Il était une fois 3
Chapitre 1 : Il était une fois 3
6055 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour il y a 14 jours
Cette fiction participe en deuxième chance au défi “Erreur sur la personne” (septembre-octobre 2021) du site Fanfiction.fr
***
L’action se passe, cette fois-ci,
Chez nous, en France, chers amis !
C’est l’histoire d’une invention
Et d’intrépide exploration,
Du Kidnapping d’un sorcier
Et d’une méprise pour terminer.
***
Il était une fois ! Bien des histoires commençant ainsi, et celle-là ne dérogerait pas à cette tradition. Il était une fois à Paris, capitale de notre belle France, en l’an de grâce 1983 un laboratoire de recherche. Cet établissement occupait un étage complet d'un ancien entrepôt, situé non loin du périphérique et de la Porte de la Chapelle, plus précisément sur le boulevard Ney et portait le nom peu évocateur de « Laboratoire N°3 ».
Jusqu'à présent rien de spécialement mystérieux, mais dès que quelqu'un essayait d'entrer dans l'enceinte, les bizarreries commençaient.
L'imposant portail d'entrée, aux dimensions suffisantes pour permettre le passage d'un poids lourd, était sécurisé par un dispositif sophistiqué comprenant une serrure à code numérique et un détecteur de mouvement. De surcroît, deux agents de sécurité, armés jusqu'aux dents et arborant l'allure de soldats d'élite, en assuraient la surveillance constante.
Ceux qui montraient patte blanche et parvenaient à franchir ce premier périmètre se retrouvaient devant un mastodonte d'ascenseur également protégé par un système électronique. Pour accéder aux étages supérieurs, il était nécessaire de se soumettre à une vérification biométrique par empreintes digitales.
Cependant, même après avoir franchi toutes ces étapes, et au moment où le visiteur se détendait, pensant être tiré d'affaire, les surprises continuaient.
Contrairement à l'apparence d'un entrepôt ou d'un parking désaffecté, l'intérieur révélait une réception futuriste gérée par une créature de rêve, qui se muait rapidement en celle de cauchemar si le nouveau venu ne parvenait pas à légitimer sa présence en ces lieux.
Ce laboratoire, unique en son genre malgré ce que son nom, numéro 3, pourrait laisser croire, était cogéré et cofinancé à parts égales par un fonds d'investissement privé et un ministère dont nous tairons prudemment l'identité, ce dernier agissant avec une grande discrétion.
L'image publique de cette institution était incarnée par un éminent historien et archéologue nonagénaire, dont la renommée dans le milieu académique était incontestable, bien que certaines mauvaises langues lui attribuassent une sénilité qui progressait depuis une bonne décennie. Sa prestance, rehaussée par sa haute stature, sa barbe blanche rappelant celle de Marx, ses lunettes à monture dorée et son élocution empreinte d'un charme suranné, en faisait néanmoins une figure de proue idéale. Cependant, il n'était ni le « cerveau stratégique », ni une « petite main » de cette organisation.
Une équipe d'une dizaine de personnes, d'âges variés, constituait le personnel subalterne. Bien que tous possédassent les qualifications nécessaires pour briguer la chaire universitaire, ils avaient curieusement opté pour l'anonymat relatif des postes de techniciens de laboratoire au sein de l'organisation N°3.
La tête pensante de cet établissement était un individu pour le moins curieux, dont la jeunesse apparente contrastait avec le titre prestigieux de Professeur qu'il revendiquait. Il se présentait invariablement comme : Professeur en Histoire appliquée, en physique, en chimie, en folklore et en sciences occultes, ajoutant avec un sourire condescendant : « Mais vous pouvez m'appeler tout simplement Professeur Ivanov ».
Professeur Ivanov, Jean de son prénom, âgé d'une trentaine d'années arborait l'allure d'un hippie attardé. Sa longue chevelure, ses pantalons pattes d'éléphant et ses chemises aux motifs criards contrastaient de manière saisissante avec l'expression de mépris envers le monde entier, inscrite sur son visage imberbe.
Comme son patronyme le suggérait, il descendait d'une famille d'émigrés russes, plus précisément de la première vague migratoire, consécutive à la révolution du 25 octobre 1917. Son arrière-grand-père, négociant prospère en vins et spiritueux, avait échappé à la marée bolchevique par un heureux concours de circonstances, se trouvant ce jour fatidique en France pour affaires.
Doté d'une intuition remarquable, qui avait auparavant favorisé l'essor de son commerce, il choisit, malgré la guerre qui faisait rage en Europe, de ne pas regagner sa patrie. Démuni, il gagna sa vie pendant un temps en conduisant un taxi, puis, grâce à son sens aigu des affaires, devint propriétaire de plusieurs véhicules, puis d'un garage. Il diversifia ensuite ses activités dans le domaine des pièces automobiles, employa des dizaines de personnes et quitta ce monde en léguant une fortune considérable à ses descendants.
Cette fortune fut rapidement dilapidée, aucun de ses enfants ne possédant ni l'acuité commerciale, ni le simple bon sens nécessaire.
Le Professeur Ivanov ne faisait pas exception à cette règle : passionné d'histoire ancienne, archéologue autodidacte dépourvu de diplômes et inventeur excentrique de divers mécanismes, il ne manifestait aucune aptitude pour les finances.
Cependant, l'une de ses inventions extravagantes, qu'il présenta au concours Lépine sur l'insistance de Dubois, son ami depuis ses années lycée, attira l'attention d'un personnage discret. Peu après, Jean fut approché par des investisseurs anonymes qui lui proposèrent un financement pour son projet. Avec une prudence inhabituelle pour Ivanov, il ne chercha jamais l'origine de cet argent tombé du ciel, se contentant de peu d'informations fournies et en se consacrant entièrement à la réalisation de son innovation.
***
Trois années s'écoulèrent depuis le versement de la première tranche de financement et l'acquisition d'un vaste entrepôt désaffecté qui abritait maintenant Ivanov et son équipe. Les locaux furent équipés en matériel dernier cri et le personnel sélectionné avec une rigueur exemplaire, le plus humble technicien de laboratoire étant titulaire d'un doctorat dans des disciplines variées.
Le laboratoire s'étendait sur une vaste superficie, commençant par une réception Hi-tech. Celle-ci donnait accès à une salle informatique, que le maître de ces lieux préférait nommer « centre des prévisions et calculs ». Plus loin se trouvait un atelier de production de pièces détachées diverses, dont certaines étaient particulièrement insolites. Parmi ces éléments, les bougies en cire naturelle sans colorant semblaient être les moins incongrues.
Ensuite se dévoilait une salle aux proportions titanesques, abritant un dispositif défiant toute description : s'agissait-il d'une coupe diaphane ou d'une fleur gigantesque ? Cette structure cyclopéenne était gainée de câbles, cernée de bougies et ornée d'écrans. Son apparence se métamorphosait subtilement à chaque instant, tantôt développant un tentacule, tantôt un œil. Une observation prolongée ou attentive de cette construction provoquait une impression de vacillement, comme si l'air environnant était d'une chaleur aoûtienne, contrastant étrangement avec le givre qui recouvrait par endroits la structure. Le Professeur Ivanov soutenait que ces phénomènes insolites résultaient du fait qu'une partie de la machine se trouvait dans une autre dimension.
En ce dix-sept février 1983, l'ensemble du personnel était rassemblé devant l'appareil, le contemplant avec un mélange d'émerveillement, d'appréhension et d'espérance. Sur un chariot à proximité, une bouteille de champagne trônait dans un seau galvanisé, vraisemblablement emprunté au service d'entretien. Autour de celle-ci se dressaient de grands tubes à essai, destinés à servir de flûtes improvisées. À même la surface de travail, d'une propreté discutable, étaient disposés des fruits et des tranches irrégulières de saucisson sec, dont la découpe évoquait l'usage d'une hache, ce qui n'était pas très éloigné de la réalité.
Ivanov s'éclaircit la gorge et déclara solennellement :
- Chers collègues, et j'ose le dire, amis ! Nous vivons un moment historique, l'aboutissement de nos efforts et de notre labeur acharné durant ces trois longues années. C'est la récompense de nos journées interminables et de nos nuits blanches consacrées aux calculs et aux simulations. Aujourd'hui, nos fidèles et émérites gardes du corps qui se sont portés volontaires, il s'inclina vers les deux agents de sécurité qui, exceptionnellement, ne surveillaient pas l'entrée mais se tenaient discrètement parmi les scientifiques, vont tester notre chef-d’œuvre : la machine à explorer le temps !
Il patienta jusqu'à ce que les applaudissements suscités par son allocution s'estompent, puis poursuivit :
- Pierre, Aurélien, venez plus près, dit-il en faisant un geste d'invitation de la main. Que chacun puisse admirer nos Héros.
Les deux gaillards à la stature athlétique et aux cheveux bruns coupés en brosse, d'une ressemblance frappante rendant difficile la distinction entre Aurélien et Pierre, émergèrent de la foule désordonnée de scientifiques. Ils arboraient des tenues évoquant vaguement le folklore russe, comme s'ils s'apprêtaient à participer au tournage d'un film historique. Paradoxalement, ils étaient équipés de fusils d'assaut Kalachnikov et de caméras dernières génération, une panoplie en parfait décalage avec leur accoutrement.
- Ils vont, donc, pénétrer dans l'appareil, je programmerai une date prédéterminée dans le terminal, et... ils en ressortiront immédiatement. Pour nous, à peine une nanoseconde se serait écoulée, mais pour eux... eh bien, ils nous le raconteront à leur retour, en buvant le champagne pour fêter cet exploit ! Alors commençons !
Les deux vigiles s'approchèrent d'un pas cadencé de l'engin, s'arrêtèrent brièvement devant, puis furent littéralement engloutis par la machine.
Le professeur saisit le clavier et remplit soigneusement le formulaire affiché à l’écran : Lieu : Sloboda d'Alexandrov. Date : 16/11/1581.(1) Heure : 00.00. Puis, en appuyant sur "Valider", il déclara :
- Je vais enfin élucider le mystère entourant l'assassinat du fils d'Ivan le Terrible.
- Il aurait été préférable de les envoyer à Paris pour le 21 janvier 1793, (2) grommela son ami Dubois.
D'un geste, il rejeta en arrière sa mèche blonde graisseuse et croisa les bras sur son ventre, trop proéminent pour un si jeune homme. À cette apparence peu flatteuse s'ajoutaient une silhouette trapue, des yeux bleu délavé, globuleux comme ceux d'un poisson mort, et une ride profonde entre les sourcils. Personne n'aurait cru que Dubois et Ivanov avaient le même âge, à quelques mois près.
- Tu tiens tellement à obtenir l'enregistrement de la tête de Louis XVI qui roule dans le panier ? questionna Ivanov avec un petit rire nerveux en se tournant vers la Machine qui venait de "recracher" les deux explorateurs.
Les voyageurs temporels étaient bien là et en entier, mais c'était l'unique bonne nouvelle. Tous deux arboraient une barbe de trois jours, des vêtements déchirés et sales. Si jadis leur ressemblance prêtait à confusion, désormais toute méprise s'avérait inconcevable.
Celui de droite portait un magnifique œil au beurre noir et tenait un Kalachnikov dont le canon était noué en nœud papillon coquet. Son comparse boitait et marchait en s'appuyant lourdement sur son fusil d'assaut, miraculeusement intact, qu'il utilisait en guise de canne.
Sans prononcer un mot, « l'œil poché » se fraya un chemin à travers la foule des scientifiques médusés. Il s'engouffra dans le local de production, d'où on entendit aussitôt le bruit de meubles retournés, d'objets divers qui tombaient et de verre qui tintait. Il en émergea avec une bouteille d'au moins un litre à la main. Il l'ouvrit sur-le-champ, but avidement plusieurs gorgées puis la tendit à son compagnon :
- Tiens, bois un coup, Pierre ! Tu en as besoin !
Ivanov, pour qui il devint clair que "l'œil" était Aurélien et "patte folle" Pierre, quelque peu soulagé de savoir avec certitude qui était qui, s'écria :
- C'est de l'alcool à 70°, Pierre ! Ne buvez pas cette horreur, nous avons du champagne pour fêter votre réussite ! Car c'est bien un succès, n'est-ce pas ?
- Un succès tel que, franchement, le champagne ne suffirait pas, maugréa Pierre. Il leva la bouteille en salutation moqueuse et ajouta avant de prendre une bonne rasade : À notre valeureux et génial inventeur !
Professeur Ivanov, ayant oublié sa morgue et son mépris pour l'entourage, tout à son émoi de voir la concrétisation de ses recherches, attrapa le coude d'Aurélien. Il tenta de le bouger, sans toutefois parvenir à faire chavirer cette masse, et questionna :
- Racontez, alors, avez-vous visité la Russie, vu le Tsar, son fils ou au moins son palais ? Entendu les rumeurs, peut-être ?
Son interlocuteur se dégagea sans peine. En réponse à toutes les questions, il ne faisait que secouer la tête. À chaque négation, le professeur perdait de sa superbe. Il semblait même se rapetisser un peu.
- Dites, enfin, quelque chose, murmura-t-il.
Aurélien, vif comme un cobra, se tourna vers le professeur, l'attrapa par le col de la blouse et le secoua vigoureusement.
- Ah, tu veux que je te dise quelque chose, génie de mes deux ! Alors je te dirai, peut-être même poliment, que tu t'es planté en beauté ! À moins qu'en Russie du XVIe siècle, n'aient existé des animaux qui parlent, des maisons sur des pattes de poulet, dont on ne peut s’approcher sans laisser la moitié d’une jambe dans les herbes acérées, des jeunes sorcières à qui on ne peut pas pincer les fesses sans risque pour le visage, et des vieilles sorcières capables de nouer les canons comme de simples cordages. Et enfin, pour ta gouverne, sache que personne n'y avait jamais entendu parler du Tsar Ivan, terrible ou pas !
Ivanov s’arracha de l'emprise d'Aurélien, dépliant ses doigts un à un avec une grande difficulté, comme si les mains de ce dernier se terminaient par des serres acérées plutôt que par des ongles ordinaires. Il s'enquit alors d'une voix atone :
- Qui donc est à la tête du pays ?
- L'ensemble du territoire est sous la gouverne d'un certain Etik, également connu sous le nom de Koschey (3) !
Le professeur chancela et s'affaissa au sol s'asseyant à côté du tabouret qui se trouvait pourtant à portée de main.
***
Dans le bureau personnel du Professeur Ivanov, dont la porte s'ornait d'une plaque ostentatoire « Professeur ès Sciences Ivanov » et qu'il surnommait affectueusement « Ma Tanière », deux personnes se faisaient face. Bien qu'elles s'exprimassent à voix basse, presque en murmurant, la tension qui imprégnait l'atmosphère n'en devenait que plus tangible.
Ivanov et Dubois se penchaient l'un vers l'autre par-dessus la table de travail. Ils étaient presque nez à nez, et Dubois chuchotait en postillonnant dans le visage blême de son interlocuteur :
- Vingt-septième Royaume ! Koschey l'Immortel ! Baba Yaga ! Penses-tu réellement que c'est pour cela que nous bénéficions d'un financement si généreux ? Pour que tu rendes des visites nostalgiques aux héros des contes de ton enfance ? Et nos investisseurs ! Tu te rends seulement compte de ce qu'ils vont nous faire ?
Le Professeur le repoussa, s'essuya le visage et prononça très doucement, presque inaudiblement mais avec une fermeté inattendue pour ce personnage :
- Hystérique ! Arrête de me postillonner dessus ! Je sais parfaitement ce qui est attendu par nos "mécènes", qui ne sont pas des enfants de cœur, loin s'en faut ! Mais, comme tu l'as si bien dit, Koschey est immortel. Je suis persuadé que la recette de la vie éternelle vaudra plus à leurs yeux que tout le pétrole et tous les métaux rares qu'ils auraient pu extraire dans le Néolithique !
- Et comment comptes-tu obtenir cette recette ? persifla Dubois, se calmant soudainement et se laissant aller contre le dossier de son fauteuil. Tu as vraiment la naïveté de croire que Koschey accourrait pour la communiquer au Grand et Illustre Professeur Ivanov au premier claquement de doigts ?
- Claquer des doigts ? Dans quel but ? Nous allons, tout bonnement, enlever Koschey ! Et nous réclamerons cette recette comme rançon !
Dubois le contempla avec incrédulité, passa une main dans sa chevelure désordonnée et s'exprima avec une pointe d'admiration :
- Nous allons donc kidnapper Koschey, ce puissant sorcier maléfique millénaire ? Directement depuis le Vingt-septième royaume, issu d'un conte de ton enfance ? Je ne saurais dire si tu es un génie ou un cinglé. Mais, je suis convaincu que tu es suffisamment fou pour tenter l'aventure !
***
Quelque part dans le Vingt-Septième royaume.(4)
Un ménestrel aurait pu entamer sa narration ainsi : Le vaillant Jeannot, dont la naïveté juvénile s'était estompée comme la brume matinale sous le soleil d'été, s'adonnait à l'art ancestral du tir à l'arc avec une ardeur remarquable. Cette action héroïque se déroulait dans une clairière baignée de lumière dorée, entourée de framboisiers luxuriants dont les branches ployaient sous le poids de fruits écarlates, les plus exquis de toute la contrée. Jeannot en avait cueilli une pleine corbeille, destinée à sa bien-aimée Vassilissa.
Ce tableau idyllique aurait été digne d’un conte de fées ou d’une ballade épique, s'il était fidèle à la réalité. Mais la réalité fut toute autre.
Alors reprenons :
Jeannot, pas du tout Benêt et même plus rusé qu'il n'y paraissait, prétexta une séance de tir à l'arc pour s'éclipser discrètement du château de Koschey et sécher les cours des sciences magiques.
Il se remplissait à présent la panse des framboises les plus exquises de la région, tout en veillant à en réserver quelques-unes, une dizaine tout au plus, pour Vassilissa. Son arc reposait, délaissé, au pied d'un arbre. Le soleil caressait agréablement son dos, ses papilles frétillaient de plaisir à chaque fruit savouré, et son attention se concentrait entièrement sur les arbustes, soucieux de ne manquer aucune baie. Ainsi absorbé, il ne remarqua pas immédiatement que sa paisible et gourmande solitude venait d'être interrompue par l'arrivée de personnages pour le moins étranges.
Une trentaine de bonhommes, à la stature de colosses, des vraies armoires à grâce, firent irruption dans la journée radieuse de Jeannot. Ils arboraient une tenue singulière : des cottes de mailles sur des treillis camouflage, des casques de motards et de solides chaussures en cuir à semelles épaisses. Chacun était équipé d'un paquetage complet de fantassin et d'un armement disparate, où hallebardes et épées côtoyaient paisiblement fusils semi-automatiques et boucliers en Kevlar.
Ils encerclèrent Jeannot, qui ne paraissait aucunement intimidé. Il promena son regard de l'un à l'autre, puis émit un léger sifflement avant de déclamer :
De la vague alors émergent,
Flamboyant comme un brasier
Les trente-trois chevaliers. (5)
Puis, il s'enquit avec un air de connaisseur, sa curiosité habilement dissimulée sous une apparente indifférence, comme si l'arrivée d'une unité de soldats lourdement armés était un événement des plus ordinaires :
- Spetsnaz ? (6)
- Légion étrangère, si cela te dit quelque chose, répliqua celui qui était vraisemblablement le plus gradé de groupe.
Jeannot siffla à nouveau, cette fois avec l'admiration :
- La Légion ! Waouh ! La France !
Un des militaires railla :
- Que de connaissances pour un péquenot !
Notre « Plus un Benêt » se redressa. Il se hissa presque sur la pointe des pieds pour gagner quelques centimètres et déclara fièrement :
- Je ne suis point un simple paysan, mais un redoutable sorcier Koschey !
Son intuition, qui s'exprimait invariablement avec la voix de Vassilissa, gémit : « Imbécile ! Ton mentor va te réduire en charpie pour cette imposture ! »
Le meneur apparent du groupe souleva la visière de son casque, dévoilant un visage austère à la barbe naissante. Il esquissa un rictus glacial et prédateur qui n'atteignit pas ses yeux d'un bleu délavé, aussi froids que des cristaux de glace, avant de déclarer d'une voix profonde :
- Koschey ? Quelle aubaine, les gars ! Le premier qu'on croise dans ce pays étranger et étrange est justement celui qu'on cherche !
Jeannot, assailli par les cris alarmés de son intuition : « Sauve-toi, idiot, empoté, andouille ! Fuis ! », oubliant dans la panique qu’il était un sorcier, scruta la clairière à la recherche de son arc, qui d'ailleurs ne faisait guère le poids contre les AK-47. Ne le trouvant point, il recula précipitamment, mais manifestement pas assez vite.
« L'armoire en chef » le saisit fermement par la chevelure pour plus de sûreté, pressa un imposant bouton écarlate qui ornait son bouclier, et le monde vacilla, tournoya, puis un entonnoir ténébreux se forma autour d'eux et le tourbillon noir les emporta vers un ailleurs inconcevable.
***
La machine à explorer le temps frémit soudainement, exhalant une vapeur rosée et dense. Les bougies qui l'entouraient s'embrasèrent simultanément, leurs flammes s'élançant vers la voûte imposante de la salle, évoquant la nef d'une cathédrale, qui abritait l'engin. Les écrans parsemant l'appareil s'illuminèrent à l'unisson, miroitèrent d'un éclat verdâtre, puis s'éteignirent abruptement.
La brume se dissipa progressivement, dévoilant une scène des plus absurdes. L'unité d'élite de la Légion étrangère, dont l'intervention avait été obtenue par le Laboratoire n°3 au terme d'âpres négociations et justifications, se pressait autour de son commandant. Ce dernier maintenait fermement par la chevelure un jeune homme d'une vingtaine d'années, vêtu d'un accoutrement qui évoquait les collections d'un musée ethnologique russe.
Ivanov s’avança. Il avait perdu beaucoup de sa superbe lors des entretiens avec les investisseurs, où il s'était efforcé, non sans difficulté, de les convaincre de l'intérêt de poursuivre le projet. Il avait dû les assurer que l'adage « pas de bonhomme, pas de problème » ne s'appliquait pas à lui, promettant qu'à l'avenir, aucun obstacle ne se dresserait sur leur route.
Il s'approcha, donc, avec prudence, nouvellement acquise, du groupe et observa, non sans une certaine dose de scepticisme, leur prise qui, loin de se débattre ou de paraître impressionnée, examinait la machine avec une curiosité manifeste.
- Mission accomplie, rapporta celui qui maintenait le captif nullement intimidé par son enlèvement. Il orienta son prisonnier vers Ivanov, afin que ce dernier puisse l'examiner plus attentivement.
Le Professeur contourna le présumé sorcier et s'enquit avec circonspection :
- Vous prétendez que ce jeunot, ce gamin à peine sorti de l'adolescence, est Koschey ? Un sorcier millénaire ?
Le légionnaire lâcha sa proie, la projeta violemment vers son interlocuteur et serina entre les dents :
- Cet individu correspond à la description sommaire que vous m'avez communiquée : un homme de type caucasien, vêtu avec opulence à la mode russe folklorique, répondant au nom de Koschey et se trouvant dans l'enceinte ou à proximité immédiate du château situé au cœur d'une forêt quasi impénétrable. C'était là l'intégralité des informations fournies, sans précision quant à son âge ou signes distinctifs. Qui plus est, nul ne nous avait avertis qu'il s'agissait d'un sorcier, ce qui accroît considérablement les risques et requiert une préparation toute différente de l'opération. Vous pouvez vous estimer chanceux, "crâne d'œuf", que tout se soit déroulé sans encombre. Dans le cas contraire, vous auriez payé au prix fort cette omission !
Puis il assena une tape vigoureuse sur l'épaule du Koschey autoproclamé et lui intima :
- Parle ! Tu es bien Koschey et sorcier ?
Jeannot, car c'était bien lui, inclina la tête pour dissimuler la malice et l'amusement qui brillaient dans son regard. Il fit pivoter le bout de sa bottine sur le sol, comme s'il tentait de creuser un trou dans le béton qui le recouvrait, puis confessa dans un soupir :
- Je suis effectivement un sorcier...
- Et ? le pressa Ivanov avec une impatience fébrile.
Jeannot soupira encore plus lourdement et profondément et avoua :
- Non, je ne suis pas Koschey, je suis son élève préféré.
« Évidemment préféré, car seul et unique », persifla sa raison au fond de sa conscience, toujours avec la voix de Vassilissa.
- Tu as affirmé être Koschey, tonna son kidnappeur.
Le jeune enchanteur mobilisa tout son talent d'acteur, fruit de sa formation à l'école du Cirque. Il se précipita et se jeta au cou de Dubois, qu'il estima le plus à même de servir ses desseins, et s'exclama en versant des larmes de crocodile, dont il aspergea copieusement la chemise immaculée de ce dernier :
- Protégez-moi de ce rustre, de ce soudard ! Il m'a saisi, invectivé, brutalisé, ce butor de troufion n'a rien compris ! Rien écouté, hop, par les cheveux et me voilà ici ! Je veux rentrer chez moi ! Mon mentor sera furieux !
Il se moucha dans la chemise longanime de Dubois et continua vindicativement :
- Et ceux qui provoquent son courroux ont une vie courte et malheureuse ! Mon prof a une mémoire défaillante. Il se venge d'une offense, l'oublie, puis se venge encore ! D'ailleurs il ne va pas tarder, j'ai déjà envoyé un SOS !
Ivanov, ayant recouvré sa contenance, déclara d'un ton condescendant :
- Rien n'atteste de tes prétendus pouvoirs de sorcier ni de ton statut d'apprenti de l'immortel Koschey. Tu n'as fait montre d'aucune aptitude magique ! Fais donc voir l'étendue de tes talents !
Jeannot humecta son index et le leva, comme pour évaluer la direction du vent et déclara avec emphase, sous les gémissements de sa Vassilissa interne « C'est quoi encore cette crétinerie ? » :
- Le fond magique de cet endroit est trop faible, je ne pourrais montrer grand-chose !
Il pivota ensuite trois fois sur lui-même et exécuta l'unique transformation qu'il avait jusqu'alors réussi à maîtriser : son visage se métamorphosa brièvement en une gueule de loup.
- C'est tout ce que tu sais faire ? questionna Ivanov, qui cette démonstration laissa de glace.
- Je ne peux rien de plus ici ! « Et en d'autres endroits, également ! »ajouta sarcastiquement sa conscience.
Ivanov, réfléchit un instant pour intégrer les nouvelles données, remplit ses poumons d'air, adopta une posture qui, selon sa conception, incarnait au mieux un leader idéologique : la tête légèrement inclinée vers l'arrière, le regard perdu dans le lointain, les bras tendus vers l'horizon, comme pour embrasser l'univers entier, et pontifia :
- Malgré les obstacles que le sort impitoyable sème sur notre route, nous mènerons à bien notre noble quête ! Nous arracherons le secret de l'immortalité ! Koschey lui-même nous le cédera en échange de la vie de son modeste disciple. Car pour les audacieux, pour les intrépides...
- Une remise substantielle sur les cercueils, l'interrompit une voix sardonique, qui semblait émerger du néant, suivie de l'apparition d'un nouveau protagoniste incarnant à la perfection l'image d'un sorcier redoutable.
Cet avènement ne passa pas inaperçu, suscitant des réactions variées : les légionnaires se rassemblèrent promptement autour de leur commandant, accompagnés du son caractéristique des détentes des fusils-mitrailleurs, les scientifiques, en proie à une agitation palpable, se précipitèrent de manière désordonnée vers la salle des prévisions. Quant à Dubois, il opta pour un repli tactique en direction du téléphone, dans l'intention manifeste d'informer les autorités compétentes.
- Mentor ! Vous voilà déjà ! s'écria Jeannot, visiblement ravi.
- Est-ce là ce que tu nommes « s'exercer au tir à l'arc » ? s'enquit Koschey en désignant d'un mouvement de tête les personnes alentour, tout en haussant un sourcil interrogateur.
Puis il scruta plus attentivement la scène qui se déroulait devant lui, en plissant les yeux avec contrariété manifeste avant de déclarer :
- Ces larves sont d'une agitation horrible et font un vacarme insupportable !
Le sorcier nouveau venu, leva la main avec nonchalance et lança :
- Silence ! Stop !
Le laboratoire se figea dans un mutisme absolu, frappé par un sortilège puissant. Chaque protagoniste s'immobilisa en pleine action, et heureux était celui dont les deux pieds reposaient à ce moment au sol. Certains se trouvèrent pétrifiés en équilibre sur une jambe, d'autres les bras levés, les soldats les doigts crispés sur leurs mitraillettes, Ivanov les mains ouvertes vers l'univers, si impitoyable envers les scientifiques, et Dubois l'écouteur du téléphone collé contre l’oreille.
Avec une satisfaction manifeste Koschey s'exprima :
- Voilà qui est mieux. À présent, j'aimerais connaître ma localisation. J'ai suivi le lien Professeur-étudiant qui s'est soudainement tendu, m'alertant que ce dernier, par vanité et imprudence excessive - impardonnable pour mon disciple - s'était à nouveau fourré dans des problèmes nécessitant mon intervention.
Jeannot ouvrit la bouche pour se justifier, mais fut arrêté par un chuchotement furieux :
- Tais-toi, on discutera de ta conduite au château !
Le puissant magicien se tourna vers Ivanov, esquissa un sourire malicieux, saugrenu sur son visage squelettique, lui pinça légèrement la joue, et murmura d'une voix suave :
- Alors, mignonne, où est ce que je me trouve ? Parle, j'autorise !
Le Professeur, semblant émerger d'une profonde torpeur, cligna des yeux embués et s'exprima comme s’il était sous emprise de l'hypnose :
- Laboratoire N°3, 7, boulevard Ney, Paris XVIIIe, France, Europe, Terre, Système Solaire, Bras d'Orion, Voie Lactée...
- C’est suffisant, ma Beauté, l'interrompit Koschey. Ah, Paris ! Je me souviens, comme si c’était hier ! Il y a une dizaine d'années...
Il prit un air rêveur et fredonna avec nostalgie :
À Paris
Quand un amour fleurit
Ça fait pendant des semaines
Deux cœurs qui se sourient
Tout ça parce qu'ils s'aiment
À Paris ! (7)
Koschey demeura pensif un moment, puis son regard retrouva sa vivacité coutumière et il conclut :
- Jeannot, d'après ce que j'ai pu saisir à mon arrivée, ces âmes crédules, qui s'accrochent encore aux contes de fées, ont l'intention de me faire « chanter » ! Chanter, c’est fait ! La ritournelle, comme tu l'as entendu, je viens de la pousser, grand bien leurs fasse. Le secret de l'immortalité, ils ne le verront pas plus que leurs propres oreilles sans miroir. Et puisque nous nous sommes retrouvés à Paris sur l'invitation peu courtoise de ces « grenouilles », nous allons faire un peu de tourisme.
- La tour Eiffel, le Louvre, la Joconde, Notre-Dame ! s'écria joyeusement Jeannot.
- Le Lido, les Folies Bergère, le Moulin Rouge, le Crazy Horse, rectifia Koschey en se dirigeant vers la sortie.
Jeannot le suivit et demanda :
- Le Quartier Latin, Montmartre ?
- Pigalle, le Bois de Boulogne...
Le sorcier s'arrêta brusquement :
- Ah oui, j'ai presque oublié...
D'un geste tranchant de la main, il rompit le sortilège. Aussitôt, l'assemblée s'anima : les pieds en suspens retrouvèrent le sol, les bras figés s'abaissèrent. Dubois, bouillonnant de frustration, fit tourner le cadran téléphonique d'un mouvement rageur, tandis qu'Ivanov s'ébroua vigoureusement, tel un chien mouillé. Pourtant, nul n'osa s'opposer au départ des deux visiteurs, venus d'un ailleurs que l'esprit peinait à concevoir.
Koschey pointa son bras vers la Machine à explorer le Temps. Il mima le geste de pianoter sur un clavier invisible. La Machine scintilla un instant. Le magicien exhala, satisfait :
- C'est parfait maintenant. L'engin permettra de voyager dans le temps et vers les univers parallèles. Seul le Vingt-septième royaume restera fermé. Pour y accéder, il faudrait connaître le mot de passe !
Ivanov, dont la prudence n'était guère la qualité première, interpella l'Immortel et son disciple alors qu'ils s'apprêtaient à quitter les lieux :
- Qu'en est-il de ce fameux Sésame ?
Koschey pivota, dévoilant un sourire aux dents acérées comme celles d'un squale, et lui adressa un baiser aérien :
- Pour toi tout ce que tu veux, ma charmante ! Attrape !
Ensuite, il saisit la main de Jeannot et les deux sorciers s'évanouirent sans le moindre effet spectaculaire.
Quant au baiser, il se matérialisa sous la forme d’un oiseau puis se métamorphosa successivement, en cœur, puis en lèvres émettant de sonores « smacks », avant de se muer en un bout de papier plié.
Ivanov, en hurlant avec l’exaspération dans le vide : « Je ne suis ni mignonne, ni beauté, ni charmante ! Je ne suis pas une fille ! », s’empara du document, le déplia rapidement et lut ce message avant que la feuille ne se désintègre :
Password : Il était une fois.
FIN
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- Sloboda d'Alexandrov. Date : 16/11/1581 - Le lieu et le jour présumé où Ivan le Terrible aurait tué son fils.
- 21 janvier 1793 - Exécution de Louis XVI
- Koschey immortel - méchant sorcier dans le folklore salve.
- Vingt-Septième royaume (tridevyatoe tsarstvo) - une expression très utilisée dans le folklore russe, signifie un royaume lointain, ou littéralement plus loin que "trois fois neuf terres".
- Ici Jeannot cite un extrait d'une œuvre de Pouchkine "Conte du roi Saltan" (1831) traduction de Satho Tchimichkian.
- Spetsnaz - Le Corps d'élite de l'armée russe chargé de missions et opérations spéciales.
- Ici Koschey fredonne "À Paris" de Francis Lemarque (1932)