Il était une fois 2
Chapitre 1 : Il était une fois 2
5210 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour il y a 3 mois
Cette fanfiction participe en seconde chance au défi « Promenons-nous dans les bois » de novembre 2019.
Ce récit, comme son titre le suggère, est une continuation de l'histoire intitulée « Il était une fois ». Pour Theblueone. La fin de la première partie t’avait laissé sur ta faim, en voici la suite.
La lecture du premier volet n'est pas nécessaire pour comprendre l'histoire. Bien que cela me fasse plaisir. Il suffit de savoir que Vassilissa et Jeannot, deux bacheliers russes des années quatre-vingt, se retrouvent propulsés dans le Vingt-Septième royaume, grâce à un livre ensorcelé qui leur sert de portail. Ce monde féerique les accueille pour leur formation en magie.
***
Il était une fois dans le Vingt-Septième royaume (1).
Assise près de la fenêtre dans l'isba de Baba Yaga (2), Vassilissa contemplait avec déception et colère l'assiette en argent (3) posée sur la table devant elle, résistant difficilement à la tentation de la jeter à travers la pièce. Cet obstiné artefact ne lui montrait avec entêtement, digne d'un meilleur usage, que le Vingt-Septième royaume et rien de plus.
Mais pourquoi notre héroïne s'acharnait-elle avec tant d'insistance sur le malheureux objet ? Pour le découvrir, il faudrait remonter quelque peu dans le temps.
***
Deux semaines plus tôt.
Dans la demeure de Yaga, une quiétude apaisante régnait. Près de la fenêtre, Vassilissa s'affairait à trier des herbes médicinales, le chat Basile (4), son presque homonyme, installé sur les genoux. Baba, près de la cheminée, remuait avec soin le contenu de la grande marmite, d'où s'échappait une odeur alléchante de ragoût. Une après-midi paisible et presque familiale.
Des coups retentirent soudainement à la porte, les faisant sursauter. Puis l’huis s'ouvrit grand, claquant contre le mur pour laisser entrer un énorme gaillard, presque une montagne d'homme, avec une cotte de mailles tendue sur de larges épaules, un ventre proéminent serré d'une ceinture à laquelle étaient suspendus, d'un côté, une énorme matraque qui semblait lourde rien qu'à la voir, et de l'autre, une épée rongée par la rouille. Toute cette magnificence était couronnée par une petite tête emprisonnée dans une sorte de heaume, rappelant par bien des côtés un bol, d'où s'échappaient quelques mèches blondes. Un nez en forme de pomme de terre ornait son visage barbu, le tout surmonté des yeux bleus aussi innocents que ceux d’un nouveau-né.
L'individu, après avoir franchi le seuil, en prenant soin de ne pas heurter le chambranle, se tourna vers Vassilissa, la salua en s'inclinant si profondément que les doigts de sa main droite effleurèrent le sol, et prononça :
- Bien le bonjour à toi, belle fille.
Puis se tourna vers Yaga et répéta la même manœuvre :
- Bien le bonjour à toi, grand-mère.
Dans le tintement funeste des tasses sur la table, signe évident de l'irritation grandissante de la sorcière, qui n'aimait pas qu'on lui rappelât son âge, elles lui répondirent toutes les deux :
- Et à toi aussi, le Brave, bien le bonjour.
Puis Yaga s’enquit :
- Quel bon vent t'amène, mon gars ?
Le colosse s'inclina à nouveau, tandis que le tremblement des couverts s'intensifiait :
- Je viens te voir, Grand-mère, pour que tu me fasses devenir un homme !
- Moi ?
La stupéfaction de cette dernière devint presque tangible.
- Oui ! Hier, mon père m'a dit : « Élie, tu es resté à la maison durant trente-trois ans, dont la majeure partie passée au lit. C'en est assez ! Il est grand temps pour toi de devenir un homme, pars à la recherche de ta destinée ! » (5) Alors j'ai enfilé ma cotte de mailles, mis mon morion, pris mon glaive et mon bâton et j'ai quitté la maison !
Le visiteur effleura de bouts des doigts chacun des objets énumérés.
- Je saisis maintenant, ton père t'a demandé de trouver une prouesse à accomplir et pas ce que j’ai cru comprendre.., enfin, peu importe ! Et tu as immédiatement pensé à moi...
Le bonhomme enleva le récipient, qui lui servait de casque, s'épongea le front et soupira :
- En fait, non. Tout d'abord, je me suis rendu dans la caverne du dragon tricéphale. J'ai crié : « Monstre, sors de ton repaire ! Ta fin est à ta porte ! Sors pour que je t’embroche sur mon dard ! ».
L’énergumène tapota fièrement le pommeau de l’épée.
- Mais ce pleutre n’a même pas mis le bout d’aucun de ses trois nez dehors. Ce lézard surnourri a eu trop peur, et moi je ne lui ai même pas montré mon gros gourdin ! Et maintenant je ne sais plus quoi faire, j'ai besoin d'un conseil !
Vassilissa lâcha le chat, qui s'écrasa au sol avec un miaulement indigné, et plaqua les mains sur sa bouche pour étouffer le ricanement.
Yaga quant à elle resta de marbre, ce que ce calme lui coûta, on ne le saurait jamais, et répondit :
- Mon Brave, deux options s'offrent à toi. Tu peux aller chez Etik Immortel (Koschei pour les intimes) (6), lui répéter le même discours qu'au dragon et peut-être acceptera-t-il de contempler ta grosse massue et d’être embroché sur ton dard, ou rentrer à la maison et dire à ton paternel, que tu as effrayé le Tricéphale et c'est en soi un exploit digne d'un héros légendaire !
Dès que ce personnage insolite quitta la maison, les deux Yagas, véritables sorcières à l'humour noir et l'esprit mal tourné, la jeune et la v... l’ex-jeune, éclatèrent d’un rire tonitruant.
Il leur fallut quelques instants pour recouvrer le calme, essuyer les larmes et arrêter de pouffer. Yaga laissa échapper un ultime gloussement avant de déclarer :
- Quel nigaud, encore plus benêt que ton Jeannot, surtout maintenant que Etik l'a quelque peu dégrossi. Néanmoins, ce bêtassot de gourdiflot m'a inspiré une réflexion. Une simple association d'idées. Il est grand temps pour toi, Vassilissa, de maîtriser l'art de la clairvoyance !
Perplexe face au raisonnement de son mentor et ne saisissant guère le lien entre le balourd Elie et la faculté de clairvoyance, Vassilissa exhala un profond et lourd soupir. Depuis deux années, elle était l'arpette de cette sorcière, son quotidien se résumait à une incessante étude, rappelant étrangement le précepte « Apprendre, apprendre et encore apprendre » énoncé par « grand-père » Lénine (7) dans son essai « Le recul de la social-démocratie russe ».(8) La jeune fille se demandait parfois si Yaga n'avait pas elle-même puisé son inspiration dans cet ouvrage « intemporel ».
Les journées de Vassilissa étaient consacrées dans leur totalité à son développement personnel, à l'acquisition de nouvelles connaissances et à la pratique d'exercices variés de la sorcellerie. Même les promenades sylvestres se transformaient en leçons sur la biodiversité locale, ne lui laissant aucun répit véritable. Quant aux vacances, notre malheureuse apprentie en arts magiques n'en avait point bénéficié, étant ainsi privée depuis son arrivée dans le Vingt-septième royaume de toute visite à ses parents.
Même Jeannot, qui était élève du redoutable Etik, s'était rendu à deux reprises à Moscou. Une fois accompagné de son cicérone et une autre fois tout seul. Etik était d'ailleurs revenu enchanté de leur voyage, les bras chargés de gadgets technologiques tels qu'un magnétophone à cassettes et un baladeur. Désormais, en passant devant son château, on pouvait souvent entendre s'échapper par les fenêtres les aires de « Starmania » et de « Jesus Christ Superstar »(9).
- Ne soupire pas comme une grosse vache ! lui adjoignit Yaga.
Un souffle magique balaya la pièce hérissant et faisant crépiter d’électricité statique les cheveux des interlocutrices. Un verre se brisa sur la table. Tous ces phénomènes étaient des manifestations surnaturelles de la contrariété naturelle de Vassilissa, profondément offensée d'être qualifiée de grosse, d'autant plus que cette description ne correspondait plus à la réalité depuis fort longtemps. Yaga réajusta sa coiffure et continua :
- Donc, je disais qu'il était temps pour toi de développer la clairvoyance. Je vais emprunter à Etik son artefact de vision lointaine, pomme d'or sur une assiette d'argent. Quant à toi, tu t’exerceras à observer là-dedans d'abord les alentours, puis l'ensemble de notre contrée, et enfin, tu tenteras d'apercevoir tes proches dans le Bourg-capitale Moscovite.
- La ville de Moscou...murmura à peine audible Vassilissa.
Les vitres dans toute la maisonnette volèrent en éclats, l’air sentit l’ozone, comme après un orage, et Yaga hurla :
- Ne me coupe pas la parole ! puis elle poursuivit calmement : Lorsque tu parviendras à percevoir tes parents à travers l'artefact aussi distinctement que le Grand Loup Gris dans notre forêt, je t'autoriserai à leur rendre visite. N'est-ce pas là une excellente motivation ? De plus, en gentille méchante sorcière, je demanderai que l'objet nous soit livré par ton copain Jeannot, tu te plaignais de ne pas le voir bien souvent.
***
Depuis une quinzaine de jours, Vassilissa s'efforçait de maîtriser cet artefact capricieux, gracieusement prêté par le sorcier maléfique. Cet objet, obstinément rebelle, ne lui révélait que ce qu'elle ne désirait point contempler : le Grand Loup Gris, la vaste forêt, l'étang paisible et les bourgades environnantes. Jamais elle ne parvint à apercevoir ses parents ou ses amis laissés dans la lointaine Moscou, ni même Jeannot, pourtant si proche dans le château de Etik.
Elle déploya tous les stratagèmes envisageables : modifia le sens de rotation de la pomme et expérimenta une multitude de formules magiques, y compris les plus improbables. Elle tenta même de citer Pouchkine en récitant un extrait d'Eugène Onéguine : « Jadis, j'y flânais jour et nuit : Mais le climat du nord me nuit »(10), persuadée que l'œuvre d'un grand poète ne saurait entraver sa quête. Puis, elle essaya Brassens avec « Les Copains d'abord », estimant que cela pourrait l'aider à visualiser Jeannot.
Brassens, avec « Ses fluctuat nec mergitur »(11) pour incantation, se révéla véritablement prodigieux, car elle découvrit dans l'assiette Jeannot, malheureusement, pas son Benêt, mais celui qu'elle surnommait, pour les distinguer, Frérot, par chance pas le sien.
Si Benêt incarnait « le châtiment » personnel de Vassilissa, Frérot représentait « le fléau ambulant » de toute l'école, voire du quartier tout entier.
Pourtant, ce garçonnet d'une dizaine d'années avait l'apparence d'un véritable chérubin : des cheveux châtains très clair délicatement ondulés, le petit nez mutin parsemé de taches de rousseur, et les yeux verts soulignés de longs cils. Son regard était si candide qu'on aurait été tenté soit de « lui donner le bon Dieu sans confession », soit de l'envoyer directement en maison de redressement, tant cette innocence semblait suspecte et trop parfaite pour être honnête.
Les adultes renoncèrent à inventorier ses méfaits, qu'ils fussent petits ou grands. Un chien avec une boîte de conserve attaché à sa queue, un graffiti sur le mur de la maison, une cigarette fumée dans les toilettes de l'école, une bière passée en contrebande pour un lycéen, un œil au beurre noir, les devoirs non rendus et les cours séchés ; tous ces actes portaient indéniablement la signature de Jeannot. Sa tentative la plus audacieuse, fort heureusement avortée, fut la construction d'une fusée spatiale en carton et en canettes de Pepsi vides pour envoyer en orbite le chat des voisins. Les conséquences de ce coup de maître furent : un début d'incendie dans l'enceinte scolaire, les mains de l'aspirant « chercheur en astronautique appliquée » lacérées et ensanglantées, ainsi que l'animal terrorisé qui se réfugia sous le divan pendant une semaine entière.
À ses côtés, comme à l'accoutumée, se tenait sa sœur Hélène, son aînée de cinq ans, qui assumait la responsabilité de ce garnement lorsque leurs parents vaquaient à leurs occupations professionnelles. Vassilissa l'avait secrètement baptisé Sœurette et était convaincue que cette dernière, par sa patience et son abnégation à veiller sur ce petit chenapan, méritait d'être élevée au rang de sainte et arborer une auréole et des ailes.
Ce qui s'avéra véritablement surprenant, c'était que les enfants dont l'image se reflétait dans l'artefact ne semblaient nullement être dans leur appartement de trois pièces au cœur de Moscou, ni dans la cour de l'immeuble, ni à l'école, mais plutôt dans une forêt obscure. Le bois parut familier à Vassilissa, qui aurait pu jurer qu'il s'agissait de la pinède entourant la demeure de Yaga. De plus, le sentier emprunté par les deux mouflets était manifestement celui menant à l'étang, où Kikimora, l'esprit aquatique facétieux et malveillant, avait élu domicile.
Vassilissa observa avec une attention soutenue la scène qui se déroulait sous ses yeux, décelant progressivement des incohérences manifestes. La futaie dense appartenait sans conteste au Vingt-Septième royaume, comme en témoignaient les gigantesques champignons vénéneux et le pin tortueux, bien connu de la jeune magicienne. Cependant, les enfants semblaient avoir été épargnés par les métamorphoses qui affectaient habituellement tous les visiteurs de cette contrée féerique. Ils arboraient toujours la tenue caractéristique des écoliers moscovites des années quatre-vingt au lieu des vêtements folkloriques : un survêtement pour Frérot et un jean pour Sœurette. Cette situation, tout en étant énigmatique, ne présentait cependant aucune urgence, aussi Vassilissa, fidèle à l'esprit de Scarlett (12), la reine de la procrastination, choisit d’y réfléchir plus tard.
« Mais que font-ils ici ? » s'interrogea la sorcière débutante, alarmée. Si l'apparition inattendue de Sœurette n'était pas source d'inquiétude majeure, celle de Frérot, en revanche, constituait un véritable problème, susceptible de dégénérer rapidement et se muer en une calamité. Il fallait y remédier, et vite.
Elle examina méticuleusement tous les choix envisageables pour atteindre les gamins avant que la situation ne devienne critique, tant pour eux que pour les habitants des alentours, un déplacement à pied étant trop chronophage. Yaga avait emporté le mortier volant. Quant au balai, Vassilissa ne maîtrisait pas son utilisation et le considérait comme un moyen de transport désuet, indigne d'une sorcière moderne. Le tapis volant était en possession de Djinn, et le manque de temps ne permettait pas d'entamer des négociations qui s'annonçaient non seulement fastidieuses mais aussi interminables. Les bottes de sept lieues appartenant à Etik étaient également hors de portée, du moins dans l'immédiat.
La jeune fille tapota nerveusement la surface de l'assiette et s'exclama : « Quelle sotte je fais ! Qu'en est-il du Grand Loup ? »
Guidée par son intuition, Vassilissa fit nonchalamment rouler la pomme sur le plat et, sans une incantation, se fiant uniquement à sa perception extrasensorielle, elle intima : « Que le Loup Gris apparaisse sur-le-champ ». De façon surprenante, l’engin habituellement récalcitrant obéit instantanément, révélant non seulement l'image de l'animal, mais établissant également une communication vocale avec lui, conformément au souhait tacite de son utilisatrice.
- Loup, rendez-vous immédiatement à l'Isba de Yaga ! commanda-t-elle d'un ton ne souffrant pas la contradiction.
Puis, s’adressant à l'artefact, elle déclara autoritairement :
- Révèle-moi les agissements de Frérot et de Sœurette !
La surface brillante de plat se troubla un instant, puis montra un passage étroit serpentant entre les arbres séculaires, dont les ramures s'entremêlaient au-dessus des têtes des jeunes explorateurs, les enveloppant d'une pénombre dense et quelque peu menaçante. Jeannot, trottinait joyeusement en tête, sifflotant et donnant occasionnellement des coups de pied aux imposantes amanites tue-mouches qui bordaient le sentier. Ni Frérot, ni Sœurette ne remarquaient pas que la sente sur laquelle ils cheminaient se refermait après leur passage, ne laissant derrière eux qu'une forêt drue et sombre. Hélène suivait son petit frère de très mauvais gré, tentant en vain de lui faire entendre raison, sans réaliser que ce dernier en était complètement dépourvu.
- Jean ! Mais où vas-tu ainsi ! Je ne comprends pas pourquoi au lieu d'être dans la cour de notre immeuble, on se retrouve ici, dans cette sylve qui me donne franchement froid dans le dos ! Arrête-toi, il nous faut réfléchir calmement ! Jean, arrête-toi tout de suite, sinon je vais tout raconter à papa !
Elle fit une pause pour dégager sa tresse des toiles d'araignée et des brindilles, avant de s'élancer à la poursuite de Jeannot, qu'elle saisit par la manche afin d'interrompre sa course.
Le garçon légèrement déséquilibré par la traction, se retourna vers sa sœur et prononça en singeant outrancièrement le ton de cette dernière :
- Je vais le dire à papa, je vais me plaindre à maman ! Oh, la rapporteuse ! Une telle aventure ! Et tu veux tout gâcher ! Tu pleures, pourquoi on est ici, mais c'est clair comme de l'eau de roche ! Je suis un sorcier...BOUUUUH !
Le garçonnet pointa vers Hélène les doigts recourbés et continua sur un ton faussement lugubre :
- Je suis un horrible sorcier, j'ai dit « ABRACADABRA », « AM-STRAM-GRAM » et nous nous sommes retrouvés dans le pays des contes effrayants !
Il s'arracha à la prise assez môle de sa frangine, rit aux éclats et poursuivit sa ruée.
Vassilissa observa, impuissante, leur avancée et, dans un soupir résigné, les vit parvenir à l'étang encerclé d'arbres et de roseaux, demeure de Kikimora. Le garnement s'immobilisa, vacillant périlleusement sur une pierre en bordure de bassin, bientôt rejoint par son aînée, haletante, décoiffée mais invaincue, qui prit place sur un gros rocher avant d'interroger :
- Es-tu satisfait ? Quelle est la prochaine étape, ô « redoutable enchanteur » ? Il semblerait que notre chemin s'arrête ici. De plus, nous ne pouvons retourner sur nos pas, car la piste que nous avons empruntée s'est volatilisée, ajouta-t-elle en scrutant les alentours.
La sorcière novice, qui suivait leur périple par l'entremise de l'outil de la vision lointaine, tapa de pied d'impatience : « Mais où est-il, ce gros vaurien à fourrure ? songea-t-elle avec agacement. Il est grand temps pour moi d'intervenir ! »
***
Le Loup, qui arriva, somme toute, promptement, consentit avec réticence et en marmonnant : « Les touristes n'attendront pas... Tu entraves le cours des affaires... Le temps, c'est de l'argent », à transporter Vassilissa sur son dos jusqu'au petit lac, où elle vit une scène des plus insolites.
Dissimulée derrière les roseaux, Kikimora était la cible de l'affreux marmouset qui la visait avec son lance-pierre, en disant :
- Oh ! Quel laideron ! Quelle mocheté ! Tu vas voir ce que tu vas voir !
Sa sœur, courait autour de lui, en implorant d'une voix empreinte de désespoir :
- Jean, comment peux-tu agir ainsi ? C'est un être vivant, et peut-être même handicapé ! Et toi, tu tires dessus avec des pierres ! Quelle honte !
Kikimora, par toute son attitude, affichait une vulnérabilité feinte, tandis que ses yeux trahissaient une malice perfide. Elle acquiesçait de tête avec insistance, comme pour affirmer : « Oui, oui, je suis une malheureuse infirme, il est indigne de me traiter de la sorte ! »
Vassilissa, face à cette scène, tout en s'émerveillant de la bienséance angélique et à toute épreuve d'Hélène, se trouva dans l'embarras, ne sachant plus qui secourir en priorité.
Elle émit un léger toussotement afin d'attirer l'attention des personnes présentes, ce qui incita Hélène à se retourner tout en s'exclamant :
- Vassia ! Quelle joie de te voir ici ! Par contre, ta tenue ! Tu participais au tournage d'un film historique ? Mais quel soulagement, je croyais halluciner ou basculer dans un univers parallèle ! Mais si tu es là...
L’étudiante en science magique soupira et commença à distribuer les directives :
- Salut, les voisins ! Jeannot, range ton lance-pierre, Kikimora oust d'ici si tu ne veux pas d'ennuis avec Yaga, Hélène sèche tes larmes, il n'y a vraiment pas de quoi pleurer ! Suivez-moi, je vais vous conduire dans un endroit plus sûr, et en marchant on discutera.
- Mais il n'y a plus de route, balbutia Hélène
- Et ceci, c'est quoi, à ton avis, un mirage ? s'enquit Vassilissa en désignant le sentier qui, débutant à leurs pieds, traversait la forêt en ligne parfaitement droite, tel un trait de flèche. Trêve de bavardages, allons-y !
Elle s'engagea avec détermination sur le layon, plongée dans la pénombre, suivie de près par Frérot et Sœurette. Cette dernière continuait de marmonner doucement : « J'aurais pourtant juré que cette voie n'existait pas il y a à peine quelques instants. »
***
Qu'ils aient parcouru une courte ou une longue distance, cela leur sembla interminable. La pinède s'assombrissait et devenait de plus en plus inquiétante. Un silence pesant régnait, rompu uniquement par le bruit de leurs pas. Hélène se rapprocha instinctivement de leur guide, tandis que Jeannot saisit fermement sa main. Leur progression ralentissait. Frérot commença à geindre comme le font souvent les bambins épuisés. Vassilissa appelait ces lamentations, avec humour, le « triple F et un S ».
- J'ai faim ! J'ai froid ! Je suis fatigué ! J'ai soif !
Soudain, il s'arrêta net, désignant du doigt des empreintes d'animaux sur le sol meuble, jusqu'alors passées inaperçues. On y distinguait celles d'un loup, d'un chat, d'une biche, d'une chèvre et, chose surprenante, la trace de pas d'un petit être humanoïde. Toutes étaient remplies d'eau cristalline. Le garçonnet s'agenouilla près de celle laissée par la chèvre pour y étancher sa soif.
Sœurette, dans les meilleures traditions folkloriques le supplia en se tordant les mains :
- Ne bois pas, petit frère, tu te transformeras en chevreau ! (13)
Puis, rajouta avec incrédulité :
- Mais que ce que me prend de dire ça ? Nous ne sommes pas dans un conte stupide pourtant !
Vassilissa poussa un soupir, réalisant que le Vingt-Septième royaume commençait à transformer ses hôtes involontaires. Il devenait impératif d'agir vite pour les faire rentrer chez eux, avant qu’il ne soit trop tard.
Tandis qu'elle réfléchissait, les événements s'accélérèrent : Jeannot s'exclama « Alors, je vais boire dans l'empreinte humaine ! », puis ingurgita l'eau contenue dans la trace anthropomorphe. Il se métamorphosa instantanément en singe, grimpa agilement sur les épaules de sa sœur et s'agrippa à sa chevelure, lui arrachant une grimace de douleur. Enfin, il tendit sa petite main vers l'avant, leur enjoignant d'avancer.
- Cela ne le change pas tant que ça, murmura Vassilissa avant d'élever légèrement la voix : Hélène, tu dois certainement te rendre compte que tu n'es plus à Moscou. Raconte-moi donc comment vous êtes arrivés ici.
Sœurette haussa les épaules avec résignation et déclara :
- Il n'y a rien d'extraordinaire à rapporter. Nous étions dans la cour, Jean, fidèle à ses habitudes, se moquait des grands-mères assises sur les bancs près de notre résidence, les qualifiant de vieilles sorcières et leur adressant des grimaces. Soudain, l'une d'entre elles l'avait pointé de sa canne en rétorquant : « Tu ne crois pas si bien dire, mon mignon ». L'atmosphère autour de mon frère est devenue brumeuse, comme en pleine canicule. J'eus à peine le temps de saisir son bras avant que nous nous retrouvions subitement au cœur de la forêt.
- Je comprends mieux maintenant, ton frère a fâché une Yaga de ville ! Désolée de te décevoir mais vous êtes réellement dans un univers parallèle. Tu peux en « remercier » ton sacripant de frangin. J'espère que mon professeur pourra vous aider à rentrer chez vous ! Et heureusement on est arrivé chez elle, je crois !
Soulagée, Vassilissa distingua enfin la clairière où se dressait l'isba de Baba Yaga.
***
Yaga, providentiellement déjà de retour, examina avec intérêt l'assemblée disparate qui se présenta à son seuil : son apprentie, une jeune fille vêtue d'un jean et un petit primate arborant une tenue de sport.
- Bien, prononça-t-elle, Vassilissa, en te confiant l'artefact je ne m'attendais pas à un tel résultat.
Cependant, en hôtesse attentionnée, elle leur servit le thé accompagné de pâtisseries, écouta attentivement le récit de leurs péripéties, puis administra au singe une potion tout en maugréant : « J'aurais dû te laisser ainsi, cela t'aurait servi de leçon ». Cette décoction rendit au polisson son apparence humaine, après quoi elle s'adressa à Vassilissa :
- Il est temps pour toi de montrer tes compétences, c'est à toi de les faire revenir chez eux ! Et je t'autorise par la même occasion à rendre visite à tes parents, évidemment, si, comme je le crois, tu as maîtrisé l’assiette divinatoire et ton don de clairvoyance !
Vassilissa, ayant finalement saisi la méthode pour dompter le rebelle, fit tourner la pomme sur l'assiette et, puisant dans sa détermination intérieure, commanda d'un ton ferme et résolu :
- Montre-moi mon père et ma mère ! Vite si tu ne veux pas que je t'envoie en recyclage !
L'objet occulte tressait de crainte et fit apparaître dans ses profondeurs la famille de la petite sorcière. Yaga sourit, tendit à Vassilissa sa bague magique et dit avec affabilité :
- Alors, qu'attendez-vous, les mômes ? Allez-y ! Vassia, je t'accorde une semaine de vacances. Profites-en pleinement, mais n'oublie pas de revenir !
Vassilissa lança l'anneau devant elle, faisant apparaître une porte qui s'ouvrit sur son appartement moscovite. Elle s'y précipita, entraînant Frérot et Sœurette à sa suite.
EPILOGUE
Restée seule dans son isba, Yaga poussa un soupir, songeant que la semaine à venir allait lui paraître bien longue.
Alors pour passer le temps elle prit un livre, l’ouvrit au hasard et lut :
Il était une fois…
FIN
- Vingt-Septième royaume(tridevyatoe tsarstvo) - une expression très utilisée dans le folklore russe, signifie un royaume lointain, ou littéralement plus loin que "trois fois neuf terres".
- Baba Yaga - Méchante sorcière dans le folklore Russe.
- Assiette en argent et pomme - artefact de vision lointaine de folklore slave. En faisant tourner la pomme sur l'assiette, on était censé voir ce qui se passe au loin.
- Basile - équivalent français du prénom russe Vassili, est la forme masculine de prénom Vassilissa.
- Élie - la version française du prénom russe Ilya, qui est un personnage des récits épiques. Selon la légende, il fut paralysé et alité pendant 33 ans avant d'être miraculeusement guéri. Par la suite, il s'engagea dans une série d'exploits héroïques. On le retrouve notamment dans le conte "Histoire du glorieux Ilya Mouromets et du Brigand Rossignol", transcrit par Afanassiev.
- Etik Immortel (Koschei Bessmertny) - C’est un sorcier maléfique de folklore Slave.
- Lénine (Vladimir Ilitch Oulianov), - figure emblématique de la révolution russe de 1917, est ici désigné de manière ironique comme "grand-père". Cette appellation fait écho à la propagande soviétique qui présentait les écoliers comme "les petits-enfants" de Lénine, soulignant ainsi son influence durable sur les générations suivantes.
- Apprendre, apprendre et encore apprendre - cette citation extraite de l'œuvre de Lénine, entièrement détachée de son contexte originel, ornait les murs de l'ensemble des établissements scolaires.
- Starmania - opéra rock franco-québécois composé par Michel Berger (1979). Jesus Christ Superstar - opéra-rock américain, musique de Andrew Lloyd Webber (1971)
- "Jadis j'y flânais jour et nuit : Mais le climat de nord me nuit" - Extrait du premier chapitre d'"Eugène Onéguine" (1831) écrit par Pouchkine, traduit par A. Markowitz.
- "Fluctuat nec mergitur" : extrait de "Les copains d'abord", chanson de Georges Brassens (1965).
- Scarlett O'Hara - est le protagoniste du célèbre roman "Autant en emporte le vent", écrit par Margaret Mitchell et publié en 1936. Ici référence à la réplique célèbre de Scarlett : "Je penserai à cela demain, à Tara".
- Ne bois pas, petit frère, tu te transformeras en chevreau ! - L'héroïne évoque ici un conte russe intitulé : "Sœurette Alionushka et frérot Ivanouchka", qui narre l'histoire d'un jeune garçon désobéissant. Celui-ci, ignorant les avertissements de sa sœur, but de l'eau dans une empreinte de chèvre et se vit transformé en chevreau.