plus tôt ! Mais voilà qu'un GTP vient lui tendre la main et lui apporte gracieusement son énergie en se coupant un phosphate inorganique pour l'aider à former une liaison peptidique avec sa voisine, une adorable petite glycine, encore plus menue et mignonne que la petite sérine. 


Voyant cela, la sérine pâlit... de jalousie : comment, après tout ce qu'elle venait d'accomplir, se faisait-il que cette sale petite peste de glycine soit la première à venir faire sa liaison peptidique avec la majestueuse tyrosine ?! C'était terriblement injuste ! Si elle avait pu, elle les aurait poignardées toutes les deux en plein dans leur carbone central ! 


Seulement, elle ne pouvait pas faire grand chose, rattachée à son ARN de transfert, et dut se contenter d'attendre tout en fulminant d'impatience et de colère qu'ils puissent venir s'insérer dans le site A du ribosome. 


Presque par miracle, ce fut alors leur tour ! La sérine avait une chance incroyable ! 


« Bonjour mademoiselle, l'aborda une guanine triphosphate d'apparence misérable, vous n'auriez pas quelques protons s'il vous plait ? Je me sens terriblement instable...


« Non, laissez-moi, répliqua la sérine de mauvaise humeur.


« Ah... alors, pourriez-vous au moins me prendre un peu d'énergie ? J'en ai trop, je ne vais pas tenir... arrrgh... »


Et, sous les yeux médusés de la sérine, le GTP se coupa une liaison phosphate.


« Aaah, ça va beaucoup mieux ! » fit le - désormais - GDP. 


L'énergie de liaison dont il s'était débarrassé servit à la sérine pour former, avec l'aide d'une peptidyl-transférase, la liaison peptidique tant convoitée avec la tyrosine ! Et en plus, elle n'était plus du tout liée à l'ARNt ! 


Folle de joie, elle chercha à attirer l'attention de sa voisine en remuant sa fonction alcool.


« Oh, enchantée chère voisine ! dit la tyrosine. Ne nous serions-nous pas déjà vues, par hasard ? »


La sérine était si excitée qu'elle en perdit momentanément l'usage de la voix. Elle tenta néanmoins de communiquer par langage des signes, en agitant son alcool.


« Je... je vais interpréter cela comme un oui... » commenta la tyrosine, à présent un peu plus réticente à discuter avec cette sérine au comportement étrange. 


Puis elle se détourna d'elle pour discuter avec son autre voisine, la glycine.

 

Dépitée, la sérine cessa de faire bouger son alcool. Elle ne sentit même pas la terrible douleur que lui provoqua la liaison avec un autre acide aminé, une valine hautaine et taciturne. Ni même lorsqu'une gargantuesque chaperonine ingéra toute la chaine polypeptidique pour catalyser la formation de sa structure tertiaire.


Les dixièmes de microsecondes, puis quelques microsecondes entières s'écoulèrent lentement ; à présent, la protéine avait une belle structure tertiaire et voguait paisiblement à la lisière du Réticulum. 


La petite sérine avait maintes et maintes fois tenté de reprendre sa discussion avec la tyrosine, mais échoua à chaque fois. Après tout, la petite glycine était bien plus mignonne et adorable qu'elle... 


Le moment vint alors pour la protéine néosynthétisée de quitter son enfance en devenant plus mature : des enzymes de maturation l'assaillirent de toutes parts et rongèrent insidieusement des liaisons ou en rajoutèrent de nouvelles, modifiant sa géométrie et sa structure générale. 


La petite sérine connut pourtant un nouveau moment de joie lorsque des transports membranaires du Réticulum autorisèrent la grande protéine à sortir dehors, dans les vastes plaines du royaume de Cytoplasme ; c'était dans l'un de ces transports qu'étaient incorporées ses amies d'enfance, l'alanine et la cystéine, et elle les salua une dernière fois à son passage. 


La protéine voguait quelque part depuis plusieurs microsecondes ; nul acide aminé ne savait où. 


Puis, soudain, une structure titanesque se dessina à l'horizon : une série infinie de plis et de replis, à la membrane frétillante d'exocytoses ou d'endocytoses permanentes de vésicules : cet édifice, cet organite, ce n'était nul autre que le somptueux Appareil de Golgi. 

La protéine s'en approcha, lentement, avec grâce. Au moment d'effleurer la membrane, les transports membranaires, en vigilants gardiens de la cité, l'arrêtèrent.


« Veuillez montrer votre étiquette, madame, lui assenèrent-ils en chœur.


« La voici ! » fit la protéine en désignant la partie terminale de sa chaîne. 


Avec horreur, la petite sérine s'aperçut qu'elle était incluse dans cette fameuse « étiquette ». 


Les gardes validèrent le titre de transport de la protéine et son étiquette fut ôtée ; elle s'arrêtait pile à l'endroit où la petite sérine se liait à la tyrosine. 


« Nooon ! s'écria notre héroïne.


« Tiens donc, tu sais parler ? s'étonna la tyrosine, qui l'entendait pour la première fois.


« Mais bien sûr que non, je suis une molécule ! l'invectiva la sérine. Et toi aussi d'ailleurs ! Et tous les personnages de ce conte ! C'est complètement absurde ! Pourquoi nous avoir dotés de conscience si c'est pour nous faire souffrir ?! »


Mais nul ne répondit à sa question. L'étiquette fut coupée ; la sérine, désespérée, regarda la belle et noble tyrosine s'éloigner lentement de son champ de vision.

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