Mon Frère, ou Les aventures improbables d'un PDG au Vingt-Septième Royaume
Chapitre 1 : Mon Frère, ou Les aventures improbables d'un PDG au Vingt-Septième Royaume
8029 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 19/03/2025 12:17
Cette fanfiction contribue au Défi du Forum Fanfictions.fr L'Omnibus des frangibus (mars à avril 2025)
Écrite par Beauvais et B7B14
Mon Frère, ou Les aventures improbables d'un PDG au Vingt-Septième Royaume
« Toi le frère que je n'ai jamais eu
Sais-tu si tu avais vécu
Ce que nous aurions fait ensemble »
Strophe de la chanson Mon frère de Maxime Le Forestier
Alexis Bedniakoff, comme il le précisait invariablement en se présentant « Avec deux f et pas autrement » (1) car il estimait que le « -ov » final de son patronyme avait une connotation vulgaire et populaire, regagna son domicile après une journée de labeur éreintante au sein de la filiale française de la société moscovite Isba Constructions, dont il était à la fois l’héritier et le président-directeur général. Ce lundi 20 janvier 2020, il avait conclu plusieurs contrats lucratifs et spéculé avec succès en Bourse, exploitant sans scrupule une information confidentielle obtenue de manière peu orthodoxe. Un fait qui, s'il avait été ébruité, lui aurait valu d'être poursuivi pour délit d'initié.
Il ouvrit la porte de son prestigieux et vaste appartement haussmannien, situé, noblesse oblige, sur les Grands Boulevards, balança son manteau Armani dans un coin de hall d'entrée, suivi par les chaussures sur mesure, desserra sa cravate, arracha presque les boutons de manchettes en or, qu'il jeta négligemment sur la console et soupira d'aise tout à l'anticipation de la détente bien méritée. Il se projetait déjà, vêtu de son jean favori élimé, d'un t-shirt détendu et décoloré, les pieds nus, s'installant devant son écran d'ordinateur. Une tasse de thé à portée de main et en s'apprêtant à s'immerger dans un nouveau jeu vidéo.
Il convient de reconnaître que Monsieur Bedniakoff, héritier d'une fortune colossale, PDG et fils unique chéri d'un oligarque russe, diplômé de la prestigieuse université d'Oxford — établissement prisé par les anciens mafiosi russes reconvertis en hommes d'affaires au début du millénaire — éprouvait un profond ennui.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, les paroles de Blues du businessman : « J'aurais voulu être un artiste » (2) illustrait parfaitement sa situation, car Alexis nourrissait depuis son plus jeune âge une passion pour le théâtre et l’écriture. Néanmoins, incapable de s'opposer à la volonté paternelle, il endossa le rôle d'héritier, ne s'accordant qu'une échappatoire et un exutoire dans l'univers des jeux, où il pouvait incarner les personnages de son choix : chevalier, dragon, Mario…
Dès qu'il franchissait le seuil de son domicile, Monsieur Bedniakoff, homme d'affaires inflexible et retors, à l'allure impeccable, se métamorphosait en Alex Beds, gamer et hacker passionné : Les cheveux bruns en bataille, le regard bleu ardent, un jean usé et un langage où les jurons russes se mêlaient habilement à l'argot parisien.
En ce jour mémorable, Alexis prit place devant son ordinateur et parcourut sa messagerie électronique. Un courriel en particulier retint son attention : une invitation à participer aux essais d'un nouveau jeu intitulé Le Vingt-Septième Royaume, développé par la société Yaga et Cie. L'appellation du jeu et le nom de son créateur le firent sourire, éveillant sa curiosité par leurs consonances slaves et les réminiscences des contes de son enfance, le laissant nostalgique. Il procéda donc au téléchargement de la version d'essai et l'ouvrit. L'aspect de l'écran d'accueil le surprit et le laissa quelque peu perplexe : une simple image plutôt sombre d'un château s'affichait, accompagnée d'une unique question en surbrillance : « Votre personnage ? »
Alexis, arborant un rictus narquois, saisit : « Kochtcheï ». La réponse fut instantanée : « Déjà pris. »
Bedniakoff haussa les épaules. Se remémorant soudain le virus informatique qui avait récemment frappé son entreprise (3), il inscrivit, petit sourire malin aux lèvres : « Jumeau maléfique de Kochtcheï ». Après confirmation, il se laissa aller contre le dossier de son siège, visiblement satisfait.
Dans le lointain inimaginable, Baba Yaga, une sorcière qui n’est pas si vieille que cela, comme elle le prétendait, se frotta les mains avec satisfaction.
Au moment précis où Alex Beds confirmait sa participation en pressant la touche Entrée, elle murmura :
— Parfait, que la fête commence !
Puis, elle effleura délicatement la surface de l'assiette d'argent disposée devant elle, dans les profondeurs de laquelle se reflétait l'image de notre joueur.
Si un observateur avait été présent dans l'appartement de Monsieur Bedniakoff, il serait témoin d'une scène peu commune. Une luminescence singulière émana de l'ordinateur, baignant le bureau, la tasse de thé et Alexis lui-même d'une aura mystérieuse. Soudain, ce dernier se désagrégea en une constellation de particules scintillantes, aussitôt aspirées par l'écran du moniteur. Celui-ci affichait maintenant sur toute sa surface l'image effrayante d'une gueule béante de créature cauchemardesque.
Le calme surnaturel régnait désormais dans la pièce vide de toute présence humaine.
***
Au Vingt-Septième Royaume, dans le palais du sorcier, un peu avant l’acceptation de l’invitation par Alexis Bedniakoff à se joindre au nouveau jeu vidéo.
Kochtcheï, un homme squelettique sans âge, au visage émacié et aux cheveux poivre et sel, passerait inaperçu parmi ses semblables, n’eût été ses yeux noirs perçants. Ces derniers, brillants d’une lueur d’intelligence malveillante, trahissaient un regard porteur du mauvais œil. Il parcourait en lévitant les immenses vestibules aux murs d’or sertis d’émeraudes. Puis, il s’installa sur son imposant trône d’or massif, il demeura pensif, arrangeant son ample robe de lin ornée de motifs traditionnels slaves, amer face à sa situation. L'intransigeant et inflexible homme soupira, abandonnant son masque de glace qu’il arborait devant tous ses sujets, dès qu’il franchit le seuil de son château. Cette demeure s’apparentait à un mélange de dvorets (4) des contes slaves et des forteresses médiévales européennes avec ses tours majestueuses et imposantes et ses ponts-levis caractéristiques.
Une larme vint perler ses joues creuses qu’il essuya prestement d’une main tremblante. Bilan de sa vie actuelle : Tsar d’un Royaume prestigieux — plus influent et célèbre que Ivan le Terrible, Pierre le Grand, Nicolas II, Alexandre le Grand, Charlemagne, Louis XIV ou même Napoléon, Hitler, Rockefeller, Rothschild et Jules César réunis — mais sans un but précis à accomplir ou une occupation pour égayer ses longues journées mornes et monotones. En outre, il poursuivait avec ardeur le secret de l’immortalité, qui lui demeurait inaccessible malgré les nombreuses années consacrées à l’étude approfondie de tous les traités d’alchimie et de magie existant dans son Royaume et dans tous les autres mondes. Il avait minutieusement analysé tous les anciens grimoires de cet univers et même au-delà, sans pour autant découvrir la moindre information sur cet objet de sa convoitise : la vie éternelle dans la plénitude de la jeunesse.
Les pommes d’or de la jeunesse ne lui suffisaient plus, il voulait quérir le secret ultime de l’immortalité, se figeant pour toujours à l’âge de vingt-cinq ans — âge où l’homme est au sommet de sa force. Il voulait à tout prix éloigner la mort, ce fléau des humains. Malgré sa réussite éclatante, sa sombre renommée et la crainte qu’il suscitait, tout lui paraissait éphémère et précaire, tel un monde parallèle ou une chimère, en comparaison de l’existence éternelle. Il avait vieilli depuis ses recherches inlassables entreprises il y a des décennies ou même plus — le temps dans son Royaume s’écoulant autrement que dans notre monde.
Nonchalamment installé sur son siège royal, il balaya du regard l’imposante salle déserte où trônait une table gigantesque, destinée aux nombreux convives. Ce meuble somptueux, façonné en or massif, et orné d’émeraudes et de diamants était dressé avec raffinement. Entre des verres de cristal qui côtoyaient des assiettes en or et en argent et des paniers qui contenaient le pain et le sel, symboles d’hospitalité, la table attendait des invités qui brillaient par leur absence.
Kochtcheï rêvait et des souvenirs se bousculaient dans son esprit effervescent.
Il se voit enfant de cinq ans, petit garçon du Vingt-Sixième Royaume. Il a un frère aîné qu’on surnomme Kastous. Ce dernier est un petit gamin aux yeux noirs brillants de malice et de cruauté. Bon comédien, il vient, un jour, à son frère, pleurant à chaudes larmes.
— Kostia, mon frère, le supplie-t-il entre deux sanglots. Veux-tu m’aider ?
Ému, Kochtcheï opine du chef et entraîne son aîné dans la forêt la plus proche de leur petite isba familiale où les garçonnets ont coutume d'échanger confidences et secrets palpitants, propres à leur jeune âge.
Parcourant la sente recouverte de boue et de lichen, les deux frères, qui se ressemblent, malgré leur écart d’âge, comme deux gouttes d’eau, arrivent dans une clairière. S’arrêtant devant une dalle, l’aîné demande au benjamin :
— Kostia veux-tu que je te confie un secret, un terrible secret ? Le secret de la vie et de la jeunesse éternelles.
Une lueur de curiosité s’allume dans les petits yeux de Kochtcheï, sa bouche devient un o, son visage se détend. Il frappe des deux mains d’impatience et trépigne de ses petites jambes contre le sol, tel un cheval réticent à avancer.
— Comment mon frère, ne serais-je pas intéressé ? Connais-tu ce secret ?
Mine pensive, regard baissé pour ne pas affronter le regard inquisiteur de Kochtcheï, Kastous tourne autour de la pierre et hurle :
— Une Roussalka (5) m’a informé, quelques jours plus tôt, que ce secret se trouvait en dessous de cette pierre. Si tu m’aides à la soulever et ne dis rien à maman, je partagerai avec toi l’immortalité.
Agitant sa petite tête en signe d’approbation, Kochtcheï s’avance et, à eux deux, ils soulèvent difficilement la pierre. Une fois la dalle dégagée, Kastous se tourne vers son benjamin et lui dicte :
— Kostia, c’est dans ce trou que se cache l’immortalité, va la chercher.
— Pourquoi pas ? Mais toi, tu montes la garde ! Je ne veux pas que quelqu'un nous voie ! Surtout pas la vieille commère et sorcière de Yarina Dmitrievna ou sa fille Yagica.
— Oui, frérot, je veillerais au gain ! Sans faute !
Et Kochtcheï plonge dans le trou ouvert sous la dalle. C’est un passage souterrain qui s’offre à ses petits yeux, un vrai dédale et aucun fil d’Ariane pour le guider. Au moment où il rebrousse chemin, il constate qu’il ne peut sortir : la dalle s’est refermée. Le petit Kochtcheï commence à paniquer, hurlant à plein poumon de le libérer de ce cauchemar claustrophobe. Son cœur bat la chamade, ses mains deviennent moites. Il éprouve une sensation glaciale le transpercer de partout, tel un funeste présage de la mort imminente. Un cri déchirant s'échappe de sa gorge :
— Petite Mort chérie, sois indulgente envers moi ! Laisse-moi vivre ! Il est trop tôt pour moi de quitter la blanche lumière de la vie !
Un souffle froid se manifeste à sa gauche, lui susurrant :
— Chanceux, petit ! Je t'épargnerais, mais pas pour longtemps !
Et la froide et sinistre présence s’estompe, mais l’effroi demeure ancré dans l’âme du garçon, tremblant de tous ses membres, pleurant malgré lui.
Plusieurs heures plus tard, qui lui semblent une éternité, Kastous le délivre, traits tirés par la fatigue et l’angoisse, lui murmurant pour que personne d’autre ne l’entende :
— Kostia, je m’excuse sincèrement de t’avoir laissé un jour entier dans ce trou, mais je ne pouvais faire autrement.
Il se dégage de l’étreinte fraternelle pour se retrouver face à Yagica, qui le toise avec dédain, ainsi qu’à ses parents. Sa mère, une élégante femme distinguée, darde sur son cadet un regard glacial; son père demeure impassible, détaché. Sa mère s’exclame d’une voix stridente et aiguë :
— Kostiouchka, entends-moi bien ! Kostia, tu es très imprudent et insensé à t’aventurer ainsi dans un sombre dédale, sans lampe, ni guide, ni fil d’Ariane ! Quelle folle entreprise ! Et encore plus grande chimère, plus grand mirage utopique et illusoire, que de poursuivre l’immortalité ! Ôte-toi cette idée de l’esprit ! Que poursuivras-tu la prochaine fois ? Des dragons ? Des phénix ? La Mort inflexible ? Impossible de trouver l’immortalité ! Il est grand temps que tu mûrisses et que tu renonces à ces affabulations, mon enfant !
— Permettez-moi, Maria Petrovna, d’ajouter un détail, commente Yagica, lueur d’épouvante dans ses yeux sombres, se tournant vers la mère des garçons.
— Oui, qu’avez-vous à dire, fillette ?
— L’immortalité existe déjà, mais pour nos âmes, nos esprits… Pas pour nos corps… Ce que recherche votre fils benjamin n’est que pure folie !
— Pourtant, renchérit Kastous, je l’ai bien averti de ne pas se lancer dans une telle recherche, mais il refuse de m’écouter, malgré toute mon autorité et mes prudents et sages conseils !
Blessé en son âme par la trahison de son frère, comme s’il reçoit un coup de poignard au cœur, Kochtcheï réalise qu’aucune protestation, même minime, ne portera ses fruits. Toutefois, il se fait une promesse intérieure que Kastous ne s’en sortira pas si facilement qu’il le pense. Une fois qu'ils se retrouveront en tête-à-tête, il compte bien mettre les choses au clair.
Lorsque les deux frères se trouvent seuls dans leur chambre, le plus jeune demande à son aîné, d’une voix tremblante :
— Kastous, pourquoi mens-tu à maman ? Pourquoi m’as-tu laissé un jour entier dans cette crypte ?
Baissant ses paupières pour camoufler la lueur de joie malsaine dans le regard, ce dernier lui répond :
— Frérot, comprend que devant Yagica je ne pouvais rien dire… Cette petite peste qui fourre son long nez partout ! Vois cela comme une épreuve, tu as certainement remarqué que ta puissance s’est accrue ! Discernes-tu cette crainte nouvelle que tu inspires à tout le monde, incluant cette moucharde de Yagica !
— Non, réplique-t-il amèrement, je n’ai rien remarqué. Se tournant vers la fenêtre, il observe au loin un oiseau en vol, avant de reprendre la parole.
— Si seulement je pouvais voler comme cet oiseau ! Là, je pourrais dire que j’ai un réel pouvoir !
— Frère, j’ai raison ! s’exclame l’aîné.
Soudain, les deux frères s’élèvent dans les airs, lévitant. Émerveillé, Kochtcheï, visage irradiant de joie, applaudit et interroge son aîné :
— Comment ? Comment ? Je vole ! Je plane ! Je suis un oiseau ! Et tu voles aussi !
— La dalle, Kostia, répond énigmatiquement son frère. Et là-bas se trouve la formule de l’immortalité… Tu n’as qu’à t’exercer ! Je t’aiderais dans ton apprentissage !
Depuis ce jour, Kochtcheï pratique tous les jours ses nouvelles capacités de sorcier acquises fortuitement, secondé et conseillé par Kastous. Et il devient obsédé par cette quête de l’immortalité.
Il sourit, sortant de sa rêverie et de ses souvenirs pour réaliser la solitude dans laquelle il se trouvait. Il commenta à voix haute à une forme fantomatique apparue à sa droite :
— Kastous, mon frère, tu ignores jusqu’à quel point je te suis redevable !
— Et, commenta le fantôme avec un cynisme à peine voilé, croisant ses bras en dessous de sa poitrine et esquissant un petit sourire au coin, tu es toujours aussi obsédé par les trésors et le contenu des grimoires du vieux monstre… Toujours aussi intrigué par les mystères de l’univers, avide de connaissances, bien que j'ai payé de ma vie pour notre curiosité ! Zmeï Gorynytch n’est pas un simple Dragon, il est le plus coriace, ne l’oublie pas ! Pourquoi n'écoutes-tu pas les conseils que je te prodigue ?
— Parce que tu es mort par ma faute, mon frère !
— Et tu veux venger ma mort ? s’étonna-t-il.
— Oui, tu es mon frère qui a été enlevé trop tôt, par ma faute ! Je suis seul dans mon royaume ! J’aurai au moins eu un excellent conseiller ! Tu n’es plus, quel idiot, que je suis !
— Kostia, cesse de te culpabiliser ! Tu étais encore jeune et inexpérimenté dans l’usage de la magie !
— Frère, ce n’est pas une raison !
— Alors montre-toi à la hauteur de ton titre, venge-moi ! Le sang appelle le sang ! Œil pour œil, vie pour vie ! Pars provoquer en duel Zmeï Gorynytch, je te seconderai !
Toutes couleurs quittèrent le visage de Kochtcheï qui semblait se courber subitement sous le poids des années. Sa main droite, dont tous les doigts étaient chargés de lourdes bagues, à l’exception de l’annulaire, vierge d’alliance, trembla imperceptiblement, ses yeux devinrent aussi grands que des soucoupes. Il se leva, descendit de son trône et fit quelques pas vers le fantôme de son frère disparu depuis si longtemps. Puis, il continua sa marche vers la porte.
***
Les étincelles qui étaient autrefois Alexis virevoltaient dans les abysses insondables du cosmos. Chacune d'elles portait en son sein une facette de sa personnalité et des réminiscences qui la façonnaient, représentant ainsi un fragment d'Alexis à diverses étapes de son existence. En voici certaines d’entre elles filants à la vitesse de la lumière à travers l’infini :
...Alexis, ignorant encore son identité, se trouve dans un espace obscur, chaleureux et confiné. Il se sent en sécurité. Un rythme constant de battement parvient à ses oreilles. Il perçoit une présence voisine, un être plus frêle et moins robuste, qui occupe néanmoins un espace considérable et l'incommode. Alexis le repousse et l'oppresse. Soudain, une voix retentit telle une cloche : « Nous attendons des jumeaux, quelle joie ! »
…La lumière aveuglante, les clameurs assourdissantes, la douleur lancinante… Alexis inspire profondément pour la première fois et pousse un cri puissant, ses poumons pleinement dilatés. Une voix s'élève : « Félicitations ! Madame Bedniakoff, vous avez donné naissance à un magnifique et robuste garçon ! » Une réponse faible se fait entendre : « On m'avait pourtant annoncé des jumeaux ». S'ensuit une réplique empreinte de compassion : « Nous vous présentons nos sincères condoléances, son jumeau était malheureusement trop fragile, nous n'avons pas réussi à le ranimer ».
…Alexis, à cinq ans, vient de chuter de sa bicyclette. Son genou ensanglanté le fait souffrir, et des larmes coulent sur ses joues. Son père s'approche de lui et déclare sur un ton autoritaire : « Essuie tes larmes, un homme ne pleure pas ! »
…Alexis, à six ans, s'apprête à vivre sa première journée d'école. Il tient d'une main un bouquet de glaïeuls presque aussi imposant que lui, tandis que de l'autre, il s'agrippe fermement à celle de sa mère, en proie à l'appréhension. Son père l'encourage avec fermeté : « Comporte-toi en homme, redresse-toi ! Fais face à ta crainte, un véritable homme ne recule jamais devant l'adversité ! »
…Alexis, à dix ans, entend son père s'exclamer : « Tu veux suivre les cours de danses de salon ? Quelle absurdité, c'est une activité pour les jeunes filles ! Seuls le judo, la boxe et l'aïkido sont dignes d'intérêt d'un vrai homme ! »
…Alexis atteint ses dix-huit ans, puis vingt, puis trente, et toujours cette litanie exaspérante résonne, comme un mot d’ordre : « Tu dois ! Tu es un homme ! Tu es mon successeur ! », et l'ultime affront, ultime coup bas : « Si ton frère avait survécu… ! Mais tu es mon fils unique et tu te dois d’être à la hauteur »
Alexis se plie alors aux exigences paternelles, dissimulant ses aspirations et ses désirs. Il endosse le rôle d'Héritier que son père lui destine. Néanmoins, tout au long de son existence, il perçoit derrière son épaule la présence réconfortante, bien que intangible, de ce jumeau mort-né qui lui apporte un soutien indéfectible. Bien qu'Alexis n'eût jamais fait sa connaissance, il éprouve un sentiment de vide, une absence palpable, comme si un être profondément cher lui avait été arraché.
Mais voilà que ce voyage qui paraissait sans fin s'interrompit soudain. Les étoiles filantes se rassemblèrent, déposant un Alexis haletant sur le sol d'un lieu semblant tout droit issu des contes de fées.
***
À ce moment précis, bien avant d’atteindre la porte, Kochtcheï vit se matérialiser sous ses yeux éberlués un jeune homme à l'apparence singulière, mais qui lui parut étrangement familier.
« Quel bizarre énergumène aux hardes d’une drôle d’époque ! » médita Kochtcheï. Il scruta attentivement le nouveau venu, intrigué par son apparence inhabituelle et ses vêtements. Il lévita vers lui, virevoltant autour de sa silhouette en le scrutant d’un œil perçant. Cette inspection créa un malaise évident entre eux.
« Quelle apparence cauchemardesque ! Quel Quasimodo ! » songea Alexis, en contemplant Kochtcheï, et profondément déstabilisé par ce changement soudain d'environnement et l'atmosphère d'un chic baroque et quelque peu kitsch dans laquelle il se trouvait si brusquement plongé.
Malgré les nombreuses questions qui lui traversaient l’esprit, le sorcier ordonna au Franco-Russe d’une voix encore plus imposante que d’habitude, d’un ton dur, en ressentant un plaisir malsain à discerner la frayeur dans les yeux d’Alexis :
— Jeune homme, présentez-vous ! Déclinez votre nom, grade et qualité !
Alexis, bien que troublé, parvint à se ressaisir et déclara avec aplomb :
— Hum ! Étant donné que je suis venu à votre rencontre et non l'inverse, les convenances m'imposent de me présenter. Alexis Bedniakoff, avec deux f, je vous en prie et pas autrement, président-directeur général de la filiale française d'une entreprise russe spécialisée dans le bâtiment Isba Constructions. À qui ai-je l'honneur de m'adresser ? Et enfin, que ce que je fous ici ? Et ici c’est où ?
Le sorcier éclata d’un rire glacial.
— Jeune homme, vous ignorez clairement qui je suis !
Il bomba son torse d’orgueil et leva théâtralement sa main droite.
— Je suis le Tsar du Vingt-Septième Royaume, Kochtcheï I, fils d’Ivan Ivanovitch I. Tsar indétrônable sur mes terres ! Sinon, jeune homme, qu’est-ce qu’un président-directeur général d’une filiale ? Cela veut dire que vous êtes un usurier ?
Le regard inexpressif de son interlocuteur l’incita à continuer. Il ajouta avec une lueur d'espoir, car les problèmes de trésorerie le préoccupaient grandement depuis de nombreuses années et lui semblaient insolubles. Et ce, malgré son rang et la terreur qu’il inspirait à la population.
— Vous connaissez-vous en finances ? J’éprouve des difficultés de disponibilité fiscale ces dernières années ! En plus, les biens les plus essentiels deviennent de plus en plus chers, se lamenta-t-il.
Il fixa avec insistance Alexis, intrigué et impatient d’obtenir sa réponse.
Alexis fut pris d'un gloussement nerveux qui se mua rapidement en éclats de rire incontrôlables. Son esprit peinait à saisir la réalité surréaliste de cette situation : Kochtcheï, le redoutable sorcier, se tenait devant lui, tentant de l'impressionner par son aura tout en se lamentant sur ses problèmes financiers. Cette scène lui semblait tout droit sortie d'une pièce de théâtre de l’absurde. Une fois sa respiration retrouvée, il s'adressa à son interlocuteur, ses paroles encore entrecoupées de quelques rires étouffés :
— Bien que je ne sois un usurier à proprement parler, je possède une certaine expertise en gestion financière. L'idée de caisses vides me semble inconcevable pour un dirigeant d'un royaume aussi vaste et prospère que le vôtre. N'avez-vous pas songé aux diverses sources de revenus à votre disposition ? Les impôts, les taxes, les courses de pégases, ou encore la loterie ? Je tiens à souligner que dans ces deux derniers cas, c'est l'État - en l'occurrence vous-même - qui en tire le plus grand bénéfice.
Alexis désigna Kochtcheï du doigt et poursuivit avec enthousiasme :
— Imaginez ceci : vous mettez en jeu une coupe d'une valeur de deux pièces d'or et proposez de participer au tirage moyennant une pièce d'or. Si cinquante personnes jouent, une seule remportera la coupe, tandis que vous empocheriez les quarante-huit pièces restantes. N'est-ce pas ingénieux ? Et le plus beau, vous aurez le droit de prélever un impôt sur les gains ! Et que dire de la taxe ? Mettons 20 %. Vingt pour cent revenant à l'État sur chaque transaction commerciale, n'est-ce pas prodigieux ?
Kochtcheï, une lueur de méfiance dans ses yeux ténébreux, demeura silencieux pendant quelques instants. Un ancien souvenir lui revint :
Il se voit, jeune homme de dix-huit ans, avec Kastous dans la forêt si familière près de l’isba familiale. Depuis plusieurs minutes, son aîné lui explique la base des principes en économie et en finance qu’il écoute d’une oreille distraite. Soudain, une phrase capte son attention.
— Kostia, il a aussi une autre méthode peu conventionnelle pour obtenir du financement !
Lueur de curiosité, le futur Tsar du Vingt-Septième Royaume lui demande :
— Comment ? Qu’est-ce que c’est ?
— Voler le trésor du cousin de Zmeï Gorynytch (6) en usant des grimoires de magie pour l’endormir !
— Est-ce qu’on l'essaye maintenant ! le supplie Kochtcheï, excité.
— Pourquoi pas, frérot ? On deviendra encore plus riche !
Il donne un coup de coude complice à son frère.
— En plus de pratiquer notre nouvel apprentissage en magie !
Les deux frères arrivent rapidement jusqu’à l’antre du monstre. Kochtcheï, d’un air de défi, hurle :
— Toi, Dragon, cousin de Zmeï Gorynytch, es-tu peur de deux gamins ? Sort de ta ténébreuse demeure et bats-toi !
Le Dragon, cousin du légendaire Zmeï, pointe son museau de sa caverne, rugissant en vomissant un feu infernal. Les deux frères s’élèvent dans les airs, les épées magiques en or à la main. Kastous attaque par la droite le monstre, alors que le benjamin part à gauche et psalmodie :
— Quand se tairont tous les chants / que je ne connais pas, / Dans l'air épais criera / Mon dernier bateau en papier. (7)
Un petit bateau se forme devant le Dragon éberlué. Le navire magique fonce sur le monstre. Kastous commande à la nouvelle arme :
— Petit bateau, mon chéri, suis ma fourbe pensée !
L’engin volant pivote sur lui-même avant de s’élever dans les airs pour tirer des flèches empoisonnées sur les écailles. Jaloux et surpris de l’exploit de son frère, Kochtcheï l’observe attentivement, bouillonnant en son for intérieur.
Le sorcier sortit de ses souvenirs souriant un peu nostalgiquement. Il marmonna quelques mots inaudibles dans sa barbe, avant de s’exclamer d’une voix puissante :
— Jeune homme, vos idées sont séduisantes et novatrices. Mais j’ai une meilleure suggestion à vous faire ! … Que diriez-vous d’affronter Zmeï Gorynytch pour lui voler son trésor ?
Un sourire carnassier se dessina sur le visage austère du sorcier. Il fixa Alexis comme un prédateur observant sa proie, attendant sa réponse.
« Et je suis censé être le jumeau maléfique de cet énergumène, qui me semble aussi effrayant qu’amusant, songea Bedniakoff. Pourquoi pas, après tout ? Cet hurluberlu me plaît bien, malgré tout ! Ce quidam est touchant et pour des raisons qui m'échappent, éveille en moi des sentiments quasi fraternels. Qui l'eût cru ? » Puis il s'exclama, arborant un sourire empreint de candeur et se sentant revenir à l'époque de ses seize ans, insouciants et quelque peu téméraires :
— Zmeï Gorynytch, un dragon tricéphale, rien que ça ! Vous n'y allez pas avec le dos de la cuillère ! Et pourquoi pas ? L'aventure, c'est l'aventure !
— Vous voulez y aller ? s’étonna le sorcier, petit sourire amusé et nostalgique.
« Cet étranger me plaît énormément, songea-t-il. Ce qui est bien curieux et inhabituel, moi qui trouvais mes journées bien longues et insignifiantes, je vais pouvoir enfin m’égayer l'esprit ! J’ai l’impression de rajeunir, comme si les années s'effaçaient, telles des rides lissées par une main invisible. Kastous serait-il revenu des morts, sous cette apparence bien singulière ? Et si, c’était vrai ?
Cette pensée fit accélérer son rythme cardiaque de joie, une chaleur de joie enfantine envahissait sa poitrine.
Je vais bien prêter attention à ses gestes… »
Il scruta attentivement la façon dont l'homme bougeait, cherchant dans chaque mouvement un écho des manières de Kastous, espérant déceler dans le moindre tic ou habitude, un signe qui confirmerait son intuition improbable.
— Alors, en avant, mon intrépide compagnon ! s'exclama Bedniakoff, abandonnant derrière lui toute raison et précaution, tant le désir d'une aventure aux côtés de cet être fascinant le consumait.
— Attendez un peu Alexeï… Vous n’avez pas de patronyme, comme il sied à tout Russe ?
— Je vous présente mes excuses, je suis Alexis Petrovitch Bedniakoff, s’inclina respectueusement le PDG.
— Ah, très bien ! Alors Alexeï Petrovitch, venez avec moi, vous êtes mon invité !
Puis il s'inclina très légèrement et prononça la phrase rituelle des contes slaves d'une voix empreinte de solennité : « Entre dans ma demeure, sois mon hôte, goûte à mon pain et à mon sel. »
Puis il ajouta avec entrain :
— Et à bien d'autres mets également. Et peut-être même nous boirons un verre de vodka pour la route, comme disait mon père « Na possochok ! » (8)
— Mon père tient le même discours, et ne s'arrête pas à un unique verre, soupira Bedniakoff.
Ainsi divisant, les deux compères, de plus en plus ravis de leur présence mutuelle, se dirigèrent vers la table où le sorcier fit apparaître un repas copieux d'un simple claquement de doigts.
Les deux hommes s’attablèrent. En une heure, ils mangèrent, burent et discutèrent pour mieux apprendre à se connaître. Ils gardaient l’impression d’être de vieux amis, voire des frères. Le déjeuner achevé, ils se préparèrent à affronter le Dragon légendaire, s’équipant des cottes de mailles, des épées, des boucliers, des casques et des grimoires.
— Alexeï Petrovitch, mon ami, mon frère, s’exclama le mage maléfique, tenant entre ses mains une assiette d’argent sur laquelle reposait une pomme d’or. Avant de partir à l’aventure, il faut connaître l’état des forces ennemies !
À la surface de l’assiette apparut une image d’une caverne dans laquelle reposait un immense Dragon tricéphale aux écailles aussi écarlate que le feu. Dans un coin sombre, une multitude de coffres d’or, d’argent et de pierres précieuses dormaient sous l’œil vigilant du monstre. Dans le coin le plus sombre de la grotte, une immense bibliothèque remplie de grimoires aux couvertures les plus exotiques sommeillait tranquillement.
— Allons-y ! Maintenant, à l’aventure, hurla le téméraire PDG, un peu échauffé par tout l’alcool ingéré.
***
Le duo arriva en une heure de marche rapide devant l’antre du monstre, au cœur de la forêt la plus sombre, où aucune lumière du jour ne parvenait à percer le feuillage des chênes millénaires, empêchant de discerner l’étroite sente qui serpentait entre les halliers. La seule source de luminosité provenait des armures étincelantes des héros, prêts à en découdre avec Zmeï Gorynytch.
Alexis et Kochtcheï se tenaient face à la créature monstrueuse. Le sorcier, légèrement en avant de son compagnon, scrutait le dragon tricéphale. Ce n'était pas la première fois qu'il affrontait ce monstre ; jadis, aux côtés de son frère, il avait déjà croisé le fer avec lui. Hélas, cette confrontation s'était soldée par la perte tragique de son aîné, victime d'une erreur d'incantation de Kochtcheï. Aujourd'hui, le mage était résolu de ne pas laisser la même histoire se répéter. Il ne permettrait pas à ce reptile cracheur de flammes d'ôter la vie à son allié, en qui il voyait de plus en plus distinctement les traits de Kastous.
Le sorcier s'éleva dans les airs, confiant, et hurla :
— Zmeï Gorynytch, vil Dragon, ne pense pas que le fils d’Ivan Ivanovitch I, Kochtcheï I, a peur de toi ! Au contraire, je viens pour régler des vieux comptes ! Sors de ton trou, le rat ignoble ! Lorsque le Tsar du Vingt-Septième Royaume arrive, il faut s’incliner et se plier à sa volonté ! Aucune discussion n’est possible, sinon, vous serez condamné de la peine capitale !
Zmeï Gorynytch se présenta à l’entrée de son antre et cracha un jet de flammes en direction des deux hommes qui l’esquivèrent de justesse. Kochtcheï, arme au poing, fit un signe discret à son compagnon. Ce dernier se positionna sur la droite, arme dégainée, tandis qu’il prit lui-même le flanc gauche. D’un geste assuré, il banda son arc à la corde de soie magique, visant le monstre. La flèche vola dans les airs pour se ficher dans l’œil gauche de la créature. Lorsque le projectile atteignit sa cible, Kochtcheï cligna des yeux, frappé par une soudaine prise de conscience. Il venait de comprendre la raison de son échec lors de sa première rencontre avec le Dragon.
Un souvenir douloureux, plein d’amertume, lui traversa l’esprit.
Kochtcheï, à dix-neuf ans, accompagné de Kastous, court la sombre forêt depuis plusieurs minutes déjà à la recherche de la grotte de Zmeï Gorynytch. Les frères, échauffés par le succès de leur lutte avec le Dragon, ont décidé de combattre son cousin, gardien de bien de secrets et peut-être même de celui d’immortalité.
Arrivés devant le repaire du monstre, euphorique de sa récente victoire, Kochtcheï s’écrie :
— Zmeï, as-tu peur de deux gamins ? Mon frère et moi venons t’affronter en un singulier duel ! Donne-nous tes grimoires, tes potions et tes secrets de la vie que tu gardes jalousement sous clé !
Le Dragon, avançant à une vitesse fulgurante vers la sortie, vomit un fleuve de flammes. Kochtcheï, imperturbable devant le monstre légendaire, flotte dans les airs. D’une voix puissante et claire, avec assurance, il chante :
— La pluie qui tombe se calme un peu / La nuit approche et je m’en veux / De n’avoir pas lu dans tes yeux / Celui qui sait est malheureux (9)
L’apprenti sorcier, étonné que son incantation n’a nui d’aucune façon au Dragon, lance un regard interrogateur à son frère. Au moment où il croise le regard de Kastous, il note que ses yeux sont vitreux. Soudain, son frère s'effondre, l’épée toujours à la main. Kochtcheï, blême, serre les poings de rage, frappé de plein fouet par l’évidence : il a prononcé la mauvaise formule magique, et il ne peut se rappeler du texte exact.
Il sue à grosse goutte, guère ravi de battre en retraite. Ses yeux aussi brillants que l’onyx noir scrutent l’environnement, évaluant sa situation. Une idée germe dans son esprit. Il frappe le sol de son glaive, conscient que sa seule option est de s’enfuir. Par ce geste, il ouvre un immense trou dans la terre. Il s'y engouffre, disparaissant du champ de bataille, et réapparaît dans le jardin familial.
Depuis ce jour, une culpabilité le ronge. Il maigrit à vue d’œil et devient encore plus obsédé par le secret de l’immortalité et se jure de venger la mort de son frère.
Le mage maléfique sortit de son triste souvenir, qui le changea à tout jamais, lorsque son adversaire s'approcha de son compagnon d’arme. Alexis fendait l’air de son arme, à droite et à gauche, pour déconcentrer l’adversaire, tout en visant l’œil valide dans l’espoir de l’aveugler complètement, tout en évitant ses coups. Une lueur de panique se lisait dans son regard.
Soudain, le Tsar fut pris d’un rire tonitruant — rire qui glaça le sang dans les veines d’Alexis et qui déconcentra Zmeï Gorynytch, l’incitant à tourner ses têtes vers la source du son, laissant un bref répit au PDG haletant. Kochtcheï, se remémorant la formule magique de son grimoire, afficha un large et monstrueux sourire qui lui conférait l’apparence d’un mort-vivant pris d’un accès de folie. Levant les mains vers les cieux et tournoyant autour du Dragon, il psalmodia d’une voix puissante :
— Au-dessus de moi - le silence, / le ciel, plein de pluie. / La pluie me traverse, / Mais je n'ai plus mal. (10)
À ces paroles, le firmament s'obscurcit, plus sombre que l’antre même, et un déluge s'abattit sur le Dragon, éteignant les flammes. La pluie se transforma en éclats de glace acérés qui tombèrent en trombe contre les écailles et se plantèrent dans le ventre et les yeux du monstre. Ce dernier poussa un rugissement à déchirer les tympans. Il ne renonça pas pour autant à son sombre dessein de cracher son feu infernal sur Alexis. Puis, Kochtcheï invoqua un sortilège en slavon qui rendit impuissant le monstre. Lui et ses flammes se figèrent métamorphosés en glace en plein élan.
Alexis observait avec une fascination mêlée d'émerveillement les gestes fluides et précis du mage, ses yeux rivés sur les mains agiles qui traçaient des symboles lumineux dans l'air. Une étrange sensation de protection l'enveloppait, comme un cocon chaleureux, tandis qu'une affection fraternelle, aussi inattendue que profonde, s'épanouissait dans son cœur. Bien qu'il n'eût jamais connu son frère jumeau, il lui semblait l'avoir miraculeusement retrouvé en la personne de ce sorcier aux pouvoirs obscurs et mystérieux.
Les cheveux d'ébène du mage dansaient dans la brise, rappelant à Alexis sa propre chevelure sombre. Une fierté grandissante l'envahissait, gonflant sa poitrine, à l'idée de se tenir aux côtés de ce puissant allié. Épaule contre épaule, unis face au terrible tricéphale.
Le sorcier folklorique, lévitant au-dessus de la statue qu’était devenu Zmeï Gorynytch, sortit sa redoutable épée pour la planter net dans l’autre œil du reptile. Il hurla à l’attention d’Alexis :
— Il faut occire le mal, mon ami et mon frère ! Soyons sans pitié !
Kochtcheï murmura le dernier vers de la formule incantatoire. Le meurtrier de Kastous tomba mort, il n’en resta qu’une masse fumante répandue sur le sol.
Le Tsar du Vingt-Septième Royaume, sourire sur son visage émacié et regard brillant de fierté, chuchota aux cieux :
— Kastous, mon frérot, j’ai vengé ta mort ! Es-tu content, maintenant !
Un doux zéphyr flatta le visage du sorcier, tel un câlin fraternel, lui apportant une parole quasi inaudible, presque une illusion :
— Merci, mon frère ! Kostia, je suis enfin apaisé !
— Vie pour vie, mon frère !
Il leva ses poings aux cieux avec des larmes aux yeux.
— La vengeance est un plat qui se mange froid !
Il essuya d’un mouvement brusque ses larmes.
— Je l’ai accomplie ! Il ne reste plus qu’à trouver le secret de l’immortalité que peuvent receler les grimoires !
Il entra dans l’antre et s’arrêta devant les coffres, yeux agrandis par l’envie, mais il continua à chercher l’objet de sa première convoitise : un vieux grimoire qui lui permettrait d’accéder à l’immortalité.
Au fond de l’antre, une immense bibliothèque trônait, remplie de vieux ouvrages en slavon et en d’autres langues. Il scanna rapidement les titres pour s’arrêter devant un grimoire à l’apparence insignifiante, sans titre, à la couverture écornée et défraîchie. Il avait l’intuition que c’était le bon ouvrage qui lui fournira les réponses attendues.
Parcourant rapidement les pages, un immense sourire fendit son austère visage.
— Alexeï Petrovitch, Kastous ! J’ai trouvé le secret de l’immortalité ! s’exclama-t-il, sautillant de joie, tel un gamin qui venait, inespérément, de mettre la main sur sa confiserie préférée.
Il donna une tape fraternelle dans le dos de son compagnon.
— Mon frère, j’ai trouvé le secret de l’immortalité… Et une richesse inépuisable de revenu pour mon Royaume !
***
Alexis et Kochtcheï, satisfaits du dénouement heureux de cette aventure, se tenaient sur la clairière face à la montagne abritant l'antre du dragon. Le sorcier cramponnant de sa main droite au grimoire et sous son bras gauche reposait un imposant coffre empli de pièces d'or et de diamants. Un coffret similaire, quoique plus modeste, se trouvait entre les mains de Bedniakoff.
Soudain, une inscription en lettres de feu apparut sur le flanc de la montagne : « Niveau terminé ». Juste en dessous se dessinèrent deux portes, l'une portant l'inscription « Accéder au Niveau 2 », l'autre « Sauvegarder et fermer ».
Les deux aventuriers, leurs visages marqués par l'épuisement, réalisèrent avec un mélange de soulagement et de mélancolie que leur périple épique touchait à sa fin. Ils s'étreignirent comme des frères, leurs cottes de mailles s'entrechoquant doucement. Leurs voix, rauques d'émotion, murmurèrent presque en chœur : « À bientôt, mon frère… »
Kochtcheï serra plus fort l'épaule d'Alexis et ajouta d'une voix tremblante de sentiments : « qui m'a été rendu ». Alexis, la gorge serrée, compléta dans un souffle : « que je n'ai jamais eu ». Leurs voix trahissaient à la fois la joie de cette fraternité nouvellement forgée et la douleur de la séparation imminente.
Le cœur lourd, comme lesté par le poids de leurs aventures partagées, Alexis se détacha lentement de l'étreinte. Chaque pas vers l’issue « Sauvegarder » semblait lui coûter. La porte, massive et ornée de symboles mystiques luisants d'une douce lumière bleutée, semblait l'attendre. Avec un dernier regard en arrière, empreint de regret et de détermination, Alexis franchit le seuil, disparaissant dans un halo de lumière qui engloutit sa silhouette, laissant Kochtcheï seul avec ses souvenirs et la promesse d'un au revoir.
Épilogue :
Dans le Vingt-Septième Royaume, Kochtcheï finalise sa création inspirée par le grimoire : « le piège pour la mort ». Il tient une aiguille dont la pointe emprisonne la Faucheuse et s'apprête à la placer dans un œuf (11).
Dans son isba, Baba Yaga range son assiette de vision. Elle a passé un excellent moment à observer les aventures des deux compères. « C'est mieux qu'une série TV », murmure-t-elle.
Au cœur d'une caverne isolée, nichée dans les profondeurs d'une montagne ténébreuse, un œuf colossal se fissure avant d'éclore. Il en émerge une créature chétive, dotée d'ailes et de trois têtes démesurées portées par des cous peinant à les soutenir. L'être famélique, trop faible, fait quelques pas avant de s'effondrer par manque de soin et de nourriture, ce qui le plonge dans un profond sommeil, presque une anabiose, qui restaure magiquement ses forces. Durant trois années, il sommeillera, revivant en songe son existence antérieure, celle qui vient de s'achever. À son réveil, il se remémorera tout avec précision, non comme un vécu personnel, mais plutôt à l'instar d'un récit qu'il aurait lu.
Dans l'appartement haussmannien, Alexis ouvre les yeux, surpris de s'être assoupi devant un jeu vidéo. À son grand étonnement, il voit luire sur l'écran : « Niveau terminé », « Niveau 2 » ou « Sauvegarder et fermer ». Machinalement, il sauvegarde en se disant : « Quel rêve étrange ! » Il contemple la pièce et aperçoit, sur le bureau, tout près du clavier, un objet qui n'y était pas auparavant : une belle cassette. Il l'ouvre et se retrouve face à un amoncellement de pièces d'or et de pierres précieuses, toute une fortune qui lui permettra de vivre vingt ans, ou même plus, sans l'aide de son père.
Alors, il rédige une lettre de démission et après, avec un soupir de soulagement, ouvre un document Word vierge et écrit :
Roman
Mon Frère, ou les aventures improbables d'un PDG au Vingt-Septième Royaume
Par Alex Beds
Chapitre 1
Alexis Bedniakoff regagna son domicile après une journée de labeur éreintante...
Fin
_______
(1) Après la révolution bolchévique de 1917, plus d'un million de nobles russes ont quitté leur pays. En France, ils ont reçu de nouveaux passeports où leur nom se terminait par « -off ». Pour les vagues migratoires suivantes, la transcription est devenue « -ov ». Ici, Alexis cherche à montrer qu'il appartient, sinon à la noblesse, du moins à la haute société russe.
(2) Le Blues du businessman - extrait de l'opéra rock Starmania écrite par Michel Berger en 1978.
(3) Le jumeau maléfique (« evil twin ») - Le virus informatique, un pirate tente de tromper les utilisateurs en les amenant à se connecter à un faux point d’accès Wi-Fi imitant un réseau réel.
(4) Un dvoretz - château dans les contes russes.
(5) Une Roussalka - Un esprit maléfique de la mythologie slave orientale, la roussalka se manifeste en été. Elle prend l'apparence d'une femme au teint pâle, arborant une longue chevelure verte. On peut la croiser dans les champs de céréales, les forêts ou près des points d'eau. Cette créature est redoutable : elle peut tuer ses victimes en les chatouillant sans relâche ou en les noyant. Sous l'influence des cultures occidentales, la littérature et le cinéma russes ont progressivement assimilé cette figure traditionnelle à celle de la sirène marine.
(6) Zmeï Gorynytch - autrement dit Dragon Tricéphale, personnage de folklore slave.
(7) Strophe de la chanson Последнее письмо | Гудбай, Америка [Poslednje pis’mo | Gudbay, Amerika], La dernière lettre | Au revoir l'Amérique, du groupe russe Nautilus Pompilius, notre traduction de « Когда умолкнут все песни, / Которых я не знаю, / В терпком воздухе крикнет / Последний мой бумажный пароход. » [« Kogda umolknut vse pesni, / Kotorykh ya ne znayu, / V terpkom vozdukhe kriknet / Posledniy moy bumazhnyy parokhod. »]
(8) « Na possochok », На посошок en russe, signifie littéralement « Sur le bâton de marche », autrement dit « pour la route » une manière, avant de partir en voyage, de prendre un dernier verre de vodka pour souhaiter que le voyage soit aisé.
(9) Strophe de la chanson La pluie qui tombe de Daniel Darc.
(10) Strophe de la chanson Я свободен [Ya svoboden], Je suis libre, de Valery Alexandrovitch Kipelov. Notre traduction de « Надо мною тишина, / Небо, полное дождя. / Дождь проходит сквозь меня, / Но боли больше нет. » [Nado mnoyu tishina / Nebo, polnoe dozhdya / Dozhd’ prokhodit skvoz' menya / No boli bol’she net.]
(11) La Mort de Kochtcheï l’Immortel - suivant les contes russes sa mort se trouve dans la pointe d’une aiguille, l’aiguille est dans l’œuf, l’œuf dans le canard, le canard dans le lapin, le lapin dans un coffre, le coffre sur un chêne, le chêne sur l’île, l’île au milieu de l’océan.